L’album de littérature de jeunesse numérique : comment le définir ?

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Voici la 2e chronique sur les trois que Voie Livres consacrera à l’album numérique : on se demandera ici comment le définir, quelles sont ses caractéristiques, comment l’analyser pour mieux cerner ses opportunités didactiques.

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Depuis une décennie, l’album de littérature de jeunesse numérique est devenu un objet dont la formation des enseignants et la recherche en didactique de la littérature francophone se saisissent régulièrement. D’un épiphénomène, lié à l’un ou l’autre ouvrage remarquable, l’album numérique s’est peu à peu révélé comme un espace à investir, tant sur le plan théorique que praxéologique, en explorant ses caractéristiques, ses formes et ses formats, ainsi que ses potentialités didactiques.

Si aujourd’hui l’introduction de l’album numérique en classe demeure encore confidentielle, force est de reconnaître que dans les pays anglo-saxons, l’entrée en littératie se réalise en conjuguant des supports imprimés et numériques. Ainsi, la recherche dispose d’un certain nombre de données que nous avons envie de mettre en lumière ici. L’idée n’est pas tant de se positionner sur la pertinence d’introduire l’album numérique en classe, que de se demander à quelles conditions ces supports présentent une plus-value didactique. Dans le monde éditorial occidental, la part du livre numérique à destination d’un public d’enfants est en constante progression. Or, ce développement sans précédent, s’il témoigne d’une vitalité du secteur, atteste également d’un déploiement fondé sur des critères commerciaux qui entrent parfois en faible résonance avec des critères didactiques et pédagogiques. Dans un article publié en 2015, Prieto va même jusqu’à suggérer qu’il existe un vide dangereux dans le monde de l’enseignement de la littérature, nécessaire de combler. C’est cette tension, cet impensé, que cett chronique ainsi que la suivante se proposent d’explorer : d’abord, un zoom sur des éléments de définition d’un album de littérature de jeunesse numérique, et la présentation d’un album francophone, La grande histoire d’un petit trait, de Serge Bloch, l’illustrateur de Moi j’attends ; la semaine prochaine, une évocation des enjeux liés à la didactisation d’un tel corpus ou les points de vigilance à observer lorsqu’on fait entrer ces objets en classe.

 

1.Caractéristiques de l’album de littérature jeunesse numérique

Les albums numériques ont pris une importance grandissante dans l’espace éditorial à partir de 2010 et constituent un des sous-genres de la catégorie « littérature numérique », qui désigne toute œuvre qui « ne peut pas être imprimée sur papier sous peine de perdre les caractéristiques qui constituent sa raison d’être » (Bouchardon et al., 2014, p. 8). Les premières œuvres numériques pour la jeunesse se lisaient sur CD-ROM. Aujourd’hui, le CD-ROM a été totalement remplacé par des applications pour iPad ou smartphones qui jouent avec les possibilités offertes par le médium, en proposant soit des objets littéraires augmentés à partir d’albums papier, ou des œuvres numériques inédites.

S’intéressant au processus de transformation qui conduit de l’album jeunesse imprimé à l’objet littéraire numérique, Yokota et Teale (2014) proposent une échelle de gradation pour expliciter les étapes de cette transition d’un support à l’autre :

  • (1) la numérisation ;
  • (2) la transformation en animation vidéo ;
  • (3) l’ajout de fonctionnalités numériques ;
  • (4) l’ajout de fonctionnalités interactives, y compris des jeux, qui se déploient au-delà de l’histoire.

Ainsi, cette échelle reflète le degré d’exploitation du médium numérique, du moins intense au plus intense. La numérisation (1) serait l’équivalent d’une simple transposition, tandis que l’animation vidéo (2) enrichit le support papier (visuel et textuel) de modes sémiotiques supplémentaires (kinesthésique, sonore). Dans cette logique, l’ajout de fonctionnalités numériques (3) ou interactives (4) relève de la véritable mutation du papier au numérique, l’exploitation des possibilités offertes par la technologie créant une expérience de lecture inédite. Celle-ci peut par exemple être non-linéaire ou encore entièrement dépendante des actions effectuées par le jeune lecteur (interactivité).

