Dompter la baleine. Ou comment enseigner à interpréter

, ,
 

©Éditions Thierry Magnier

Une épreuve et le long apprentissage de l’après

Le texte d’Arno Bertina raconte l’histoire d’une petite fille qui assiste à l’enterrement de son père et qui doit apprendre à « vivre avec » ou « vivre sans » – tout dépend d’où l’on considère la situation. Le point de vue adopté est celui de la jeune enfant et c’est là un des éléments forts du récit : les évènements sont relatés au travers de ses descriptions, de ses anecdotes, mais aussi de ses interrogations. L’incipit constitue une bonne illustration du registre :

« La journée avait mal commencé : un de mes oncles s’était proposé pour m’habiller. Mais il ne savait pas quels vêtements me donner.

-- C’est que je n’ai jamais habillé une petite fille, tu comprends ?

Moi, j’avais très envie de mon pantalon bleu avec des cœurs et des éclairs cousus.

-- Pour un jour comme aujourd’hui, ce n’est pas ce qu’il y a de mieux, tu sais. Ta maman ne sera pas très heureuse, je crois. » (p. 5)

Quelques quiproquos émergent de décalages et d’indices que la narratrice interprète faussement, avec ses outils de lecture à hauteur d’enfant. Par exemple, parce que tout son entourage lui recommande d’être spécialement gentille avec sa maman le jour de l’enterrement, la petite fille redouble d’attention et de câlins à l’égard de sa mère, ce qui a pour effet de faire pleurer cette dernière plus encore. Ou encore, désignant l’homme d’église au cimetière par les mots « le monsieur avec le drôle de costume blanc », l’enfant exprime son incompréhension du contexte : « Ce vieil homme, je ne l’avais jamais vu avec papa, alors comment pouvait-il dire autant de choses bizarres ? » (p. 11). Le malentendu ne sera pas levé par les adultes.

La forme du texte contribue à nourrir le point de vue privilégié de la petite fille : les mots de vocabulaire sont simples, mais les phrases sont parfois longues, comme si elles mimaient le déroulement incessant de la pensée. Les chapitres sont courts, de l’ordre de quelques pages à chaque fois, et permettent de faire progresser l’intrigue : après quelques sections dédiées à l’enterrement proprement dit, le récit évoque le temps d’après d’une enfant qui doit apprendre à redimensionner sa vie et ses liens, qui va s’engager dans le travail du deuil à l’aide de ses propres outils.

L’irruption de la baleine, symbole de la démesure et de la bravoure

Dès la réception funèbre, le récit file la métaphore de la baleine. Cette dernière figure le contenu de l’énorme et interminable assiette posée devant l’enfant qui devra demander à plusieurs adultes présents de l’aider à découper le mets. Mais la baleine, c’est aussi l’image autour de laquelle s’incarne le souvenir du père : après l’enterrement, la narratrice communique avec le défunt, comme si leur relation pouvait se poursuivre en vibrant à d’autres fréquences.

« Tu sais, m’a répondu papa, si tu avances [dans ton plat], bientôt tu toucheras les os de cette baleine, et tu pourras en prendre deux ou trois pour te défendre, ma chérie. » (p. 30).

Et nuit après nuit, le père aide sa fille à découper la baleine. Placée dans de petites boîtes, qui se remplissent de petits morceaux, la baleine est chargée dans un sac que la petite porte en permanence sur son dos. On pourrait penser ainsi que l’épreuve du deuil est surmontée. Mais il n’en est rien. Car le sac pèse sur l’échine de l’enfant et l’empêche d’avancer. À la piscine, le poids de la baleine entrave la nage :

« J’avais toutes ces boîtes avec des morceaux de baleine, qui me gênaient pour bien faire les mouvements. Je pensais plus aux boîtes qu’aux mouvements et je perdais beaucoup de forces en cherchant à les retenir à la surface, qu’elles ne coulent pas, et moi avec. » (p. 38).

C’est la parole libératrice du père (« Laisse les boîtes à la maison ») qui permettra à la petite fille d’entrer dans la baleine, de choisir des os pour se fabriquer une armure et une épée. À la fin du récit, les boîtes sont rangées dans la chambre de l’enfant : si elles n’ont pas complètement disparu, elles n’encombrent plus sa progression. La baleine est là, mais domptée. Et la narratrice esquisse la perspective d’un temps où elle sera libérée de ce poids, où elle aura « digér[é] ce truc énorme » (p. 47).

©www.pixabay.com

 

Comment enseigner à interpréter ? [1]

Comment faire entrer un tel récit dans la classe ? Comment enseigner aux élèves à interpréter ? À produire du sens à partir des indices et des éléments symboliques du texte ? Au-delà de la thématique du deuil, qui a déjà été traitée dans une chronique précédente de Voie Livres et qu’on n’évoquera pas directement ici, on souhaiterait présenter une approche didactique articulée aux spécificités de ce texte, potentiellement transférable à d’autres textes construits avec un matériau littéraire similaire, riche en points de vue qui se croisent, en descriptions d’émotions, en identification possible avec les protagonistes.

