Moi, j’attends… Un album de littérature de jeunesse, mais une double expérience de lecture

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Il y a seize ans déjà, les éditions Sarbacane publiaient un trésor littéraire sous les plumes et l’ingénierie artistique de Serge Bloch et Davide Cali. Moi, j’attends… ne raconte pas une histoire mais l’histoire, celle du parcours de vie de chacune et de chacun avec ses forces et fragilités. La simplicité des doubles-pages en fait un ouvrage puissant que l’on aime offrir aux grands comme aux petits. Doubles-pages comme unité propre à tout album dans sa version imprimée mais simples pages pour son adaptation numérique. C’est ici que réside la première différence entre les deux formats.

Avide de mieux comprendre la littérature jeunesse numérique, www.voielivres.ch propose une série de trois chroniques sur le sujet. Ouvrons le bal aujourd’hui en explorant cet album.

 

 

© www.editions-sarbacane.com

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Moi, j’attends… dans sa version imprimée

Cela pourrait vous arriver : terminer la lecture de Moi, j’attends..., refermer l’album et réaliser que votre œil est devenu humide au fil des pages. Pour plusieurs raisons, peut-être, qui tiennent tant au sens qu’à la forme. Alliant une économie de mots et de traits, l’album de Davide Cali et de Serge Bloch « dit » pourtant tout : les étapes d’une vie humaine de l’enfance à la vieillesse, les émotions qui accompagnent ces différents âges, les joies et les tristesses qui font une existence humaine. Le format à l’italienne de l’ouvrage en version imprimée renforce cette impression de temps qui passe, d’une vie qui se déroule de double-page en double-page, dans une succession d’instants qui ensemble « font récit ».

L’album représente donc une saisie chronologique du parcours d’un jeune enfant qui traverse des états qu’on imagine communs à tous et à toutes (le rituel du coucher, le gâteau d’anniversaire, les après-midis pluvieux, la décoration du sapin de Noël).

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L’enfant grandit et découvre les premiers émois amoureux ainsi que la personne qui partagera la suite du récit.

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Il se marie, il fonde une famille, il élève ses enfants, qui quittent à leur tour le nid familial – espace à réinvestir à deux, plutôt qu’à quatre. Puis la maladie fait irruption dans le décor et emporte l’épouse. On pourrait imaginer que l’histoire s’achève là, mais les auteurs ont choisi de clore le cycle sur la promesse d’une vie qui s’annonce : un des enfants du héros attend à son tour un enfant. La page qui termine l’album montre une pelote de fil rouge intacte, embobinée à nouveau, comme prête à se dérouler dans une nouvelle existence incarnée. Le mot « fin » qui devient « fil » à la faveur d’un « n » barré et remplacé par un « l » se lit comme une bravade face à la finitude – du livre et de l’existence.

Dans Moi, j’attends…, le héros, qui est également le narrateur, n’est ni nommé ni représenté avec force détails ou caractéristiques qui pourraient le situer. Le personnage, ainsi mis en scène, est assez lisse dans sa définition : cette parcimonie dans la description invite le lecteur et la lectrice à s’y projeter. Le héros, c’est vous, c’est moi, c’est celles et ceux qui veulent s’identifier au personnage.

La structure de l’album repose sur une triple récurrence. Chaque double-page associe :

(1) une phrase ou un segment de phrase construit sur un moule syntaxique : « J’attends… » suivi d’un verbe à l’infinitif (« J’attends… de grandir »), d’un nom ou d’un groupe nominal (« J’attends… un bisou avant de dormir »), d’une phrase subordonnée (« ... que le gâteau soit cuit »), avec une répétition explicite ou implicite de l’anaphore « J’attends » ;

(2) une illustration en noir et blanc, au trait simple, esquissant les contours de personnages et de décors, associant parfois des photographies incrustées ;

(3) un fil rouge, qui au-delà de la métonymie, s’incarne dans chaque illustration soit comme le détail coloré d’une scène (les mouchoirs qu’agitent deux amoureux l’un sur le quai de la gare, l’autre dans qui train qui part), soit comme une pièce maitresse de l’image (le cordon ombilical ou la corde qui assure la famille en randonnée dans les montagnes).

