Traîner sa petite casserole : deux albums pour aborder la différence et développer l’empathie des élèves

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Avec la mise en œuvre du concept 360°, ayant pour but une école inclusive et qui fait de l’égalité des chances une priorité, la diversité des élèves et de leurs besoins se situe désormais au cœur du système éducatif vaudois. Cela se réalise en outre par l’accueil et l’acceptation de la différence, ainsi que par un changement de regard porté sur cette dernière. Pour les élèves, en parallèle de mesures de différenciation pédagogique visant une progression dans les apprentissages, le concept 360° se concrétise aussi par une valorisation de l’hétérogénéité au sein du groupe classe. En effet, l’implémentation du dispositif repose en grande partie sur le développement d’un climat de classe bienveillant et qui promeut l’empathie et la tolérance face à la diversité.

Mais, concrètement, en tant qu’enseignant·e, comment s’y prendre pour aborder la différence avec délicatesse et sans stigmatiser ? Comment créer un climat de classe tolérant et ouvert à la discussion, tout en développant l’empathie des élèves ? S’agissant de compétences transversales (PER : Vivre ensemble et exercice de la démocratie) qui ont trait au savoir-être des élèves, la littérature jeunesse s’avère être un riche vecteur d’ouverture d’esprit, permettant en outre d’accueillir la différence avec sérénité et bienveillance. Le descriptif FG 25 du PER vise par exemple une reconnaissance de l’altérité, ainsi que le développement du respect mutuel dans la communauté scolaire. Dans cette optique, nous avons sélectionné deux albums jeunesse qui traitent de cette thématique de façon implicite et touchante, et qui laissent aux plus jeunes une place importante pour réfléchir et se situer en tant qu’êtres singuliers.

 

La géométrie de l’acceptation.

 

©éditions Bilboquet-Valbert

 

Le premier album, Quatre petits coins de rien du tout, de Jérôme Ruillier (éditions Bilboquet-Valbert, 2010), problématise la question de la différence en contexte scolaire, par le biais d’une métaphore géométrique. L’album s’adresse aux enfants dès 3 ans, avec une possibilité d’adapter son exploitation à l’âge des élèves. L’histoire est très simple. Petit Carré se retrouve parmi des amis Petits Ronds. Au moment où retentit la sonnerie, tous les Petits Ronds se dirigent vers la grande maison, qui n’a qu’une seule porte, ronde. Petit Carré ne peut donc pas y rentrer. Accablé par la tristesse, il tente de changer – il s’allonge, se tord, met la tête en bas, se plie, essaie d’être rond – mais rien n’y fait : un carré ne pourra jamais rentrer dans un rond. Découper ses coins pour qu’il rentre dans « le moule » ? Petit Carré refuse car cela ferait trop mal. Après une longue discussion entre Petits Ronds, ces derniers comprennent que Petit Carré est différent et que ce n’est pas lui qu’il faut changer, mais la porte ! Remodelée, cette dernière évolue en une forme carrée et permet, enfin, d’accueillir toutes les géométries.

©éditions Bilboquet-Valbert

Ce petit album, au format lui-même carré, a une esthétique particulièrement épurée, ce qui permet au lecteur·trice de se focaliser sur le message caché derrière les dessins géométriques. De plus, en dépersonnalisant les protagonistes du récit, l’auteur rend la portée de celui-ci symbolique et par la même, universelle. La narration repose sur un scan de papier découpé : les ronds sont de couleurs de carton différentes ; Petit Carré est en carton bleu ; la maison est représentée comme un grand carré blanc, en toile. En plus d’une variation de coloris, qui symbolise la singularité de chaque élève, l’album repose également sur un jeu de couleur de l’arrière-fond. En effet, au début de l’histoire, les formes apparaissent sur un fond terne, brun ou gris clair, puis ce dernier devient jaune vif au moment de l’entrée de Petit Carré dans la grande maison, soit lorsque le contexte est adapté pour l’accueillir et sa différence enfin acceptée.

La grande abstraction de l’album laisse une liberté d’interprétation importante, le sens de l’album permettant, par le biais d’arrêts sur image, de discussions de groupe, d’échanges, voire de jeux, de parvenir au message central sur l’acceptation de la différence. En sus de la didactisation de l’album au sein des MER actuels pour les 1-2ème, de nombreuses pistes didactiques se trouvent également en ligne (par exemple : ici, ou ici), et l’album nous parait particulièrement réussi en vue de la mise en place d’une discussion philosophique sur la différence, l’acceptation de l’autre, de même que sur la tolérance au sein du groupe classe. Quatre petits coins de rien du tout ouvre en effet la voie à une lecture dialoguée, qui encourage les élèves à se décentrer et à se mettre à la place de Petit Carré, ceci en cherchant des solutions afin que le héros géométrique trouve sa place parmi ses pairs. L’extension de l’univers de l’album permet de réfléchir à des scénarios – en contexte scolaire ou non – tirés de l’expérience des élèves, favorisant ainsi une identification à la situation vécue par Petit Carré. En ouvrant la parole autour de ce que signifie « se montrer bienveillant envers autrui », Quatre petits coins montre un chemin possible pour relever un défi majeur et important de l’école inclusive : développer l’empathie des élèves.