Turriòn (2015), quant à elle, focalise son classement sur la manière dont s’y déploie la narration. En ce sens, elle distingue :

  • les livres audio: narration orale sans ajout de fonctionnalités propres au numérique ;
  • les narrations multimédiatiques: narrations multimodales linéaires qui mélangent différents modes (multimodales: textuel, visuel, oral, etc.) ;
  • les narrations hypermédiatiques: narrations multimodales non-linéaires, dont le déploiement dépend des choix et de la participation du lecteur ;
  • les narrations transmédiatiques: narrations qui se déploient sur plusieurs supports ou plateformes hors de l'œuvre (ex: YouTube, blogs, etc.).

La classification de Turriòn est particulièrement intéressante pour une approche didactique, car elle est centrée sur la linéarité narrative et l’influence du support sur la réception et la compréhension de l’histoire par les jeunes lecteurs. Les livres audio seraient en quelque sorte une numérisation orale de l’album papier, sans ajout entravant sa compréhension. À l’autre extrémité, les narrations transmédiatiques mettent l’accent sur les spécificités de chaque support, y compris hors du livre, dans la compréhension globale de l’histoire. Les narrations multimédiatiques (ou multimodales) et hypermédiatiques, elles, décrivent bien la majorité des albums numériques contemporains, qui reposent sur la multimodalité et une forme d’interactivité avec le lecteur, deux caractéristiques centrales spécifiques à ces objets et influençant grandement leur lecture et compréhension.

S’appuyant sur la proposition théorique de Turriòn, Al-Yaqout et Nikolajeva (2015) considèrent à leur tour les albums de littérature de jeunesse numérique à partir de l’hybridation entre les différents modes ainsi qu’en fonction du degré d’interactivité avec le lecteur. Ils précisent ainsi que la spécificité de certaines œuvres numériques, qui en fait d’ailleurs des objets particulièrement intéressants pour l’enseignement, réside dans la possibilité, pour le lecteur, de devenir co-créateur de l’histoire. Son rôle devient plus actif, son immersion et son engagement affectif dans l’histoire augmentant notamment par le biais de l’interaction avec les différents contenus. L’interactivité n’est cependant pas uniquement de l’ordre du ludique. Kucirkova (2017) abonde en ce sens en distinguant les albums numériques avec une interactivité ludique, qui éloignent le jeune lecteur de l’histoire en l’encourageant à effectuer des actions décontextualisées, des albums numériques avec une interactivité complémentaire à la narration, qui augmentent l’immersion dans l’histoire et favorisent la compréhension.

Bus et al. (2014), quant à eux, définissent l’album numérique selon trois critères : (1) la présence d’une narration audio accompagnant une narration textuelle ; (2) un contenu multimodal qui mélange au moins deux modes différents ; (3) la présence d’une ou plusieurs fonctionnalités interactives avec le lecteur. Ils s’accordent donc avec les propositions présentées jusque-là pour mettre en avant la multimodalité et l'interactivité comme étant les deux caractéristiques les plus importantes dans la description des ALJN. Chacune de ces dimensions est ensuite décrite en termes de plus- ou moins-value. Concernant la multimodalité, ils soulignent que la présence de plusieurs modes peut aider les jeunes lecteurs à mieux comprendre l’histoire, mais qu’elle peut également devenir un frein à la compréhension pour les enfants qui seraient en surcharge cognitive lors du passage d’un mode à l’autre. Quant aux fonctionnalités interactives, ces chercheurs relèvent, à l’image de Al-Yaqout et Nikolajeva ainsi que de Kucirkova, le danger d’éloigner les jeunes lecteurs d’informations importantes de l’histoire en encourageant de leur part des actions ludiques mais décontextualisées. Ils précisent que ces formes d’interactivité, bien qu’elles soient une source de motivation et d’implication pour les lecteurs, distraient de la narration et desservent la compréhension de l’histoire.

