Attentats terroristes : lorsque la littérature de jeunesse fait le choix de les dire

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©Armange, X. (2013). Les oiseaux blancs de Manhattan. D’Orbestier.

   

La littérature peut-elle parler de tout aux enfants ? La mort, la maladie, le divorce, la précarité économique, l’abus sexuel ? Plusieurs réponses s’élaborent, selon leur ancrage. Des enseignant·e·s s’embarqueront – ou non – dans une lecture qui traite de ces thèmes selon leur expérience, leur ressenti, leur vécu personnel. Des maisons d’édition trouvent parfois une parade en indiquant sur la 4e de couverture l’âge du lectorat auquel le livre serait destiné : 6-8 ans pour Loulou de Grégoire Solotareff, 9-18 ans pour Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry, 2 ans pour Le Livre de la Nuit, de Susanne Rotraut. Quant aux psychanalystes, ils avaient expliqué, il y a quelques décennies, que certains récits angoissent les enfants, tout en montrant le bénéfice de cette angoisse passée au filtre de la fiction. Pour Bettelheim (1976), par exemple, « l’enfant est sujet à des accès désespérés de solitude et d’abandon, et il est souvent en proie à des angoisses mortelles. Très souvent, il est incapable d’exprimer ces sentiments par des mots, ou ne le fait que par des moyens détournés : il a peur de l’obscurité ou d’un animal quelconque, ou il est angoissé par son corps. Comme les parents le sentent mal à l’aise quand ils observent ces émotions chez leur enfant, ils ont tendance à les négliger ». Or, indique Bettelheim, un enfant ne peut combattre ces angoisses que s’il découvre que les soi-disant monstruosités qu’il sent à l’œuvre en lui sont communes à tous, existent chez chacun, et qu’il n’est pas un monstre, ni un être anormal. D’où l’importance des livres pour la jeunesse qui mettent en scène des monstres, des enfants impertinents, menteurs ou cruels, ainsi que des événements douloureux de la vie. Ce qui est angoissant, ce n’est pas de montrer la cruauté humaine, les monstres, les moments sombres de l’existence, les émotions vives, mais bien de les dérober au regard.

Il y a quelques années, la littérature de jeunesse s’est emparée d’une thématique au croisement de ces éclairages : les attentats terroristes. Cette chronique propose des outils destinés au corps enseignant afin que celui-ci puisse décider s’il en parlera – ou non – en classe et avec quel support. Pour constituer cette liste d’albums de jeunesse, j’ai tout d’abord consulté la base de données thématique de « ricochet.org », puis j’ai croisé les titres retenus avec des blogs de littérature de jeunesse, afin de retenir un ensemble subjectif, mais qui semblait couvrir les degrés primaires de 1 à 8. Voici ce corpus, classé ici selon l’âge du lectorat, du plus jeune au plus mûr – même si le dernier titre semble excéder toute catégorisation d’âge et s’adresser à des destinataires multiples :

Romano, H. & Day, A. (2016). Après l’orage. Paris : Ed. courtes et longues. (AO)

Chambaz, B. (2011). Je m’appelle pas Ben Laden! Paris : Rue du Monde. (JBL)

Gép & Chambon, E. (2016). Graines de Charlie. Paris : Ed. Mouck. (GC)

Laâbi, A. & Zaü (2015). J’atteste contre la barbarie. Paris : Rue du Monde. (JCB)

Armange, X. (2013). Les oiseaux blancs de Manhattan. Saint-Sébastien-sur-Loire : Ed. D’Orbestier. (OBM)

Et voici l’analyse en 3 entrées que je soumets au regard des enseignant·e·s :

  • Comment les personnages sont-ils décrits ? Qui sont les victimes ? Qui sont les auteurs des attentats ? Quelles propriétés physiques et morales sont-elles associées aux personnages ?
  • Comment l’attentat est-il désigné dans le texte ? Comment est-il représenté par l’illustration ? La trame narrative raconte-t-elle directement l’attentat ? Ou des événements concomitants ou postérieurs à l’attentat ?
  • Quels sont les registres de langue convoqués dans les textes ?

©Romano, H. & Day, A. (2016). Après l’orage. Courtes et longues.

