Entretien avec Jean-François Boutin

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Invité en janvier 2019 à l’UNIL dans le cadre du 31ème colloque de l’ADMEE-Europe, Jean-François Boutin est Professeur titulaire à l’Université du Québec à Rimouski (campus Lévis), spécialiste de la lecture/écriture en contexte numérique.

Voie Livres a saisi l’occasion de sa venue sur les bords du Léman pour lui poser quelques questions autour de l’enseignement de la littératie « multimodale ».

En tant que didacticien du français, vous faites de la recherche depuis dix ans dans le cadre de l’équipe Littératie Médiatique Multimodale (LMM). Pouvez-vous présenter les grandes lignes des apports de ce groupe de recherche ?

 

LMM est un groupe de recherche, devenu depuis 2016 une chaire de recherche. Au départ, trois didacticien.ne.s du français, Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et moi-même nous sommes réuni.e.s avec l’intuition initiale que ce qui importe dans la construction du sens de très nombreuses productions langagières rencontrées par les élèves n’est pas seulement les mots, mais aussi l’interaction de ces derniers avec tous les autres signes linguistiques. A titre personnel, ce qui m’animait alors était la constitution du sens à travers la diversité et la complémentarité des systèmes de signes. Nos balbutiements ont d’abord été attachés à des paradigmes traditionnels, comme la didactique de la littérature jeunesse ou la didactique de la lecture, voire les théories de la réception. Notamment par peur de développer un esprit de chapelle, une niche, nous avons rapidement ouvert les portes aux arts médiatiques, aux sciences humaines et à l’interdisciplinarité. Nous nous sommes ainsi penché.e.s sur les pratiques littéraciques multimodales, valables autant à l’école qu’en dehors.

Depuis dix ans, nous travaillons sur ce nous nommons « multimodalité », en nous inspirant d’une approche anglo-saxonne (les social semiotics démarrées dans les années 60 en Angleterre) et des approches francophones (notamment les travaux de Greimas, Barthes et Eco). Maintenant cette position intermédiaire et surtout médiatrice entre deux grandes traditions en recherche, nous avons publié deux ouvrages sur la question.

Le premier est un collectif paru en 2012, intitulé La littératie médiatique multimodale. De nouvelles approches en lecture-écriture à l'école et hors de l'école. Y sont présentés les fondements théorique, épistémologique et historique du paradigme multimodal.

Le deuxième, paru en 2017, a pour titre La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique. Outils conceptuels et didactiques. Cet ouvrage est directement centré sur la multimodalité spécifiquement numérique, qui a plus de peine à se faire une place au sein de l’univers scolaire. Ce qui est dommage quand on sait que les jeunes d’aujourd’hui sont très fervents de ce type de création. Pensons à la popularité de certaines pages youtube, de certains jeux vidéos, des réseaux sociaux : toutes ces formes sont multimodales et numériques. Elles font partie du quotidien des jeunes (et moins jeunes !).

Avec le groupe LMM, nous avons développé par ailleurs un référentiel de compétences, évolutif et accessible sur le site web du groupe LMM.  Le but serait de convaincre et d’influencer les instructions officielles pour faire entrer la multimodalité au cœur des programmes, notamment de français. Il nous semble que ce référentiel est la clé de voûte pour changer la prise en considération de la multimodalité, numérique compris, dans les plans d’études restés très en retrait sur ces questions, jusque-là, au Québec.

 

Vous avez aussi le souci de la formation, notamment continue, des enseignant·e·s. A votre avis, comment la recherche peut-elle nourrir le travail des enseignant·e·s, voire ouvrir à des espaces collaboratifs ? Que faut-il entendre par « recherche design » ?

 

La recherche design est une perspective méthodologique récente. Proche de la recherche collaborative, de la recherche développement et de la recherche action, elle réunit des chercheurs, des formateurs, des praticiens autour d’un problème rencontré par des enseignants. A grands traits, la démarche consiste à créer collectivement un dispositif d’enseignement, de le dessiner, de l’éprouver « sur le terrain », puis de revenir, après la mise à l’essai, et de débriefer pour voir ce qui fonctionne et ce qui doit être amélioré, en tenant compte bien sûr des résultats de la recherche et des théories scientifiques qui concernent la question. C’est par adaptations successives - itérations - et en alternant la théorie et la mise en pratique que se refaçonne et se renégocie le dispositif, à la façon d’un work in progress, potentiellement sans fin. L’idée est de pouvoir répondre à des besoins de terrain en perpétuelle évolution. Sur ce point, la recherche design est en mue constante, comme le métier d’enseignant, qui change lui aussi sans cesse.

Pour l’anecdote, rappelons-nous que c’est seulement en 2011 qu’apparaissait la tablette tactile… imaginons un seul instant ce qui adviendra en 2030, par exemple ! Outre sa souplesse, la recherche design est aussi un moyen de lutter contre l’obsolescence de diverses ressources d’enseignement ou le vieillissement parfois rapide de certains moyens d’enseignement.

