À l’Ombre de l’être
« L’injure est mortelle. Elle est nocive, mais pas éternelle. Elle tue, mais n’est pas invincible. Elle rend vulnérable, mais est déjouable. L’injure a le pouvoir qui lui est donné. Elle peut glisser comme sur les plumes d’un oiseau […]. Des larmes échouées aux armes solidaires, la vaillance brave la tempête, revêt la cotte de mailles et lézarde la muraille » (Dayer, 2017, pp. 8-9).
Dans le préau, il y a Zoé et les autres. Ils ont 4 ans, 6 ou peut-être déjà 12. On leur apprend à lire, à tracer des droites, mais on organise aussi des activités pour qu’ils se mêlent les uns aux autres, pour qu’ils construisent des compétences sur le vivre-ensemble, qu’ils fassent connaissance et qu’ils développent leurs pensées divergentes et réflexives. On les aide à grandir, à devenir des individus et à prendre conscience de leur force et de leurs ressources. À l’heure des récréations, ce sont près de 300 élèves qui courent, grimpent, rigolent et ça et là s’organisent un Jacques a dit ou la reprise de la dernière chorégraphie à la mode. Et puis, comme dans toute cour d’école, il y a parfois des moments où les tensions surgissent et où les gabarits des compétences citoyennes s’effritent face à des regards, des gestes ou des mots. Des injures allant jusqu’à « s’inscrire dans la mémoire et dans le corps […] » (Eribon, 2012, p. 25).
Alors on retourne en classe, on utilise peut-être une histoire pour illustrer, décentrer un conflit, puis on en discute, on déconstruit pour reconstruire…
« Si l’on pose l’hypothèse que l’on peut vivre sans littérature, mais que l’on vit peut-être mieux avec, le rôle de l’école s’en trouve considérablement renforcé. Enjeu scolaire à court et moyen termes, la littérature devient aussi, à plus long terme, un enjeu vital. Qu’il s’agisse des mythes, des contes et autres textes de notre patrimoine culturel ou de textes plus contemporains, les livres sont des histoires d’êtres humains racontées par des êtres humains pour d’autres êtres humains. Ils abordent des thèmes et des préoccupations universels. Ils proposent une vision du monde et transmettent des valeurs. Ils s’adressent autant à l’enfant qu’à l’élève, à la personne humaine et à l’être métaphysique qui est en lui, à son imagination, à sa sensibilité, à son éthique autant qu’à son intelligence. [...] Le texte littéraire est, par ailleurs, de par sa nature même, un texte ambigu, complexe, sujet à interprétation, à discussion, à argumentation » (Léon, 2007, p.5).
Mais l’implication de l’enseignant lors d’une lecture à visée citoyenne ne se limite pas à mettre en mots un texte soigneusement choisi, car il devient le médium entre les élèves et le livre, garant également de ses intonations, de ses ruptures et des grandes questions qu’il renferme. Il permet aux élèves d’entrer dans une médiation entre ce qui leur est conté et leur propre vécu. Il ouvre la possibilité à chacun de verbaliser sa pensée et relancera au besoin l’élève pour l’enrichir, voire l’argumenter.
Quand l’enseignant-e fait face au miroir avant d’aborder la question du genre ou de l’homosexualité par le biais d’une lecture en classe
Le rôle du maitre dans cette posture est bien plus complexe qu’il n’y parait, en particulier quand les maux ou les gestes naissent de thématiques comme l’homosexualité ou la question du genre. En effet, ces concepts pourtant actuels oscillent entre l’éthique, le social et le politique, et peinent à appartenir et à se définir dans la visée d’un bien commun. Une question du genre qui sera ici essentiellement développée sur les stéréotypes filles-garçons.
Alors, avant même de donner la parole au livre, faut-il encore que l’enseignant se penche sur son propre reflet.
Car Zoé nous l’a montré, face à ces thématiques, les enseignants préfèrent déléguer, voire s’abstenir. Ils ignorent majoritairement les faits et les questions des élèves, ne pouvant pas se positionner sur les droits de dire ceci ou cela, que ce soit vis-à-vis de leur mandat ou de leur propre parcours identitaire. Ce pas de valse témoigne notamment d’un manque dans la formation des enseignants sur ces sujets. Or, le maitre a le devoir de « montrer aux enfants que les particularités et les différences sont respectées et qu’il n’existe pas une hiérarchie d’idées normalisées » (Hahn & Höhme-Serke, 2006, p. 71).