Malgré ces variations définitoires, nous relevons néanmoins un consensus autour de deux caractéristiques de l’album de littérature de jeunesse numérique : la multimodalité et l’interactivité. À cela, nous souhaitons ajouter une dernière caractéristique qui aide à la compréhension de l’expérience contemporaine de lecture offerte par ce support inédit : la performance. En effet, l’une des particularités de l'œuvre numérique est qu’elle découle d’une programmation informatique préalable. L’œuvre « se produit » donc dans un espace-temps qui n’est pas celui de la lecture papier, mais bien celui d’une performance, les différents éléments (multimodalité/interactivité) étant programmés de sorte à s’animer au sein de l'œuvre (avec ou sans activation de la part du lecteur) et ainsi façonner la compréhension de l’histoire racontée. C’est notamment ce que suggère Turriòn (2015) lorsqu’elle aborde le degré de linéarité de la narration numérique. L’expérience de lecture et la manière précise dont vont s’agencer les éléments de multimodalité et d’interactivité relèvent de l’exécution programmée, soit de la performance, de l'œuvre numérique. C’est au sein de cette dimension performative de l’album numérique que se joue l’intérêt principal de ce nouvel objet littéraire, puisque c’est dans son architecture-même que peuvent être réglées les modalités de narration, d’apprentissage et de compréhension de la lecture. En d’autres termes, seuls les albums numériques qui usent des spécificités du médium à bon escient, soit en faveur du développement de compétences en littératie, présenteraient un intérêt didactique et une plus-value véritable par rapport au support papier. Nous y reviendrons dans la chronique de la semaine prochaine.

2. Un exemple : La grande histoire d’un petit trait de Serge Bloch (2014)

D’abord paru au format papier (2014), puis transposé en album numérique (application, en 2017), La grande histoire d’un petit trait (2014) nous sert ici de support afin d’exemplifier les caractéristiques présentées ci-dessus. L’album numérique de Serge Bloch consiste donc en la version augmentée d’un album jeunesse préexistant.

© Serge Bloch | http://www.lagrandehistoiredunpetittrait.fr

 

La grande histoire d’un petit trait raconte l’histoire d’un petit garçon qui se promène et qui, sur son chemin, trouve un petit trait rouge, qu’il rapporte à la maison et range dans sa bibliothèque. Un jour, le trait rouge se réveille et réclame d’être animé. Le jeune lecteur (dès 6 ans) devient alors co-créateur de l’histoire, puisqu’il lui est demandé de participer activement au déroulement de la narration, en dessinant des personnages, la suite de l’histoire, etc. Dès lors, le petit garçon et le trait rouge deviennent inséparables, l’un accompagnant l’autre dans les différentes épreuves de la vie, ceci au fil de quatre parties distinctes. Le contenu et le message de l’album - qui traite du cycle de la vie, de l’importance de l’imagination, de même que de l’amitié - sont ainsi renforcés par l’interactivité programmée au sein de l’application, le jeune lecteur devenant en quelque sorte le petit trait rouge par l’intermédiaire de ses propres dessins.

Multimodalité

Cet album numérique associe les modes textuel (la narration textuelle), visuel (les illustrations), sonore (la narration audio, la musique, les sons) et kinesthésiques (l’animation du texte, des images et des dessins réalisés par le jeune lecteur). Chacun des modes participe au déroulement d’une narration linéaire animée, tirée de la version papier de l’album. L’ajout des modes supplémentaires, en particulier sonore et kinesthésique enrichit le contenu et le message de l’album, en s’appuyant sur les possibilités offertes par le support numérique. En effet, le contenu multimodal favorise sa compréhension, en créant une complémentarité, voire une symbiose, entre le récit textuel et les autres composants sémiotiques (visuel, sonore, kinesthésique).