Comprendre sa fragilité.

©éditions Bilboquet-Valbert

Le second album que nous souhaitons mettre en avant est La petite casserole d’Anatole, d’Isabelle Carrier (éditions Bilboquet-Valbert, 2009). Véritable coup de cœur, par son originalité et sa délicate façon d’aborder le handicap, l’album relate l’histoire d’Anatole qui, depuis sa naissance, traine une casserole rouge qui le rend différent des autres. Plus sensible, plus créatif que ses pairs, Anatole a son propre rythme lorsqu’il s’agit de jouer et de progresser, à tel point que sa casserole devient une source de frustration. Elle l’isole de ses pairs et le rend malheureux. Alors, Anatole essaie de s’en débarrasser, mais en vain : « La petite casserole est là et on ne peut rien y faire. ». Après avoir développé un mécanisme de mise à l’écart, en se cachant derrière sa différence, Anatole découvre qu’il y a d’autres moyens de l’affronter : en la valorisant ! À l’aide d’une figure adulte non identifiée, elle-même en possession de sa propre casserole, Anatole parvient à comprendre qu’il n’est pas seul et que ce qu’il traine – son handicap – peut aussi devenir une qualité. Ainsi, le petit héros apprend à se « débrouiller avec sa petite casserole » en exprimant notamment sa créativité. L’objet, placé à l’intérieur d’une sacoche symbolique, devient dès lors beaucoup moins encombrant, tandis qu’Anatole prend conscience de ses atouts et s’épanouit progressivement, tout en restant le même.

©éditions Bilboquet-Valbert

Adapté aux lecteur·trice·s dès 3 ans, l’album de Carrier enchante par son authenticité, notamment une esthétique enfantine, de même que par l’originalité avec laquelle il aborde la question de la différence. La métaphore de la petite casserole, certes plus explicite que celle des formes géométriques, reste néanmoins suffisamment allégorique pour permettre de multiples explorations de l’album. L’histoire d’Anatole, extrêmement touchante, ouvre la voie à une compréhension subtile de la complexité des différentes formes de handicap. En ce sens, la petite casserole peut représenter un handicap visible, tout comme une particularité spécifique, source de frustration et qui empêcherait un·e enfant de se développer comme il·elle le souhaite. Au fond, n’avons-nous pas tou·te·s une casserole, à un moment ou un autre de notre vie ? C’est la question à laquelle l’autrice semble nous confronter.

©éditions Bilboquet-Valbert

L’album ouvre la voie à de nombreuses activités pédagogiques, allant de la compréhension en lecture, à celle du concept de différence (différent·e par rapport à qui ?), à une réflexion autour de différentes expressions de la diversité à l’école, en passant par des discussions sur les manières de surmonter ou de valoriser sa petite casserole personnelle, tout en l’empêchant de prendre le dessus. Nous signalons également que La petite casserole d’Anatole a été adapté en court-métrage par Éric Montchaud en 2014. La magnifique adaptation, dont vous trouverez un petit aperçu en ligne, peut être visionnée sur la plateforme VOD d’Éducation 21. Parmi les nombreux documents d’exploitation en classe, que l’on trouve par exemple ici, ici, ou ici, nous signalons une ressource pédagogique particulièrement riche, qui s’appuie sur l’album et le court-métrage du même nom (de même que sur d’autres courts-métrages) et met à disposition des activités de compréhension, de discussion en groupe, de création, ainsi qu’une bibliographie sélective d’albums de littérature jeunesse abordant des thématiques similaires.

© Éric Montchaud, Animatou, 2014.

Mécanismes d’adaptation en contexte scolaire.

Alors que Quatre petits coins de rien du tout illustre la manière dont le contexte – en particulier l’école – s’adapte pour accueillir la différence et se montrer bienveillant à son égard, La petite casserole d’Anatole aborde la même problématique à partir de mécanismes plus personnels d’acceptation et de valorisation de la diversité. Quelle que soit la voie menant à la tolérance, les deux albums montrent que la différence existe et que la solution n’est jamais de la faire disparaître. Au contraire, c’est en adaptant le milieu scolaire, tout comme son regard, à la diversité, que les portes s’ouvrent à une existence où chaque enfant occupe une place à part entière et possède les outils adéquats pour apprendre, évoluer et s’exprimer dans toute sa singularité parmi ses pairs. En ce sens, c’est par la médiation de la littérature et de son éclairage symbolique, que l’empathie des élèves a une chance d’être développée. C’est du moins un enjeu important de l’école inclusive, auquel les enseignant·e·s sont désormais confronté·e·s. Leur mission, s’ils·elles l’acceptent : élargir les horizons jusqu’à ce que la différence fasse, elle aussi, partie intégrante de ce qui est considéré comme la « norme ». L’art en général, et la littérature jeunesse en particulier – en tant que vectrice de discussions, d’ouverture d’esprit, tout comme d’imagerie mentale – questionne, déplace, modifie, voire redéfinit les représentations. Comme le montrent ces deux albums, elle est un instrument précieux en faveur de l’inclusion !

Chronique publiée le 30 novembre 2021

Par Violeta Mitrovic, HEP Vaud, violeta.mitrovic@hepl.ch