Conte sur l’inceste : « J’ai voulu parler aux enfants du sujet dont on leur parle le moins »

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Voielivres se penche, cette semaine, sur un sujet difficile. Avec l’aimable autorisation de Libération que nous remercions, nous reproduisons ici un entretien d’Elsa Maudet, journaliste, avec Florence Dutruc-Rosset, autrice de littérature de jeunesse, qui a choisi de redonner une voix – et une voie – aux enfants victimes d’inceste.

L’article a été originalement publié le 20 janvier 2021 à l’adresse suivante : https://www.liberation.fr/livres/2021/01/20/conte-sur-l-inceste-j-ai-voulu-parler-aux-enfants-du-sujet-dont-on-leur-parle-le-moins_1817965/

Chaque mercredi, « Libération » fait le point sur l’actualité du livre jeunesse. Aujourd’hui, une histoire pleine d’espoir où se rencontrent un roi incestueux, une princesse mutique et une biche blessée.

© www.bayard-editions.com

La littérature jeunesse n’est pas que mignons oursons et bêtises d’écoliers. Elle sait se saisir de sujets douloureux, difficiles, pour sensibiliser ou accompagner les enfants face à la dureté du monde. Mais la société peine à regarder en face la question de l’inceste et auteurs comme maisons d’édition ne font pas exception. Rares sont les ouvrages pour enfants abordant cet épineux sujet, alors que les plus jeunes sont concernés au premier chef. Comment en parler à un lecteur de 5, 8 ou 12 ans ?

Florence Dutruc-Rosset a choisi le conte. Autrice jeunesse depuis trente ans, ex-rédactrice en chef d'Astrapi, désormais aux manettes des magazines Mes Premières Belles Histoires et les Belles Histoires, chez Bayard, elle a sorti en novembre La Princesse sans bouche. Un album illustré par Julie Rouvière, dans lequel une jeune princesse est victime des visites nocturnes et secrètes de son roi de père. « Il la toucha comme aucun papa n'a le droit de le faire, d'une manière qui ne la respectait pas. Il la toucha comme si elle était sa femme, ce qui est interdit à tous les papas de la Terre », peut-on clairement y lire.

La princesse rêve que sa mère sache, qu’elle la protège. Mais la reine, comme bien des mères face à pareille situation, ne voit pas, n’entend pas, ou préfère faire comme si. La petite fille se retrouve alors seule face à sa souffrance, ne peut se confier à personne et, à force de ne pas parler, voit sa bouche disparaître.

Un jour d'automne, dans la forêt, elle tombe sur un chasseur. Il tire sur une biche devant elle, la blesse. Face à cette scène insoutenable, la princesse retrouve sa bouche. Celle qui lui permet de hurler un « non » viscéral. Elle va veiller la biche, prendre soin d'elle, jusqu'à ce que l'animal soit de nouveau sur pied. Le traitement que la jeune fille rêvait qu'on lui consacre. Florence Dutruc-Rosset explique à Libération les raisons d'être de cet ouvrage.

Pourquoi avoir choisi d’aborder l’inceste ?

J'ai voulu parler aux enfants du sujet dont on leur parle le moins, le plus grave, le plus incompréhensible et le plus destructeur parmi toutes les maltraitances qu'ils peuvent subir. Il n'y a quasiment aucun livre dessus, en tout cas pas des contes, des histoires. Les enfants sont beaucoup plus victimes de ces violences que ce qu'on aimerait penser. Le tabou protège les agresseurs et la parole protège les enfants. Lever le tabou, c'est le meilleur atout pour eux. Et plus les enfants sont pris en charge tôt, moins ils ont de conséquences psychologiques graves dans leur vie.

Pourquoi avoir choisi la forme du conte ?

Les images symboliques sont puissantes dans ce genre de thème, qu'on ne peut pas affronter de manière trop brutale ou trop concrète. Le conte permet de parler au niveau du cœur, pas juste au niveau du mental, de la compréhension logique et rationnelle de l'enfant. L'humanité s'est beaucoup servie des mythes, des légendes, pour essayer de comprendre, avancer sur le chemin de la vie et se guérir.

Avez-vous écrit ce livre spécifiquement pour les enfants victimes d’inceste ?

C'est une histoire de guérison de blessure émotionnelle d'enfant, donc il peut parler à des enfants qui ont été blessés pour X raisons dans leur famille, qui n'ont pas forcément une expérience de souffrance sexuelle. Il n'y a pas plus puissant que le personnage du roi. C'est une personne d'autorité, donc on peut projeter son histoire sur n'importe quel adulte qui a autorité. Ce n'est pas parce qu'on n'a pas vécu la même chose que le héros du livre qu'on ne peut pas s'y identifier et trouver quelque chose en lui qui nous parle.

Je veux montrer aux enfants qu'il y a un chemin de guérison, qu'ils ont une force en eux suffisante, qu'on peut rencontrer des personnes bienveillantes qui vous aident et qu'on n'est pas tout seul enfermé dans son mutisme. Il y a des issues. Ça fait partie, j'espère, des contes qui guérissent.

© www.pexels.com

Que vous a apporté votre travail avec Mélanie Dupont, psychologue à l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu et présidente de l’association Centre de victimologie pour mineurs ?

Je me suis demandé comment les parents allaient recevoir une histoire comme ça, s'ils n'allaient pas se sentir mal, et elle m'a beaucoup encouragée, beaucoup dit qu'il fallait que la parole se libère. Les choses qu'on peut nommer sont bien moins actives, terrifiantes.

J'ai aussi eu une réflexion avec elle sur la réception de l'enfant. Est-ce que ça va le choquer, le traumatiser, lui faire peur ? Elle m'a dit que non : les enfants n'ont pas les mêmes connaissances que nous, ils reçoivent beaucoup plus simplement les vérités qui nous dérangent. Les enfants à qui on dit que le pays d'à côté est en guerre, que les gens y ont des fusils et se tuent, n'ont pas peur. Et les enfants traumatisés, cette histoire est censée leur faire du bien : on reconnaît enfin leur histoire, leur souffrance, des mots sont mis sur ce qu'ils ont subi. Ça peut être un support pour eux, une occasion de parler.

 

La Princesse sans bouche, de Florence Dutruc-Rosset, illustré par Julie Rouvière, Bayard Editions. A partir de 5 ans.