Les petits bonshommes sur le carreau ou quand la littérature de jeunesse aborde des thèmes graves [1]

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C’est un petit album carré, format caractéristique des éditions du Rouergue, un petit format qui convient à l’intime, qui concentre l’image, en même temps qu’il invite à l’abstraction : que voit-on sur la couverture ? L’image enfantine d’un bonhomme, un dessin d’enfant tracé sur une vitre transparente derrière laquelle semblent se profiler des silhouettes. Le titre et les indications d’auteur et d’éditeur l’entourent. Sur le fond bleu de la couverture, un motif répété d’un bonhomme-étoile portant un parapluie, comme sur une tapisserie.

Douzou, O. & Simon, I. (2011). Les petits bonshommes sur le carreau, Rouergue. ©

 Ce motif court d’abord sur les pages de garde, fond beige pour l’entrée dans l’album, fond bleu pour la fin de l’ouvrage et pour le rideau tiré en fin de parcours.

Un carré, deux carrés, un carreau, deux carreaux, ce sera le leitmotiv de l’album.

Olivier Douzou invite implicitement le lecteur à explorer sémantiquement le mot : faut-il lire le titre littéralement ou métaphoriquement ? Sens propre ou sens figuré ? En fait, qui est sur le carreau ? On n’y pense pas, d’abord, car Isabelle Simon, l’illustratrice, joue le jeu, qui inscrit un petit bonhomme sur la buée du carreau de fenêtre de la chambre. Et le lecteur poursuit sa route d’une page-carreau à l’autre.

On l’aura compris, le livre invite ses lecteurs à une entamer une réflexion sur l’exclusion sociale et à filer la métaphore : « être sur le carreau ».

Dès la première page de garde, le beige et le bleu alternent comme un pavage sur une frise qui court ensuite sur les images en invitant le lecteur à prolonger le regard depuis l’extérieur à travers la fenêtre dans une chambre.

Entrons donc.

Derrière la fenêtre, dans une chambre élégante dont le papier peint rappelle les teintes et les motifs des pages de garde de l’album, au-delà du carreau embué sur lequel a été dessiné un bonhomme, on distingue un enfant, un drôle d’enfant en terre à modeler. Le bonhomme sur la fenêtre a été dessiné par le doigt de l’enfant, il ne peut en être autrement, un enfant qui ne paraît que sur la première page du livre.

L'ambiguïté autour de l'emploi du pronom « il » entretient une certaine confusion sur le bonhomme auquel il fait référence : de qui s’agit-il ? Du petit bonhomme sur le carreau, personnage symbolique, ou de l'enfant qui a dessiné le petit bonhomme, son « double » ?

L’album débute par un texte inscrit sur un flouté blanc et gris,

Un enfant regarde par la fenêtre

dans la rue

la nuit

mimant la fenêtre ou le carreau, texte qui explique l’image précédente et introduit la double page suivante, qui reprend le tracé d’une tête sur la fenêtre, dans des encres noires qui tranchent sur le blanc.

 Douzou, O. & Simon, I. (2011). Les petits bonshommes sur le carreau, Rouergue. ©

 Du côté recto, il fait chaud, et le bonhomme a bien des yeux, mais il ne voit pas vraiment le côté verso.

Dans la buée de la fenêtre

du côté où il fait chaud,

il y a un petit bonhomme

un petit bonhomme sur le carreau.

Côté recto.

Ce n’est qu’un petit bonhomme

Dessiné du bout des doigts

Il a des yeux mais ne voit pas.

La suite est une sorte de narration en randonnée où le lecteur placé en qualité d'observateur, porté par un texte poétique et répétitif, doit modifier son point de vue en passant d'un côté à l'autre de la fenêtre. Cette image sur le carreau alterne systématiquement, avec celle des gens de la rue, côté « verso », en terre à modeler également. Le choix plastique de l'illustratrice renforce l'impression de tableaux de gisants, d'anonymes, de morts, de pétrifiés. On voit les bonhommes oubliés de la rue dans des attitudes pitoyables, couchés, la tête entre les mains, tentant de se protéger du froid, selon des points de vue différents, pour terminer sur un visage zoomé. Les personnages sur le carreau sont placés le long d’un mur, de grilles ou d’une porte fermée, et les teintes noirâtres et grisâtres des illustrations soulignent la souffrance et le désespoir que traduisent les attitudes : ils se tiennent la tête entre les mains, les cols sont remontés, les bras enfouis sous les paletots.