Je vais vous présenter, dans cette chronique, des livres pour parler du genre et de l’homosexualité au primaire ; mais avant de proposer des lectures, il est pour moi incontournable de parler du rôle du maitre et de ses choix pédagogiques qui ont un impact direct dans la construction identitaire des élèves.
Ainsi, avant de transmettre et d’ouvrir, c’est au miroir que le professionnel doit faire face. Dans l’analyse de sa propre réflexion, l’enseignant doit en premier lieu prendre conscience de son propre groupe d’appartenance, de ses valeurs et de leurs influences sur ses choix pédagogiques. Au besoin, cette prise de conscience doit même être confrontée à d’autres contextes, loin de sa zone de confort pour quelque part sentir ses limites, prendre connaissance de ce qui définit ou non sa quiétude intérieure, son sentiment d’appartenance. C’est une quête introspective pour garantir la bienveillance et la pertinence d’un message qui nait de la réflexivité. Ce regard critique développé doit ensuite être assumé pour mieux saisir le contexte scolaire dans lequel il évolue. D’une part, le professionnel doit pouvoir reconnaitre les forces de cet espace, et d’autre part, il doit aussi en identifier les préjugés qui en découlent. Finalement, l’enseignant doit s’approprier son rôle de gardien de la parole dans le sens qu’il doit assurer le maintien du dialogue voire savoir le faire surgir pour contrecarrer les propos discriminants. (Gaine et van Keulen, 1997, in Wagner, 2006, p. 42)
Seulement alors vient le choix du médium, du livre… Étant donné que « la littérature n’est pas un luxe ni seulement une distraction », mais qu’« elle est un enrichissement et permet de voir la réalité humaine d’un autre point de vue que le nôtre » (Turin, 2012, p. 208), l’enseignant doit choisir des textes qui invitent à la réflexion, au débat. Il doit choisir des œuvres auxquelles ses élèves n’auraient pas forcément accès ou qu’ils ne liraient pas, même si elles étaient à leur disposition. (Léon, 2007, in Korol, 2018, p. 51)
Quatre albums à choix pour traiter de l’homosexualité et de la question du genre au Cycle 1 et au Cycle 2
J’en viens à mes propositions littéraires qui peuvent offrir les jeux de miroirs recherchés pour que, suite à leur lecture, l’échange polyphonique devienne une ressource et une aide à la construction identitaire, cette fois, pour nos élèves.
Cycle 2
Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon
Une fois le décor posé, c’est couchée dans son lit, en train de lire, que l’on retrouve Julie, rollers aux pieds. Elle répond à sa mère en disant « Je ne suis pas comme tout le monde, maman. Je suis Julie ».
Papa et maman ne sont pas tendres avec Julie. Leurs propos dévalorisants, répétitifs et teintés d’agacement résonnent tellement en elle que petit à petit, c’est son faciès et son émotionnel qui se transforment. Et puis, un jour, une remarque touche encore un peu plus : « Tu es insupportable ! Toujours à dire des vilains mots, toujours en train de tomber, toujours prête à faire une bêtise. Un vrai garçon manqué voilà qui tu es ! […] garçon manqué, garçon manqué, garçon manqué, garçon manqué ! »
Si bien qu’un matin, Julie a peur. Son ombre s’est transformée en une ombre de garçon. Et, dans cette peur, personne ne l’écoute, personne ne la croit. Chaque soir, elle redoute la venue du matin et de la lumière qui pointera une ombre qui ne la définit pas. Julie veut fuir cette ombre, s’en débarrasser jusqu’à vouloir s’enterrer.…
La première fois que j’ai lu cette histoire, j’avoue, elle m’a fait un peu froid dans le dos. Il y a d’abord les illustrations qui jouent avec la simplicité du noir, du blanc et du rouge auxquelles s’ajoute le réalisme du trait de crayon, semblable à des illustrations pour adultes dans un livre d’enfant. Vient alors le choix des mots, une simplicité de phrase frappée par la brutalité des voix.
