Deux pupilles rondes et dorées sur un grand fond bleu. Alors que je déambule dans la librairie, voici ce qui attire en premier lieu mon regard. Je cesse alors mes pérégrinations et instantanément, me sens intriguée par l’expression de ces deux grands yeux d’un chat bleu au museau blanc : ils racontent déjà quelque chose, ils appellent, attirent vers une histoire à découvrir. L’album est légèrement caché au premier rang d’une étagère, disposé sur un présentoir, je le saisis. Mon regard se porte alors sur le titre écrit en grandes lettres dorées « Le paradis des chats », mais c’est surtout le nom de l’auteur en haut à droite qui me surprend : Émile Zola.

Timothée Le Véel & Emile Zola, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

Outre ce nom d’auteur, l’illustration de Thimothée Le Véel m’interpelle : que cache le choix de ces couleurs alors que le noir et le bleu se mêlent ? Bleu comme le paradis et noir comme l’enfer ? Que souhaite me raconter ce chat ? Je suis attirée, appâtée. L’envie de tourner la couverture et de découvrir l’histoire du paradis des chats m’anime.

L’album s’ouvre sur une première double page, emplie de chats esquissés aux multiples expressions. Tous sont regroupés sauf un, seul, en bas à droite. Il me regarde et semble attendre que je le suive.

Accompagnez-moi et partons ensemble à la découverte de son histoire. 

Timothée Le Véel, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

Délicatement illustrée sur fond blanc, la page de titre nous emmène vers une première piste : de jolies boites « CHAGRA » ornementées d’une tête de chat et de rubans, quelques souris qui s’en échappent, des sucres d’orge, des bonbons et une sucette, serait-ce donc cela le « paradis des chats » ?

Timothée Le Véel & Emile Zola, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

La page de titre tournée, le mystère se poursuit. Plusieurs doubles pages illustrées, sans texte, nous laissent découvrir une ville traversée par un fleuve, au crépuscule, sous la neige. S’ensuivent un pont agrémenté de statues, un lampadaire sculpté, une cathédrale puis de drôles de statues avec des cornes et des ailes de dragon. Tout en douceur, grâce à la technique du dessin crayonné dans une palette colorimétrique aux tons bleu, gris et rose pastels, Timothée Le Véel distille les indices : le pont Alexandre III, Notre-Dame, des gargouilles … nous voici transportés à Paris.

Timothée Le Véel, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

La tour Eiffel se devine, par-delà les toits parisiens réchauffés des volutes des feux de cheminée. Entouré de lumière dorée, un bâtiment aux allures de tour de château et aux lignes arrondies attire le regard.

En face de cette illustration en pleine page, deux phrases :

« Une tante m’a légué un chat d’Angora qui est bien la bête la plus stupide que je connaisse. Voici ce que mon chat m’a conté, un soir d’hiver, devant les cendres chaudes. »

L’histoire est là… prête à nous être racontée.

Timothée Le Véel & Emile Zola, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

Au fil des pages, nous découvrons ainsi l’histoire d’un chat, un peu gras, bien installé dans son nid douillet, mais qui rêve de liberté.

S’échappant par une fenêtre laissée ouverte, il découvre dans un premier temps les joies de la liberté aux côtés de chats de gouttière, mais aussi les affres que celle-ci peut faire endurer. Face à une vie de bohème, empreinte de liberté, mais aussi de déconvenues, il choisira de retrouver sa prison dorée, quel que soit le prix de ce « paradis ».

Mais attention, ne vous méprenez pas sur le format ou la simplicité de l’histoire, ce magnifique album recèle bien des trésors.

Tout d’abord, découvrons la richesse artistique de cet ouvrage.

Timothée Le Véel, prouve une nouvelle fois son talent en sublimant le texte de Zola. Ses illustrations sont à elles seules une invitation au voyage : l’artiste nous plonge en plein Paris du XIXe siècle notamment grâce à l’utilisation du médium traditionnel. Mais le pouvoir de ses dessins ne s’arrête pas là. Le cadrage et la composition ainsi que l’expression du chat nous emportent tel un scénario dans un film d’animation. Par ailleurs, la force de son dessin nous permet d’accéder au texte et au sous-texte et d’en extraire toutes les nuances : le flegme du chat de salon, son ennui et ses espoirs face à l’opulence et à la liberté promise, sa candeur face à l’assurance des autres chats, son air désabusé… mais aussi l’ironie du texte renforcée par la présence des jouets du chat, pour la plupart des animaux sauvages.

Timothée Le Véel & Emile Zola, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

Revenons maintenant à Zola !

Écrivain et journaliste français de la fin du XIXe siècle, Émile Zola est considéré comme la personnalité phare du naturalisme. Peut-être avez-vous étudié cet auteur au secondaire et un des romans de son cycle Les Rougon-Macquart, où il dépeint la société française sous le Second Empire à travers la trajectoire de plusieurs générations de personnages d’une même famille éponyme ? Sous sa plume, la réalité de l’époque est détaillée, analysée. Ses personnages principaux appartiennent à toutes les classes sociales. Ou alors, vous le connaissez éventuellement pour son exil à la suite de son engagement politique dans l’affaire Dreyfus et la publication de son article « J’accuse… ! » ?

Ici, à travers ce magnifique album, nous découvrons une autre facette de l’écrivain : Émile Zola, le conteur.