Le personnage

Les 4 albums, dont la narration est portée par un personnage, mettent en scène une variété d’origines ethniques : un narrateur enfant d’origine occidentale vivant en France (AO) ; une narratrice adolescente d’origine occidentale vivant en France entretenant une relation amicale et amoureuse avec d’autres personnages, aux origines arabe et africaine (GC) ; un narrateur enfant d’origine arabe vivant aux Etats-Unis (JBL) ; un narrateur dont les caractéristiques sont plus abstraites : on sait de lui ou d’elle qu’il ou elle est en couple avec un autre personnage qui travaille au World Trade Center qui périra dans les attentats (OB).

L’univers référentiel est explicite dans l’ensemble des albums : tous les récits sont situés par rapport à un événement identifié. Les attentats du 11 septembre 2001, les attentats parisiens de novembre 2015 ou encore l’attaque dans le bureau de rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015, à Paris sont nommément désignés ou illustrés de manière à ce qu’aucun doute ne plane.

©Chambaz, B. (2011). Je m’appelle pas Ben Laden! Rue du Monde.

Un autre point commun qui lie 3 des 4 albums : la posture du narrateur, qui témoigne d’une incompréhension face aux événements violents qui se produisent. Dans AO, le narrateur pense qu’un phénomène météorologique s’est produit et qu’un gros orage a provoqué la tristesse de ses parents et des habitants de la ville. Lorsque ses parents, après une phase de déni, finissent par lui expliquer ce qui s’est réellement passé (« C’était le bruit de gens très, très, très méchants. On les appelle des terroristes »), la reprise par l’enfant évoque une compréhension partielle de l’événement en désignant les agresseurs par le mot-valise « terrotristes ». L’incompréhension, dans JBL, est liée au racisme anti-arabe qui se développe aux Etats-Unis après le 11 septembre 2001. L’amitié entre le narrateur, Nassir, et John, un personnage d’origine occidentale, se délite par le veto et les craintes formulées par les parents de ce dernier. Après les attentats, le récit fait état d’une succession de scènes de racisme ordinaire : les parents de John changent leur fils d’école, Nassir se fait insulter dans une cérémonie de commémoration au pied du World Trade Center, le père de Nassir évite de se montrer dans certains endroits publics, de peur d’être pris « pour un terroriste ».

Le racisme et l’incompréhension qui y est liée prennent une dimension plus radicale encore dans GC. Se côtoient une méfiance envers les individus d’origine arabe (« Mais ce soir, Zohra est mal à l’aise, elle a l’impression que les gens regardent les musulmans de travers, elle se demande s’il faut abandonner sa religion pour être vraiment française ») et un racisme anti-occidental dans les banlieues où la narratrice n’est pas la bienvenue lorsqu’elle cherche à renouer avec son petit copain d’origine africaine.

Dans OB, l’axiologie des personnages reste un élément discret : les victimes ne sont pas opposées aux terroristes, dans une perception de jugement en termes de bien ou de mal. Le narrateur se fait moins l’écho d’une incompréhension que d’une interrogation, voire d’une incertitude : le récit se termine en suspension par un « peut-être », questionnant un possible dépassement de la violence.

L’attentat terroriste

©Gép & Chambon, E. (2016). Graines de Charlie. Mouck.

Les désignations à l’œuvre dans les 5 œuvres du corpus peuvent être classées dans un continuum. Deux albums recourent à une désignation explicite de l’attentat : GC convoque le terme « attentat » et lie ce dernier à « un coup des islamistes », tandis que JCB explicite les attentats de Paris de janvier et de novembre 2015 en mentionnant le nombre de victimes et de blessés, donnant ainsi à l’événement une forme d’épaisseur tangible.

Dans JBL, le dévoilement de l’acte terroriste est progressif, puisque le lecteur découvre la réalité simultanément au personnage : le texte dit d’abord « accident », puis « attentat », lorsque la teneur de l’événement est confirmée.

AO explore une désignation initialement métaphorique, où le texte recourt à un lexique météorologique pour exprimer l’attentat terroriste : « orage », « nuage de pluie », « tonnerre » sont les termes utilisés par le narrateur enfant. La compréhension du lecteur est médiatisée par celle du narrateur : le lecteur découvre une réalité partielle et partiale.

Le dernier album, OBM, se trouve, ici encore, en décalage avec les autres albums : le texte ne recourt pas une seule fois aux termes « attentat » ou « terroriste » pour désigner les événements du 11 septembre 2001. En revanche, si désignation explicite il y a, elle est prise en charge par l’illustration qui représente deux avions s’encastrant dans les tours du World Trade Center. Cet album est également le seul dont l’illustration montre un impact, une explosion, des personnages stylisés qui sautent par les fenêtres ; le seul dont l’image révèle la violence brute, donc.

