L’argent est un sujet qui n’intéresse pas seulement les adultes. Il concerne également les enfants, dès qu’ils·elles sont en âge de négocier. L’argent, certes, mais également les principes qui régissent les échanges, la valeur des choses et la posture qu’on développe plus largement face à un système économique : une Lamborghini Aventador contre deux Chevrolet Corvette. Ou trois crayons de couleur contre un stylo effaçable, parce que ce dernier a plus de valeur – symbolique du moins. Mais comment parler d’argent à de jeunes lecteur·rice·s ? Comment rendre compte de la complexité du système monétaire, tout en s’adaptant à un public d’enfants ou d’adolescent·e·s ? C’est le pari que deux ouvrages ont relevé et dont Voie Livres a choisi de vous parler.

C’est ton argent ! Que vas-tu en faire ?, de Cécile Bicarri et Naïade Lacolombe

Récemment publié par la maison d’édition Helvetiq, « C’est ton argent ! Que vas-tu en faire ? » est un ouvrage composite, associant une bande dessinée et des textes informatifs. Il débute par une bande dessinée, qui prend comme point de départ la scène finale d’un certain nombre de récits d’aventures : un héros ou une héroïne découvre un trésor. Dans ce livre, l’autrice, Cécile Bicarri, « a décidé d’écrire la suite de l'histoire, afin d’expliquer à sa fille et à son fils comment leur argent – et ce qu’ils en font – peut changer le monde ». Ça tombe bien : elle est spécialiste de finance durable.

Cécile Baccari, illustré par Naïade Lacolomb, C'est ton argent! Que vas-tu en faire? © Helvetiq, 2024

Et si on découvrait un trésor ? Quatre scénarios illustrés

Se déployant sur une vingtaine de pages, la BD emprunte à différents genres : le récit d’aventures, le conte merveilleux et le texte documentaire. Voyons comment ces trois genres s’incarnent au fil des pages. Dans la situation initiale, Nora, une jeune fille qui est également l’héroïne du récit, découvre un trésor avec sa grand-mère. Alors que les deux personnages se demandent que faire de cette ressource, surgit une souris qui parle : Kiko, spécialiste en gestion de trésors. C’est sous la guidance de la souris que Nora va être sensibilisée aux différentes possibilités qui s’offrent à elle : dépenser, épargner, offrir ou investir. Ces quatre options vont constituer quatre scénarios, tous illustrés par de brefs récits enchâssés dans lesquels Nora expérimente ce qu’il advient de son argent et ce que ses choix occasionnent comme conséquence pour elle et pour les autres.

Par endroits, le texte et l’image facilitent une identification aux personnages et à un questionnement qu’on pourrait mener en classe, avec des élèves du cycle 1 au cycle 3. Par exemple, dans l’extrait suivant, l’argent est considéré comme une manière d’aider les autres et se retrouve placé au même niveau d’importance que le temps ou que l’énergie qu’on peut consacrer à une cause extérieure à soi. Un questionnement de type philosophique[1] peut s’engager avec une classe sur des expériences de don (financier ou non) déjà vécues, sur des idées de causes qui semblent importantes à soutenir selon son système de valeurs, sur les principes d’une société qui fonctionne parce que tous et toutes contribuent à construire le collectif.

Cécile Baccari, illustré par Naïade Lacolomb, C'est ton argent! Que vas-tu en faire? © Helvetiq, 2024

Transmettre des savoirs et accompagner la réflexion

La partie documentaire de l’ouvrage est divisée en deux sections. La première, « L’argent dans nos vies », aborde des questions qui animent des enfants d’âge scolaire – comme pourquoi a-t-on besoin d’argent ? ou qu’est-ce qu’une entreprise ? – avant de traiter des quatre scénarios présentés par la BD : dépenser, épargner, donner, investir.

Cécile Baccari, illustré par Naïade Lacolomb, C'est ton argent! Que vas-tu en faire? © Helvetiq, 2024

La seconde partie, « L’argent dans le monde », nous invite à remonter le fil chronologique et à accroître nos connaissances historiques concernant l’apparition et le développement d’un système monétaire.

Se poser les bonnes questions

La spécialisation de l’autrice en finance durable transparaît à différents endroits de l’ouvrage et offre un contre-point intéressant à la problématique. Par exemple, le chapitre demandant pourquoi on a besoin de gagner de l’argent évoque le travail des enfants et notre capacité, en tant que consommateurs ou consommatrices, à boycotter les biens qui ne respectent pas la Convention des droits de l’enfant, afin de contribuer à éradiquer ces pratiques. Au chapitre qui traite des différences de salaires relativement au métier pratiqué, l’autrice crée tout en subtilité les conditions pour que de jeunes lecteurs et lectrices se saisissent de la question et avancent dans leur propre pensée. Dans l’exemple ci-dessous, les personnages incarnent autant de positions que pourraient adopter des élèves, dans le cadre d’un débat de classe. La question du salaire est également contextualisée dans une réflexion plus large autour de la valeur créée pour la société par différentes activités rémunérées ou non.

Cécile Baccari, illustré par Naïade Lacolomb, C'est ton argent! Que vas-tu en faire? © Helvetiq, 2024

A la question « Faut-il avoir beaucoup d’argent pour être heureux ? », l’autrice déjoue le piège de donner des indications de réponse, mais suggère un détour par deux fictions appartenant à notre patrimoine culturel. D’abord, les lecteurs et lectrices découvrent un conte mythologique, « L’or de Midas » : le roi de Phrygie avait formulé le vœu que tout ce qu’il touche se transforme en or, avant de regretter amèrement son choix lorsque ses enfants et sa nourriture se transformaient en statue en rendant son existence insoutenable. Ensuite, sous la forme d’une BD, la fable du pêcheur, interroge les motivations qui nous habitent ainsi que le rapport à savoir jouir d’un (vrai) bonheur immédiat et à portée de main.