Idéalement, une recherche design devrait être initiée par les enseignants eux-mêmes, selon une logique ascendante (dit bottom-up). Jusque-là, c’est plutôt l’inverse qui se produit au Québec, avec des didacticiens qui pilotent et accompagnent le projet. De l’autre côté de l’Atlantique, il existe aussi des communautés d’apprentissage professionnel, où se regroupent des collectifs d’enseignants, avec l’appui du ministère. Cette régulation bureaucratique ralentit toutefois la conduite des projets et peut freiner la spontanéité des demandes des enseignants, en raison d’une certaine lourdeur administrative. Au Québec, on réussit mieux à former de communautés d’apprentissages plutôt que des groupes de recherches.

 

Vous connaissez très bien la bd et le roman graphique. Auriez-vous quelques références à partager aux enseignant·e·s pour leur donner des idées, des envies ?

Il y a une référence qui me saute aux yeux, une référence suisse. Je pense que tout enseignant suisse devrait la lire un jour ; elle est facile d’accès. C’est une œuvre assez dense et complexe, à l’adresse des adolescents et des adultes : un roman graphique intitulé Pillules bleues, de Frederik Peeters, publié chez Atrabile en 2001, lauréat de nombreux prix. C’est un huis clos extraordinaire, entre deux personnages amoureux, dont l’un d’eux apprend qu’il est séropositif. C’est un roman autobiographique. Peeters s’inspire tout en nuance de son expérience. Au point de vue des illustrations, les codes ne sont pas bouleversés. Le contenu du récit suffit à embarquer et toucher son ou sa lecteur.trice.

Je pense aussi au travail du bédéiste Martin Vidberg, Le journal d’un remplaçant, publié chez Delcourt en 2007. Cette bd au style graphique naïf (on y trouve des « bonshommes patates ») ne vient pas non plus chercher forcément son lecteur via les illustrations. C’est à mon sens ce qu’est amené à vivre le personnage qui est le point fort de cet ouvrage, autobiographique lui aussi. Il narre une année d’enseignement dans un milieu très difficile en France, depuis la rentrée jusqu’aux vacances. On suit le parcours de l’enseignant, son évolution : pour les praticiens, ce peut être une mise en miroir très intéressante. Pour ma part, en supervision de stage, je fais lire cette bd à mes étudiants, avec pour consigne de questionner leur réalité à l’aune de l’album. Malgré l’océan qui nous sépare, les mêmes questions émergent… c’est un très beau traité de pédagogie !

Il se publie sinon 3500 titres par années, grosso modo, en bd francophone… Et tous les genres sont désormais présents en bd… Difficile dans ces conditions de choisir tel ou tel autre livre… Pour la fin du primaire, je conseillerais une œuvre que j’ai découverte récemment, qui s’appelle Le réseau Papillon, paru en 2018, en deux tomes chez le jeune éditeur Jungle.

Cette bd met en scène une bande d’amis de 10-11 ans qui vivent sous l’occupation en France. Ils décident de devenir des résistants… C’est une façon de rendre sensibles les élèves au fait que le passé n’est parfois pas si lointain. Le truchement de la fiction permet de faire des liens avec ce qui s’est réellement passé. La fiction est notamment un moyen d’aborder le réel, d’interroger le passé… et notre actualité.

Au primaire, ce que j’aime faire aussi avec les bd, c’est travailler le fonctionnement de la langue, par exemple la cohésion textuelle. On choisit une ou plusieurs planches et on demande aux élèves de découper chaque partie et pour reconstituer la séquence… C’est tout le fonctionnement linguistique du texte qui se trouve mobilisé et interrogé, comme les phénomènes de reprises, de désignations, les temps verbaux… Des questions de type narratologique peuvent également être traitées, comme l’ellipse ou le point de vue. On peut travailler encore les stratégies de compréhension (prédire, confirmer…). J’enjoins d’ailleurs le lecteur à se reporter au site du Limier pour stratégies de compréhension (www.lelimier.com). Enfin, il est possible de sensibiliser les élèves à la grammaire visuelle : comment le personnage est-il figuré graphiquement ? pour quelles raisons ? quel type de cadrage est-il proposé (à l’Américaine, en plongée…) et pour quels effets de sens ? Avec la bd ou le roman graphique, on peut travailler explicitement, avec les élèves, l’interaction sémantique des systèmes de signes.

Si l’histoire de la bd est relativement récente, il n’en demeure pas moins vrai que le genre est désormais en progression constante. Le travail éditorial pour amenuiser l’écart entre un lectorat masculin historiquement beaucoup plus important que celui des femmes a porté ses fruits et il est temps que cette forme littéraire franchisse le mur des classes.

 

Entretien réalisé par Vincent Capt, UER Didactique du français, vincent.capt@hepl.ch

Chronique publiée le 18 mars 2019