Si l’on se réfère aux propositions de Catherine Tauveron, une didacticienne de la littérature de renom, tout dispositif servant à enseigner la littérature doit « permet[tre] à l’élève de rencontrer le texte et de le problématiser » (2002, p. 94), en vue de travailler sa compréhension. Serge Terwagne ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que le·la jeune lecteur·rice doit apprendre à considérer la dimension symbolique et esthétique des textes, pour développer des compétences dans le domaine spécifique de la littérature et affiner sa relation au texte (Terwagne, 2008, p. 86, cité par Florey et Depallens, 2020). Se plaçant à la suite de ces recommandations, il s’agit donc de constituer des dispositifs qui ouvrent sur des espaces de négociations du sens, à savoir des dispositifs qui incitent les élèves à mobiliser des ressources diverses – cognitives, axiologiques et affectives – qui toutes concourent à un travail d’élaboration du sens d’un texte (Falardeau & Sauvaire, 2016, p. 77-79).

Trois types de ressources à travailler

Ces ressources sont classées en 3 catégories :

  • Cognitives, lorsque les élèves sont amenés à clarifier les intentions de l’auteur du point de vue esthétique. Un questionnement de type « pourquoi l’auteur… ? » permet d’interroger les choix opérés par l’auteur (par ex. dénouement proposé, registre de langage utilisé, longueur d’une description…).
  • Axiologiques, quand les élèves utilisent leur système de valeurs pour juger le récit. Un questionnement de type « que penses-tu de … ? » incite les élèves à donner leur opinion, notamment au regard de certains critères esthétiques (le suspense, la surprise, les jeux de mots, les sonorités, les personnages…). Un questionnement de type « que penses-tu du comportement de … ? » sert également à demander aux élèves leur opinion au sujet du comportement d’un personnage, ce qui implique la mobilisation de critères moraux. Ce questionnement peut conduire à une réflexion plus générale sur les valeurs véhiculées par le récit (questions sur des concepts comme l’amitié, la différence…).
  • Affectives, lorsque les élèves sont invités à créer un lien émotionnel avec un élément du texte : par exemple, se mettre à la place des personnages (qu’aurais-tu fait à la place de ce personnage ?), ou encore faire des liens avec leur vécu personnel (as-tu déjà vécu quelque chose comme cela ?).

Types de ressources

Exemples de questions articulées au récit « Dompter la baleine »

Ressources cognitives Pourquoi l’auteur a-t-il choisi la figure de la baleine dans son récit ?

Pourquoi le récit adopte-t-il le point de vue de la petite fille ?

Ressources axiologiques Que penses-tu du comportement des adultes qui entourent la narratrice le jour de l’enterrement ?

Que penses-tu de l’absence de surprise de la petite fille qui dialogue avec son père défunt, après l’enterrement ?

Ressources affectives As-tu déjà vécu une situation qui te semblait aussi énorme qu’une baleine ?

Qu’aurais-tu fait à la place du personnage principal, si tu avais un sac trop lourd à porter ?

Ces questions sont des illustrations possibles et n’attendent que vos propositions ! Elles poursuivent une double finalité : permettre aux élèves de focaliser leur attention sur certains aspects d’un récit, mais également ouvrir un espace de discussion où la négociation du sens va prendre forme. Elles demandent de formuler des réponses qui, loin d’être définitives, correctes ou non, doivent être discutées et évaluées au sein du groupe-classe. Il s’agit là d’un processus de négociation du sens qui repose notamment sur la capacité de l’enseignant·e à favoriser la réflexion des élèves, en arbitrant les diverses interactions produites lors de la discussion : faire reformuler, relancer, inciter à argumenter, ramener au texte, confronter les diverses lectures… (Butlen, Slama, Bishop & Claquin, 2008, p. 223).

 

 

Chronique publiée le 6 décembre 2022

Par Sonya Florey, professeure ordinaire HEP (HEP Vaud)

 

 

Références citées

 

Bertina, A. (2012). Dompter la baleine. Paris : Thierry Magnier.

 

Butlen M., Slama P., Bishop, M.-F. & Claquin F. (2008). De quelques points de résistances dans la mise en place d’un enseignement de la littérature à l’école primaire, Repères, 37. http://reperes.revues.org/433

Falardeau & Sauvaire, (2016). Les composantes de la compétence en lecture littéraire, Le français aujourd’hui, 191 (4), 71-84, consulté le 18 septembre 2017 sur http://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2015-4-page-71.htm

Tauveron, C. (2002). Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? De la GS au CM. Paris : Hatier.

Terwagne, S. (2008). Le récit en maternelle. Bruxelles : De Boeck.

[1] Cette partie de l’article doit beaucoup à un article publié ici : Florey, S. & Depallens, V. (2020). L’accès à la littérature, un nouveau défi pour l’enseignement au primaire. In Blanc, A.-C. et Capt, V. La tête et le texte. Formation initiale des enseignants primaires en didactique de la lecture et de l’écriture. Bruxelles : Peter Lang. Les propositions didactiques s’inspirent des travaux de Terwagne (2008), ainsi que de Falardeau & Sauvaire (2016).