Et puis je l’ai relue et j’ai aussi compris son histoire. Il faut savoir que cet album a bientôt quarante ans. Il a été publié à la fin des années 70 aux éditions du sourire qui mord créées par Christian Bruel. Quarante ans et tellement actuel, en témoigne sa réédition aux éditions Thierry Magnier en 2014.
Un livre qui parle tant d’affirmation que de résilience, qui parle de douleur et de non-reconnaissance, mais qui place le droit « d’être » en victoire.
-Tu sais, moi, tout le monde me dit que je suis un vrai garçon manqué. Les gens disent que les filles, ça doit faire comme les filles, les garçons, ça doit faire comme les garçons. On n’a pas le droit de faire un geste de travers. Tiens, comme si on était chacun dans un bocal.
-Comme des cornichons ?
-Oui, comme pour les cornichons. Les cornifilles dans un bocal, les cornigarçons dans un autre, et les garfilles, on ne sait pas où les mettre […].
Je ne suis pas une fille à papa
"À la clinique, lorsqu’il a bien fallu que je naisse, au-dessus de moi à m’attendre, elles étaient déjà deux, mes mamans. Elles se tenaient par la main, se souriaient, et lorsque j’ai été complètement dehors, sûrement elles se sont embrassées. Ah oui, mes deux mamans ne font pas qu’aller ensemble aux réunions de parents d’élèves, elles s’embrassent aussi […]. D’ailleurs, c’est peut-être ce que je devrais annoncer en premier : j’ai deux mamans qui s’embrassent. Pour les gens, ce serait tout de suite plus clair et moi, ça m’éviterait d’avoir à expliquer. Expliquer, c’est souvent long, ennuyeux et un peu effrayant. " (p.11)
Lucie a deux mamans et c’est l’anniversaire de ses 7 ans. Elle est donc assez grande pour apprendre laquelle de ses deux mamans l’a portée dans son ventre. Mais Lucie ne veut pas savoir, elle les aime toutes pareil. Alors elle invente une histoire de moqueries à l’école, de relations difficiles avec ses camarades de classe pour tenter en vain de déjouer le projet de ses mamans. Mais son petit mensonge aura des conséquences plus graves sur l’équilibre de leur petite famille. Heureusement, Lucie pourra compter sur ses copains, sur l’amour de ses parents et dépasser l’embarras certain de son enseignante… Une histoire drôle, touchante, écrite à la manière d’un journal intime, et qui aborde l’homoparentalité au travers les yeux des enfants.
Cycle 1
Les poupées c’est pour les filles (1-2H)
La sœur de ma mère est bizarre. Ça se voit parce qu’elle porte toujours un béret, même à l’intérieur. Mais le truc le plus bizarre qu’elle ait fait, c’est d’avoir fabriqué une poupée de chiffon pour l’anniversaire de mon petit frère. Un autre truc bizarre, c’est que mon frère a a-do-ré ce cadeau. « Je vais t’appeler Cindy. » Quand mon frère a voulu dormir avec Cindy, mon père a dit : « Rien de grave, ça lui passera. » Le lendemain, il a pris le temps de l’habiller et aussi de partager ses céréales avec elle. Maman trouvait ça mignon. Mais lorsque mon frère a dit : « Aujourd’hui, je t’emmène à l’école », mon père a dit : « Là, non ! Stop ! Faut pas exagérer ! » Mon frère ne voulait plus aller à l’école. On était bien avancés. C’est Maman qui a trouvé les bons mots : « Cindy n’a pas de poussette … ».
Cette fois c’est la grande sœur qui observe et raconte l’histoire de l’arrivée de Cindy dans la vie de son frère. Elle relate l’attitude de son papa, convaincu que son fils doit avoir un jouet de garçon alors qu’elle peut sans autre jouer avec des figurines de guerriers. Elle voit son papa s’énerver devant les pleurs de son frère et finir par acheter une boîte à outils, « […] même pas en plastique ». Un achat accompagné de la promesse de passer du temps entre père et fils.