Olivier Douzou joue sur une certaine ambiguïté, du fait de l’intermédiaire que représente le dessin sur la fenêtre. Le texte se lit dans chaque double page selon le point de vue de celui qui est dessiné.

Le bonhomme tracé sur la vitre, selon un texte rimé, manque successivement de bouche, d’oreilles, de tête, de cœur… Du bon côté, à quoi pourraient lui servir sa bouche, ses oreilles, sa tête, son cœur ? Il est au chaud, il a des yeux mais est aveugle, il a des oreilles mais est sourd, il est heureux mais ne le sait pas : il ne manque pourtant pas de chance, il a une bonne étoile, ce qu’a largement souligné le motif du papier peint. De l’autre côté, ceux qui ont froid, ceux qui ont honte, ceux auxquels on est indifférent, ceux qui ont une bouche mais pas la parole, des oreilles, mais rien à écouter.

Le texte progresse en soutenant le rythme proposé par l’alternance des points de vue et des images. Bien que les vers riment parfois, l’écrit n’observe pas les règles d’une prosodie classique, mais souligne verbalement les oppositions entre côté recto et verso : des deux côtés, la bouche ne sert à rien, ni du côté où elle devrait dénoncer la situation, ni de celui où le froid la tétanise. Les oreilles du bonhomme favorisé n’entendent pas, tandis que de l’autre côté « les murs n’ont pas d’oreilles ».

Ainsi une forme de poésie fait alterner des expressions dont le sens métaphorique est toujours, du côté verso, cruellement imagé : « baisser les bras », « c’est le revers », et inversement « né sous une bonne étoile » tandis que les autres « rêvent à la belle étoile entre les poubelles, sur le carreau ». La langue poétique ne fait qu’ouvrir ici des possibilités d’associations sémantiques, jusqu’au moment où l’on « tirera le rideau », une fin à interpréter, qui suggère que les choses pourraient se retourner et que l’enfant du début pourrait réellement se retrouver « sur le carreau ».

L’album cherche, naturellement, à dénoncer la misère et souligne l’égoïsme de ceux qui refusent de la voir, en restant dans des positions privilégiées pendant que, dans la rue, les situations sont tragiques. Selon la longue tradition de la littérature de jeunesse, il met en scène un enfant, mais pourtant cet enfant ne parle pas à la première personne et on ne sait pas trop s’il est réellement celui qui est dessiné sur la fenêtre.

Par ailleurs, le texte se termine sur le passage du côté recto au côté verso, renvoyant à l’idée d’un monde qui vacille, d’une frontière ténue entre les deux côtés.

Car le « on » de la dernière phrase,

Ce n’est qu’un petit bonhomme dessiné

Du bout du doigt

Sur le carreau, côté recto mais il sera du côté où il fait froid

CÔTÉ VERSO

Dès que l’on tirera le rideau

Et il ne le sait pas.

Rideau

ce « on », celui qui sera du côté où il fait froid dès que l'on tirera le rideau, c'est « nous » en fin de compte.

Et cette fin pose question : tout le monde peut-il un jour être du côté du froid à cause de celui qui tire le rideau ? Tirer le rideau, est-ce se voiler la face ou lever le voile sur la réalité ?

Ainsi, la fin tragique de celui qui se retrouve dans la rue, par un retournement annoncé de situation et par pure réciprocité, n’est peut-être pas directement adressée à cet enfant qui regarde dans la rue et que l’on préserve en tirant un rideau, celui de sa chambre, mais aussi du théâtre de la vie que met en scène l’ouvrage.

Fin du livre. Le rideau est tombé…

La thématique de l’ouvrage n’est pas actuelle. Depuis ses débuts, la littérature de jeunesse se donne une visée éducative, celle de la nécessité pour l’enfant d’ouvrir les yeux sur le monde et de ne pas rester confiné dans un confortable intérieur protecteur. Dès le 18ème siècle, la figure du pauvre s’incarne dans la littérature de jeunesse occidentale, qui prône la vertu théologale de la charité (le visage du Christ dans la religion chrétienne), puis la réalité de l’égalité (la construction du citoyen en référence à l’époque révolutionnaire). Les histoires moralisatrices jouent également sur la perméabilité des classes sociales, puisque la Révolution rend ces bouleversements possibles. Le petit pauvre est un héros qui traverse la littérature du 19ème siècle, avec la foule des enfants obligés de travailler et ceux qui mendient dans la rue, sans famille : de Gavroche à Rémi, en passant par les héros de Dickens, mais aussi par les petites héroïnes anglaises ou américaines qui expérimentent des chutes sociales dramatiques, comme Princesse Sara de Frances Hodson Burnett, la tentation de construire un parcours romanesque qui permettra au héros de perdre puis de recouvrer son statut favorisé est égale à la volonté de faire prendre conscience aux enfants de la bourgeoisie de leurs futures responsabilités sociales.