Enfin, ces deux sections à visée informative proposent au lectorat une série d’informations fondées scientifiquement, notamment le rôle des hormones (dopamine, sérotonine et cortisol) dans différentes situations liées à la consommation de biens. Face au réflexe parfois conditionné dans lequel on peut se sentir piégé, l’ouvrage suggère une marche à suivre reposant sur la réflexion plutôt que sur une réaction de l’ordre du réflexe.

En filigrane dans tout l’album, le thème de l’argent est associé avec celui de l’individu, du collectif et de l’écologie, pour toucher aux prémices d’une pensée complexe.

L’incroyable histoire de l’argent, de Benoist Simmat et Tristan Garnier

On change d’âge cible de lecteurs et de lectrices avec « L’incroyable histoire de l’argent ». L’ouvrage rédigé par Benoist Simmat et illustré par Tristan Garnier, appartient à une série de BD récente, mais déjà riche d’une liste impressionnante de titres, tous formés selon le même moule syntaxique : L’incroyable histoire de l’éducation, des sciences, de la psychologie, de la mythologie grecque, des animaux, de la cuisine ou encore de la littérature française, pour n’en citer que quelques exemples.

Benoist Simmat et Tristan Garnier, L'incroyable histoire de l'argent © Les Arènes, 2023

« L’incroyable histoire de l’argent » bénéficie des connaissances approfondies de l’auteur, journaliste économique, et de la mise en image par un dessinateur qui signe sa première BD. La précision des sources et la grande densité informationnelle de cet ouvrage le destinent plutôt à des élèves de fin de cycle 3, à des élèves des filières post-obligatoires, voire à des enseignant·e·s pour s’informer eux·elles-mêmes avant de transposer didactiquement les contenus dans le cadre d'un cours d'histoire ou d’économie.

L’ouvrage dévoile un regard historique, chronologique et savamment documenté, portant sur les grandes étapes qui ont régi les rapports économiques entre humains tels que les débuts du troc à l’époque préhistorique, l’apparition de la monnaie, le rôle de l’argent et du système financier dans le développement du commerce à Venise durant le Haut Moyen Âge ou encore à l’époque dite des Grandes Découvertes, pour ne prendre que quelques exemples. Le récit ne relate pas une histoire lisse et sans heurts : le chapitre consacré à « La guerre des monnaies » en témoigne. On apprend par exemple qu’aux Etats-Unis, le dollar a été inspiré par une ancienne devise germanique, devenue populaire en Amérique du Sud, le « thaler », et que la monnaie devenue aujourd’hui une référence mondiale a souffert d’une concurrence assez rude à ses débuts avec la livre anglaise ou la piastre espagnole.

Benoist Simmat et Tristan Garnier, L'incroyable histoire de l'argent © Les Arènes, 2023

Ainsi, plusieurs monnaies ont co-existé durant de nombreuses années. Ce fut le cas également dans les pays colonisés qui voyaient leur propre système d’échange (monétaire ou non) mâtiné des apports des pays colonisateurs, servant ainsi les intérêts commerciaux de ces derniers.

Chacun de ces chapitres constituent des récits, qui, mis bout à bout, permettent de reconstituer une Histoire de l’argent. Or, ces huit chapitres sont en fait des récits enchâssés dans un récit principal, dont l’énonciation est prise en charge par un personnage dissimulé derrière un masque et un sweat à capuche, affirmant être l’inventeur du bitcoin.

Benoist Simmat et Tristan Garnier, L'incroyable histoire de l'argent © Les Arènes, 2023

On relèvera l’importance de ce personnage qui commente des faits historiques avec le recul que lui permet son ancrage dans le présent. Les lecteurs et les lectrices sont ainsi guidé·e·s par le narrateur au travers des époques afin de comprendre comment l’extrême-contemporanéité économique peut se lire comme la conséquence d’une suite de choix et d’évènements, mais également comme le résultat d’une histoire mondialisée. En effet, la BD rappelle l’importance de la Chine ou des pays composant l’actuel Proche-Orient et Moyen-Orient dans l’importation de certaines pratiques qui ont survécu jusqu’aux temps contemporains. On pense notamment aux prémices des chèques et du papier-monnaie.

Les deux ouvrages présentés se rejoignent dans un ingrédient clé, nécessaire à l’instauration de tout système économique et monétaire : la confiance. Quelles limites à la confiance, s’agissant d’argent ? Les consommateurs et consommatrices doivent-ils·elles faire face aux mêmes enjeux que les premiers humains qui fonctionnaient avec le troc ? Voilà un thème intéressant à exemplifier et à problématiser avec des élèves de tout âge. Il n’y a décidément pas d’âge pour y réfléchir.

Chronique rédigée par Sonya Florey, Professeure ordinaire à la HEP Vaud (sonya.florey@hepl.ch)

[1] Vous pouvez lire ou relire quelques chroniques publiées par Voie Livres traitant d’ateliers philo ou de questionnement philosophique à mener avec des élèves : https://www.voielivres.ch/on-fait-de-la-philo/ https://www.voielivres.ch/pensees-nocturnes-second-volet-latelier-philo-entrevue-avec-eric-suarez/ https://www.voielivres.ch/philosophons-avec-nos-enfants/