Et puis, elle raconte les tentatives de son petit frère qui propose de bricoler avec papa et un papa, au final trop occupé...
C’est cette même grande sœur qui prendra le temps de jouer avec son frère. Ensemble, les enfants construiront une poussette pour Cindy…
Là encore, les clichés familiaux et commerciaux ont la vie dure, mais les illustrations sont pleines d’implicites et mettent en avant les dynamiques familiales tant au niveau des parents que des enfants. La narration de la grande sœur apporte beaucoup de sincérité et d’humour à cet ouvrage que je recommande fortement.
Jérôme par cœur
Raphaël aime Jérôme. Il aime lui donner la main quand ils se mettent en rang à l’école, il aime partager son gouter avec lui, et même s’il ne joue pas au foot, Raphaël trouve que Jérôme est fort car, malgré la tristesse, « jamais il se cache les yeux dans ses lacets ».
Mais quand Raphaël raconte à maman qu’il a fait un rêve « qui sentait bon Jérôme », là, ses parents lui demandent de se taire et les mots de papa font « comme une arête de poisson » dans son chocolat.
Si les mots des grandes personnes empêchent les belles histoires, l’amour peut parfois donner des ailes mêmes aux enfants…
« Jérôme », c’est pas un mot de travers. […]. J’ai oublié papa et maman, j’ai pensé à Jérôme par cœur. Et bien sûr que oui : Raphaël aime Jérôme, je le dis. Très facile.
J’ai volontairement choisi ces quatre ouvrages selon qu’ils abordent soit l’homosexualité, soit la question du genre. De plus, je souhaitais proposer des lectures tant au cycle 1 qu’au cycle 2, selon deux thématiques encore trop absentes du paysage primaire. Ils viennent aujourd’hui compléter La princesse qui n’aimait pas les princes dans mes coups de cœur. Certes, ces livres ne sont pas des crus 2019, mais chacun d’eux apporte une pièce au puzzle.
Après, à chacun ses parfums de glace préférés, à chacun les histoires qui nous parlent ou qu’on aimerait conter.
Par Sophie Korol, enseignante au cycle 1 et formatrice à la HEP Fribourg, korols01@edufr.ch
Chronique publiée le 11 mars 2019
Dayer, C. (2017). Le pouvoir de l’injure. Guide de prévention des violences et des discriminations. La Tour-d’Aigues, France: L’aube.
Eribon, D. (2012). Réflexions sur la question gay (2e ed.). Paris, France: Flammarion.
Hahn, S., & Höhme-Serke, É. (2006). Intervenir en cas de discrimination - afficher ses valeurs et prendre position. In C. Preissing & P. Wagner (Eds.), Les tout-petits ont-ils des préjugés? (pp. 71–80). Paris, France: Erès.
Korol, S. (2018). La princesse et le placard. La littérature de jeunesse au service d’une culture de paix et de non-violence ou comment verbaliser la thématique de l’homosexualité à l’école primaire. Sous la direction de Geoffre, T., et la co-direction de Lauwerier, T. Mémoire de Maitrise Universitaire d'Études Avancées en Éducation internationale et recherche, Université de Genève.
Léon, R. (2007). La littérature de jeunesse à l’école. Pourquoi? Comment? (3rd ed.). Paris, France: Hachette Education.
Turin, J. (2012). Ces livres qui font grandir les enfants (2e ed.). Paris, France: Didier Jeunesse.
Wagner, P. (2006). Les bases d’une pratique antidiscriminatoire dans les lieux d’accueil et d’éducation des jeunes enfants. In C. Preissing & P. Wagner (Eds.), Les tout-petits ont-ils des préjugés? (pp. 29–49). Paris, France: Erès.
Pour les albums
Bruel, C., & Bozellec, A. (2014). Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon. Paris, France : Editions Thierry Magnier.
Flamant, L., & Englebert, J.-L. (2013). Les poupées c’est pour les filles. Vérone, Italie: L’école des loisirs.
Honoré, C. (2007). Je ne suis pas une fille à papas (3e ed.). Paris, France: Editions Thierry Magnier.
Scotto, T., & Tallec, O. (2015). Jérôme par coeur. Arles, Friance : Actes Sud.