Ici, cependant, la fin n’évite pas une possible tragédie, ou plutôt ce qui serait un retournement peut-être mérité, et qui renforce le caractère moralisateur de l’album. A l’aube du 21ème siècle, la misère s’installe encore à proximité directe des lieux protégés de l’enfance. A la suite d’Harlin Quist [2] qui disait : « ce n’est pas en sécurisant les enfants mais en les exposant progressivement à la vie, qu’on en fait des adultes équilibrés » Olivier Douzou ouvre les portes d’une enfance protégée à des thématiques douloureuses, car elles touchent directement l’enfant, double du lecteur.

L’album peut figurer dans une programmation tant pour l’école enfantine que pour les 7H ou 8H. Il se lit à plusieurs niveaux. D’autant que la technique d'illustration choisie permet la mise à distance sur un sujet aussi douloureux que l'exclusion sociale. Pour les plus grands, l’analyse des procédés utilisés, qui convergent vers la construction d’un univers symbolique, proche d’une brève mise en scène et où les expressions figurées forment un répertoire à commenter, entraînera la mise en place d’un débat interprétatif concernant le destin quasi inexorable de l’enfant contemplatif du départ.

On pourra élargir le point de vue de l’album en évoquant une mise en réseau possible avec Le mendiant de Claude Martingay et Philippe Dumas, La joie de lire ou Toi, vole de Eve Bunting, Syros. Dans le premier cas, la question de l’égalité est évoquée avec une extrême délicatesse, puisque le nom du mendiant n’est pas révélé, comme un secret enfoui dans la neige, tandis que dans le second, la tentative que font les personnages de ressembler au plus près à des voyageurs rend le concept troublant : peut-on réellement être égaux ou n’est-ce qu’un faux semblant impossible à tenir ?

D’autres ouvrages peuvent se référer aux différents types d’exclusion. Citons Le type de Philippe Barbeau et Mes amis de la rue, de Nathalie Choux, les deux chez Mango ; Je veux aller à l’école! De Catherine de Lasa, Nathan ; Chambre 203 de Cécile Demeyère-Fogelgesang, au Livre de poche ; Le journal de Ma Yan, Ma yan-Pierre Haski, Livre de poche ;  Pistolet-souvenir de Claude Gutman, Pocket,  Parvana de Déborah Ellis, Livre de poche ; Tu veux ma photo de Marie-Sophie Vermot, École des loisirs.

L’enseignant veillera toutefois à ne pas utiliser le texte comme prétexte à traiter de l’exclusion ou de la misère sociale et saura suggérer, dans un va et vient entre subjectivation et distanciation, d’associer le sensible et le conceptuel afin de permettre que la lecture s’opère sous le signe du plaisir, un plaisir qui découle de la capacité à comprendre un texte, à en déjouer les ruses et les pièges tout en résonnant affectivement.

Par Véronique Batlle-Bourhis, chargée d’enseignement à la HEP Vaud, maître de conférences à l’Université de Cergy-Pontoise, veronique.batlle-bourhis@hepl.ch

Chronique publiée le 13 mars 2017

 

[1] Je remercie Hélène Weiss et Christine Plu dont le devoir proposé en Littérature de Jeunesse a permis ce texte.

[2] Harlin Quist (1931-2000) édite des livres pour enfants dès 1963. Il prône une littérature de jeunesse ouverte, non conformiste, qui s’oppose à la littérature conventionnelle. Il oppose à l’autorité l’absence de tabous. Il publie en 1970 Alala, issue d’un papa noir américain et d’une maman blanche. Cette mixité dans un livre pour enfants choqua profondément les Américains et l’auteur affirma que suite à cette parution, il perdit 88% du marché de ses livres. En revanche la critique dans les journaux lui fut acquise, le Los Angeles Times parlant de ces ouvrages comme « autant d’incursions grisantes sur des terres inexplorées » et le New-York Times soulignant un engagement existentialiste.