Un mot encore sur le fil rouge, en ce qu’il constitue une des spécificités de l’album. Tantôt humoristique, lorsque l’enfant qui tire sur le fil rouge comme pour faire avancer le temps plus rapidement, tantôt décoratif quand il devient la guirlande qui illumine un sapin de Noël, il peut se faire également poétique, évoquant la légèreté du sentiment amoureux naissant ou encore tragique, lorsque le fil rouge figure une couronne funéraire et signifie l’irruption de la mort dans l’existence du héros. La simplicité du trait et du symbole du fil rouge contraste avec la profondeur des thématiques convoquées. Les inférences contribuent à cette impression de subtilité : en invitant le lecteur ou la lectrice à combler les non-dits, d’événements, d’émotions, de joies ou de peines par procuration, le récit se pare d’une forme de pudeur, laissant à chacune et à chacun le soin d’incarner les transitions entre les événements explicitement narrés.

Moi, j’attends… dans sa version numérique

 

Interactions avec le lecteur

Dès l’instant où l’on ouvre l’application, la première page de couverture s’affiche fidèle à celle du livre imprimé, à une seule nuance près : le personnage principal porte le pictogramme d’une flèche comme symbole emblématique de lecture (le fameux bouton play) plutôt que le fil rouge.

Comme dans sa version imprimée, les instants heureux ou douloureux de l’existence sont esquissés aux traits et liés les uns aux autres à l’aide du fil rouge, unique couleur sur l’image. Pas de hasard donc dans le bouton play à la place du fil puisqu’en effet c’est lui que le lecteur est appelé à tirer-glisser-démêler. Il le fait pour activer la lecture animée puis à plusieurs moments du récit pour passer d’une situation de vie à une autre, parfois ordinaire, souvent symbolique : tricoter un pull pour vêtir le personnage sous la pluie, encourager l’adulte qu’il est devenu à déclarer sa flamme, le soigner de ses blessures de guerre, accompagner sa future épouse jusqu’à l’autel, couper le cordon ombilical, avoir le courage de demander pardon,…

À chacune de ses interventions, le lecteur devient l’acteur d’actions implicites, ellipses de la version imprimée. Sans son intervention sur le symbole play puis sur le bout du fil, le récit est alors suspendu, la page figée. Une main filmée intervient sur le fil dès l’issue de l’incipit pour signifier son rôle au lecteur. Il est vrai qu’aucune consigne ne nous indique jamais de tourner les pages d’un livre imprimé ni de tricoter un pull déjà enfilé.

Les auteurs du livre numérique font ainsi de l’élément iconographique principal qui définit l’enchainement des doubles-pages de l’album papier, l’outil qui non seulement fait déployer le récit en fonction de l’action du lecteur mais aussi un outil inédit qui lève une part d’implicite sur les pensées et émotions des personnages.

Les choix des auteurs semblent clairs : ne pas entraver la réception du récit par des activités prétextes à l'interaction du lecteur avec le texte et les images, ni jeux ni coloriages dépourvus de sens. Les chroniques à venir parleront de cohérence et plus-values de l’album de littérature jeunesse numérique. En voici un exemple phare.

Animation

Comme sur les programmes TV désormais à la demande ou nos presque feux DVD, un menu permet de décider de plusieurs paramètres : couper ou activer la voix qui oralise le texte, afficher ou pas le texte, choisir la langue dans laquelle le lecteur auditeur souhaite écouter le récit. Un réseau de possibilités joue avec l’aspect composite de l’album d’une part, de sa modalité numérique d’autre part jusqu’à rendre effectives les approches interlinguistiques prescrites par le Plan d’Etudes Romand.

Au sein du récit, nous retrouvons la même technique d’illustration que celle de l’album imprimé : dessins au trait pour les personnages et les éléments de décor, couleur rouge du fil dont le rôle change à chaque scène, les reliant les unes aux autres. L’album numérique se regarde comme un petit film d’animation ou les personnages se meuvent, passant même de page en page sans qu’elles ne se tournent, sans coupure entre les pages écrans.