Portrait de Zola, par Timothée Le Véel, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

Intéressons-nous de plus près à cette période d’écriture, en début de sa carrière. Nous sommes entre 1862 et 1868. Âgé de 22 ans et sans diplôme, Émile Zola entre dans le milieu littéraire grâce un premier emploi obtenu auprès de Louis Hachette, éditeur. Animé depuis son enfance par l’envie d’écrire des romans, il comprend à cette époque que la publication dans la presse est une porte d’entrée vers le monde de l’édition. Il s’essaie à la poésie mais se tourne rapidement vers la prose. De prime abord critique littéraire et artistique, il rédige ensuite des chroniques et assoit petit à petit ses positions politiques et critiques envers la société de l’époque. Mais cela est sans compter la censure. En 1865, la presse est soumise à une surveillance rigoureuse de la part du gouvernement. C’est dans ces conditions que Zola utilise divers procédés pour exprimer ses idées et poser son regard, parfois acerbe, sur la société du Second Empire. Il écrit alors de courts récits, qu’il appelle portraits types, contes, fables, ou nouvelles. Certains seront diffusés dans la presse. Publié en premier lieu dans des journaux provinciaux, Zola est rapidement repéré pour son talent littéraire. Ces premiers écrits, pourtant accueillis de manière positive par la critique, tomberont peu à peu dans l’oubli en raison de la publication de ses romans.

Diverses thèses et recherches s’appuient sur son travail et dévoilent au grand jour l’intérêt de s’arrêter sur les premiers récits de Zola.

Quelles exploitations possibles pour cet album ?

Grâce à sa qualité artistique et littéraire, cet album suggère diverses pistes d’exploitation en classe.

Pour les plus jeunes : Malgré la longueur du texte et la complexité du lexique et de la syntaxe, cet album, grâce à la puissance des illustrations, peut être proposé dès la fin du cycle 1 à partir d’une lecture offerte. La présentation de la première de couverture peut appeler un questionnement initial : « Comment imaginerais-tu le paradis des chats ? ». Ensuite, une première lecture par les illustrations, sans le texte, peut être proposée. L’enseignant·e raconte l’histoire avec ses propres mots avant de lire aux élèves le texte original.

Cette lecture peut ensuite engager des discussions ou des débats philosophiques autour des questions suivantes : comment le chat imagine-t-il la vie au dehors de l’appartement ? Qui rencontre-t-il ? Pourquoi le « vieux matou » propose-t-il au chat de venir avec lui ? Quels sont les désagréments rencontrés par le chat ? Pourquoi le chat est-il déçu ? Finalement, qu’est-ce que le paradis pour le chat ? Pour le matou ? La liberté a-t-elle un prix ?

Timothée Le Véel, Le paradis des chats © L'École des Loisirs, 2023

À partir de la dernière année du cycle 2 puis au secondaire, des études plus approfondies peuvent être proposées.

Au niveau textuel :

  • Le récit-cadre. Exploitation du changement de narrateur entre le prologue et l’épilogue et le reste du récit : au commencement, c’est le maitre qui raconte, dans le reste du texte, le chat devient le narrateur et l’auteur emploie la première personne du singulier comme dans un récit autobiographique.
  • Comment Zola utilise-t-il le procédé de l’apologue animalier pour contourner la censure et faire passer son opinion sur la société de l’époque ? Exploitation du genre apologue animalier et comparaison avec les fables, notamment celle de Jean de La Lafontaine « Le loup et le chien », dont on retrouve la morale.
  • Travailler sur la censure : pourquoi Zola commence-t-il son texte en disant que le chat est stupide ? Que souhaite-t-il décrier dans la société qu’il dépeint ? Se questionner également sur les différentes versions d’un texte et son évolution au cours du temps. Par exemple, pour reprendre les questions soulevées par des critiques : faut-il prendre en considération toutes les versions d’un texte ou faut-il se limiter à une seule ? En effet, ce conte, publié une première fois dans un journal sous le titre Journée d’un chien errant a été modifié par Zola pour sa diffusion au sein d’un recueil de contes intitulé Contes à Ninon. Le texte initial comporte un long préambule dans lequel le narrateur exprime explicitement sa préférence pour les chiens de rue alors que le Paradis des chats offre plutôt une critique sociale implicite. L’étude des différentes versions permettra de s’interroger sur le public auquel le texte est destiné, mais aussi sur le support de diffusion et de comparer les deux versions. D’autres textes de Zola peuvent également servir de support : Le Chômage devenu Le lendemain de la crise.

Au niveau artistique : 

  • Étudier le lien texte-image : le pouvoir de l’illustrateur ; le sous-texte mis en valeur, mais aussi l’ironie et les facéties de l’illustrateur. Par exemple, les divers anachronismes et les clins d’œil à l’univers des dessins animés dans le choix des jouets du chat comme Gertie le dinosaure (apparu en 1914), Hyacenth Hippo de Fantasia (1940), éventuellement une référence à Walt Disney qui s’est inspiré du Paradis des chats pour écrire le script des Aristochats.
  • Les références littéraires et artistiques : l’ouvrière rappelle La Laitière de Vermeer ; le tableau du chat, un autoportrait de Chardin ; les ramoneurs et l'homme à la hotte et au crochet, Oliver Twist et Scrooge, de Dickens

Chronique rédigée par Charlotte Lebreton, assistante-doctorante à l’UER de didactique du français, HEP Vaud (charlotte.lebreton@hepl.ch)