Interactivité

© Serge Bloch | http://www.lagrandehistoiredunpetittrait.fr

 

Les fonctionnalités interactives présentes dans La grande histoire d’un petit trait rythment l’ensemble de l’album numérique et requièrent du jeune lecteur une participation active. Elles ont, selon les caractéristiques évoquées plus haut, pour effet de favoriser l’immersion dans la lecture, ainsi que de faciliter la compréhension de l’album, ceci en faisant du lecteur un co-créateur actif de l’histoire. Les différents moments d’interactivité, bien que motivants et divertissants, ne poursuivent pas de finalité strictement ludique. Ils ont avant tout pour effet d’enrichir le récit en exploitant le médium numérique, ceci au bénéfice de la compréhension du contenu narratif et du message transmis par l’album. L’album comprend les fonctionnalités interactives suivantes :

  • l’activation ou non de la narration audio, qui peut s’avérer aidante pour les lecteurs en émergence ;
  • la possibilité de dessiner (à l’aide d’un trait rouge) certains contenus de l’histoire, qui sont ensuite animés. Ces dessins sont soit pré-existants (sous forme de modèles visuels que le jeune lecteur reproduit avec ses propres gestes sur l’écran) ou entièrement libres. Il est également important de noter que le lecteur a la possibilité de choisir le temps qu’il souhaite consacrer à ses propres dessins, avant de voir ceux-ci animés. Le graphisme enfantin et minimaliste s’accorde parfaitement avec les fonctionnalités interactives, les dessins rouges du lecteur s'incorporent en effet avec harmonie à l’univers graphique de l’album numérique au moment de l’animation. Ainsi, au fil de l’album numérique, le lecteur voit ses propres dessins prendre vie et participe ainsi à créer la dimension visuelle de l’histoire ;
  • l’activation de contenu par l’accomplissement de certains gestes sur l’écran (appuyer, taper, tracer, bouger, gommer). À titre d’exemple, lorsque le récit relate un épisode où le jeune garçon est harcelé dans la cour de récréation, une gomme apparaît et le jeune lecteur a la possibilité d’effacer le persécuteur. Ainsi, le lecteur est directement impliqué dans l’issue de l’épisode relaté, en même temps qu’il peut inférer différents messages concernant l’amitié, la solidarité ou le pouvoir de l’imagination (en particulier du dessin) ;
  • des moments de dessin entièrement libres, dont la création d’une carte postale, à la fin de l’album, à partir du mot-clé « malicieux » qui sert à la fois à qualifier le trait rouge et à inspirer le dessin libre du lecteur. Lors de ces moments, ce dernier est appelé à personnaliser le récit en fonction de son interprétation, mais également de son imagination, notamment en laissant libre cours à sa créativité.

Performance

Concernant la caractéristique de performance, soit la manière dont les différentes fonctionnalités ont été programmées et agencées pour créer du contenu, La grande histoire d’un petit trait offre une illustration réussie de dimensions numériques qui enrichissent l’expérience de lecture, en même temps qu’elles sont au service de la compréhension du récit. Le choix de la narration linéaire participe à la stabilisation de l’histoire qui, dans sa globalité, reste identique à la version existant sur papier. Néanmoins, la présence de moments d’interactivité, programmés dans le but de favoriser l’immersion et l’implication active du lecteur, amplifie son expérience, notamment en la subjectivant. La possibilité de personnifier ponctuellement le récit soutient, selon nous, la compréhension de l’histoire, en même temps qu’elle rend chaque parcours de lecteur unique. Le support numérique ancre l’acte de lecture dans un espace-temps singulier, à l’intérieur duquel le jeune lecteur expérimente, par le biais de ses propres actions, la portée du message, qui est au cœur de l’album et qu’il lui est demandé de saisir.

La question que nous nous poserons la semaine prochaine concerne l’enseignement à partir de supports littéraires numériques : à quelles conditions, l’album numérique soutient-il les apprentissages des élèves ? Quels albums numériques choisir ? Et quels apprentissages viser ?

Chronique publiée le 5 octobre 2021

Par Violeta Mitrovic (violeta.mitrovic@hepl.ch), assistante diplômée à la Haute Ecole Pédagogique du canton de Vaud & Sonya Florey (sonya.florey@hepl.ch), professeure ordinaire HEP, Haute Ecole Pédagogique du canton de Vaud