Mise en voix et sonorisation

Lorsque l’on demande à des élèves comment ils aiment lire un livre, on obtient des aveux précieux. Certains militent pour commencer par la fin, d’autres préfèrent commencer par le début mais en tenant le livre à l’envers, d’autres jouent à l’ouvrir à une page au hasard, d’autres encore aiment se perdre dans une illustration sans ne plus en sortir. En écoutant les premiers mots énoncés par André Dussolier et d’emblée ponctués par des notes de xylophone, il est certain qu’une majorité d’entre nous relanceraient en boucle l’ouverture de cette lecture. La sonorisation et la mise en voix de cette adaptation numérique renforcent la narration du récit où l’écoute et le visionnage de la vie qui passe, en font une véritable ode. Décuplent-elles les émotions du lecteur ? À moins que cet effet relève justement du silence et de l’immobilité d’une page ? Tout doit probablement être question d’intention artistique (Genette, 1997).

Et en classe ?

Dès le cycle 1, enseigner les effets de la multimodalité est un objectif en soi parallèlement à la compréhension du récit. À partir du texte entendu, les élèves peuvent être amenés à prendre en compte les variations de l’intonation ou du débit pour identifier la structure du texte, les émotions des personnages et à les articuler aux images animées.  À partir du texte lu, ils sont appelés à mettre en lien les images et le texte, sans la mise en voix, et à associer les informations du texte au titre. Dans ce récit notamment, c’est la chronologie des événements que les jeunes élèves établissent au fil et après la lecture et l’écoute.

Ainsi pour rendre explicites les éléments qui composent l’album imprimé et ceux qui composent sa version numérique, il pourrait être proposé deux cercles de lecture. Le premier ferait part de sa réception de l’ouvrage imprimé, le second de son interaction avec l’ouvrage numérique. C’est ici l'occasion de découvrir et utiliser le métalangage autour de l’objet livre, qu’il soit imprimé ou numérique, d’engager collectivement une réflexion sur les effets des interactions avec le lecteur. Les échanges d’expériences de lecteurs et lectrices, auditeurs et auditrices sont alors au service du format plus que du contenu. Même s’il est nécessaire de savoir en faire parler, qui d’autres que les jeunes lecteurs et lectrices sauraient mieux le faire?

 

Dans l’album numérique, le menu propose différents paramètres. Celui du texte et de la voix pourrait être désactivé, laissant toute sa place à l’animation des images. Que devient alors le récit sans sa dimension textuelle ? L’album, « forme d’art hybride, graphique et textuel » (Lépine M. & Tremblay-Boudreault V., 2021), alors dépourvu de texte, invite le lecteur à mettre en mots les images. Lépine et Tremblay-Boudreault décrivent les caractéristiques propres à l’album sans texte : « les images occupent pratiquement tout l’espace, la narration se réalise de manière articulée entre les images et le texte est à construire par le lecteur ».  On a bien souvent envie de faire produire le texte absent par les élèves, ce qui interroge le respect du choix de l’auteur  ou de l’autrice : c’est bien le silence des mots qu’il ou elle offre à ses destinataires, donnant ainsi toute sa puissance d'information à l’image. Cependant, Moi, j’attends associe initialement images et texte. Lorsque ce dernier disparait des pages par la manipulation numérique, le faire créer pas les élèves permettrait soit de produire un texte en fonction du titre et de la chronologie des illustrations, soit de rendre explicite les pensées des personnages en décidant le contenu de leurs paroles. Cette production mériterait tant un traitement oral qu’écrit et un partage entre locuteurs et scripteurs. Le recours à la diversité de langues premières de la classe s’impose bien entendu et serait aisément enrichi des langues proposées par l’adaptation numérique.

Plus haut, nous avons évoqué la part d’action du lecteur ou de la lectrice dans son interaction avec l’album numérique et le fil rouge qu’il ou elle manipule régulièrement pour tricoter un pull, brancher un cathéter, couper un cordon ombilical, etc …  Ces actions sont naturellement  absentes de l’album imprimé : amener les élèves à les  situer entre les pages permettrait de créer des inférences, rendre explicite l’implicite.

D'implicite, cet album détient celui de l’acceptation du temps qui passe, des séparations inhérentes à la vie jusqu’à celle de la mort. Engager les élèves dans une démarche de discussion philosophique, si elle exige un étayage pensé et préparé par l’adulte, elle donne assurément toute sa dimension littéraire à l’album jeunesse, écran et papier confondus.

 

Chronique publiée le 28 septembre 2021

Par Claire Detcheverry, chargée d’enseignement (claire.detcheverry@hepl.ch) & Sonya Florey,  professeure ordinaire, HEP Vaud (sonya.florey@hepl.ch)