©Armange, X. (2013). Les oiseaux blancs de Manhattan. D’Orbestier. Source des images : https://revesbleusdorbestier.wordpress.com/2013/09/10/les-oiseaux-blancs-de-manhattan

Les registres

Il importe à présent de se demander comment les albums parlent des personnages et des attentats en termes formels, comment le récit est mis en mots. On peut tracer un continuum là également entre un discours qui se donnerait dans une forme rationalisée jusqu’à une forme où la sémiotisation des émotions (Micheli, 2013) serait première. Pour le dire autrement, le discours peut autant puiser à des procédés d’objectivation qu’à des procédés où l’affectivité prime et assume la subjectivité qui y est associée.

Voici quelques exemples de mise en forme.

De l’objectivation…

  • Les références à des événements historiques, avec force détails (lieux, nombre de victimes, identité des terroristes…), offrent un ancrage référentiel fort (JCB, GdC, JBL).
  • L’énonciation, parfois, tend à gommer les traces de toute affectivité : une écriture qu’on qualifierait volontiers par analogie de « blanche », de minimaliste, qui livre peu d’informations référentielles, mais qui les complète par l’illustration (OBM).
  • Dans deux albums, les auteurs ont fait le choix d’associer les genres narratif ou poétique, à des genres informatif ou explicatif. Cette hybridité permet au lecteur une identification facilitée au personnage et aux événements du récit, tout en permettant de remettre de la distance par la convocation d’images d’archives et d’informations factuelles. JCB offre une première partie composée d’un poème, suivie d’un texte à visée informative et explicative. JBL, quant à lui, ose une hybridation plus marquée, où des textes informatifs et explicatifs figurent en regard de certains épisodes du récit, sur la même page, donc. Le lecteur ou la lectrice avance parallèlement dans le récit narratif et dans le récit documentaire.

… à la subjectivation

  • La trajectoire de certains personnages appelle à un mouvement d’adhésion, voire d’empathie, comme le personnage qui meurt dans les tours jumelles (OBM), dont la vie ordinaire est arrêtée brutalement.
  • Certains albums recourent à des effets littéraires créateurs de pathos chez le lectorat, en mettant en scène des personnages innocents, des enfants (AO, JBL, GdC), versus des personnages machiavéliques.
  • D’autres albums encore interrogent la dimension individuelle face à une dimension collective, en privilégiant des trajectoires individuelles qui rencontrent des enjeux appartenant à la géopolitique mondiale, semblant échapper à toute maitrise (AO, JCB).
  • Les choix énonciatifs, notamment l’utilisation d’un lexique de la violence qui dit explicitement la brutalité des faits, constituent également un élément qui favorise la subjectivation (« Un terrible accident a eu lieu » (JBL) ; « J’ai entendu des cris, vu des flammes et la poussière a enseveli la ville » (OBM).

©Laâbi, A. & Zaü (2015). J’atteste contre la barbarie. Rue du Monde.

Pour conclure

La question initiale de cette chronique, « La littérature peut-elle parler de tout aux enfants ? », n’est peut-être pas bien formulée et gagnerait à déplacer légèrement sa perspective. Revenons aux deux albums qui hybrident des textes narratif et poétique avec des textes informatifs : la seule association de genres distincts n’est pas garante d’une lecture rationnelle. Il s’agirait encore de se pencher sur le type d’informations promulguées et leur adéquation par rapport au contexte historique. Brièvement dit, JBL propose une association plus heureuse de narration et de documents, permettant un regard décentré sur les actes terroristes et inscrivant ces derniers dans une histoire, et non en les présentant comme des actes détachés de toute historicité. JCB, publié très rapidement après les attentats parisiens (2015, pour les attentats et la publication) propose une association moins réussie de notre point de vue, cherchant à polariser les forces en présence, en « bons » et en « méchants ».

La question qui semble importante, à présent, est plutôt de savoir « comment la littérature parle-t-elle de tout aux enfants ? », car elle peut autant être vectrice de réflexion que de rigidification des postures et des croyances.

 

Bibliographie

Bettelheim, B. (1976). Psychanalyse des contes de fées. Paris : Robert Laffont.

 

Par Sonya Florey, Professeure ordinaire HEP, HEP Vaud, sonya.florey@hepl.ch

Chronique mise en ligne le 25 mars 2019