Créer un album de jeunesse à la fois pour le monde éditorial et un moyen d’enseignement: enjeux et perspectives du littéraire en contexte scolaire

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Que devient la littérature de jeunesse lorsqu’un moyen d’enseignement s’en empare ? Que devient le texte littéraire lorsqu’il est lu en contexte scolaire ? La présence de la littérature de jeunesse dans le Plan d’Etudes Romand et son importance dans les classes primaires semblent désormais acquises, tant dans la littérature scientifique que dans l’observation des pratiques d’enseignement. Mais l’effet d’une lecture scolaire d’un texte littéraire reste à interroger, et c’est ce que nous nous proposons dans cette chronique, profitant du processus actuel de rédaction des nouveaux moyens d’enseignement romands de français (NMER). Un des parcours, destiné aux élèves du cycle 1, est articulé autour de l’album de jeunesse, plus spécifiquement autour d’un album créé à cette occasion par Haydé, autrice et illustratrice phare du paysage éditorial romand : « Milton chez le voisin ».

Cette chronique s’intéressera d’abord aux négociations et aux compromis qui ont rendu cette collaboration possible, entre une autrice et une équipe de rédaction de moyens d’enseignement. Ensuite, nous nous centrerons sur l’album de Haydé, en comparant ce dernier opus avec les huit albums de Haydé déjà publiés.

© Couverture Moi, Milton (2007)

 

Pourquoi avoir sollicité l’autrice et sa maison d’édition pour une nouvelle création quand la collection consacrée à son héros Milton offre déjà huit titres, dont trois récits d’aventure, au lectorat ? Pour lui réserver un usage exclusivement scolaire ? Parce que les albums déjà publiés ne satisfont pas pleinement l’équipe de rédaction ? C’est pourtant une évidence : le coup de crayon de l’autrice, sa proximité avec le public romand, l’humour des situations, la richesse des interactions entre texte et image : on en redemande. L’autrice aussi. À la genèse de la commande réside donc l’enthousiasme.

©Couverture Mais où est passé Milton (2007)

 

Avant de relater la collaboration qui a jalonné les six versions successives du futur album, nous présentons le parcours et ses visées didactiques. Envisager un album de Haydé comme source d’enseignement de la compréhension et de la production écrites relève de deux conceptions précises : celle de l’apprentissage de la lecture et celle de l’album jeunesse. S’agissant de la première, le choix didactique de l’enseignement explicite implique que la compréhension soit enseignée plutôt qu’elle ne soit seulement vérifiée. Elle rend ainsi l’élève co-constructeur du sens du texte, tant par le plaisir de sa réception que par la précision de ses processus de compréhension. Cette conception de l’apprentissage de la lecture vise la flexibilité cognitive du lecteur, sa capacité à traiter l’implicite, à jouer avec les stéréotypes, à maintenir ouverte son interprétation au fil du texte jusqu’à des fins parfois indécises (Cèbe & Goigoux, 2013 ; Bianco, 2015 ; Gagnon & Martinet. 2021).

 

©Couverture Milton en pension (2013)

 

Si c’est bel et bien le récit d’aventure en tant que genre de texte qui est objet d’enseignement, l’album l’est tout autant. L’album relève de l’iconotexte, message mixte, fonctionnant comme un tout où linguistique et iconique se traitent ensemble, tout en gardant chacun leur spécificité (Leclaire-Halté, 2008). Il demeure un format, « une forme d’expression présentant l’interaction de textes (qui peuvent être sous-jacents) et d’images (spatialement prépondérantes) au sein d’un support, caractérisée par une organisation libre de la double page, une diversité de réalisations matérielles et un enchaînement fluide et cohérent de page en page » (Van der Linden, 2006).

 

Présentation du parcours, des NMER 1-2P

 

https://portail.ciip.ch/home

Le parcours construit autour de l’album de Haydé est structuré en 4 étapes [1]. Considérant les informations données par les illustrations et par le texte, il propose des tâches invitant l’élève à se questionner sur les pensées des personnages, à identifier les lieux et l’enchainement des actions, à combler l’implicite.

1/ Un premier temps de rencontre avec l’univers de Haydé recourt à l’ensemble des albums de la collection Milton et d’une vidéo captée dans l’atelier de l’autrice. La mise en réseau des albums est en particulier le procédé qui permet de travailler le lexique du lieu et du mode de vie du héros ainsi que d’accéder à ses pensées et à ses intentions les plus récurrentes. Le rapport souhaité vivant au livre l’est ici par la priorité donnée à la construction d’une culture littéraire, jusqu’à accéder aux coulisses de la création.

2/ Une deuxième étape prend en charge la compréhension fine de l’album Milton chez le voisin par les jeunes élèves. Au réveil de sa sieste, Milton s’aventure dans un appartement voisin où, malgré son plaisir d’explorer, un accueil pour le moins mitigé lui sera réservé... Dans cette étape de la séquence, les conceptrices déterminent un dispositif didactique précis afin de générer le besoin de lire pour en savoir plus : la lecture par effraction (Ryngaert, 1993 ; Ronveaux, 2010). Il s’agit de découvrir d’emblée l’album, non par la première de couverture comme l’usage social et la tradition scolaire le veulent, mais par une ou plusieurs doubles-pages emblématiques du récit, dont « l’incomplétude est revendiquée ». Le choix d’un ou plusieurs fragments représentatifs d’un nœud narratif est déterminant pour ensuite conduire l’activité de compréhension autour de l’action (Milton s’introduit dans l’appartement d’un voisin), des personnages impliqués (Milton et le chat du voisin) et de ses tenants et aboutissants (profiter du territoire puis fuir leur propriétaire). La double-page illustrant Milton flânant dans le salon occupé à son insu par le chat du propriétaire puis celle composée de huit vignettes zoomant chacune un détail de son exploration interdite, sont les deux fragments choisis par les conceptrices de la séquence. La suite de cette étape de compréhension est consacrée à des activités lexicales, aux intentions et émotions des personnages ainsi qu’à leurs actions. Ces objets d’enseignement nécessitent un recours précis à des dimensions iconographiques et textuelles savamment ciblées.

3/ La troisième étape du parcours vise à faire produire aux élèves un album à la manière de l’autrice puis d’en offrir une lecture publique à une autre classe. On le sait, Milton s’est déjà rendu chez le voisin, chez le vétérinaire, en vacances, au jardin, en pension. Les élèves choisiront par par petits groupes une nouvelle situation (en forêt, à l’école, …) qu’ils·elles détailleront jusqu’à ce qu’elle pose problème au héros, formant ainsi les potentiels d’une véritable intrigue. Après la planification de leur projet d’écriture et la réalisation de dessins selon la technique de Haydé, les élèves décident du texte à articuler avec leur illustration et le produisent à l’aide de l’enseignante sous forme de dictée à l’adulte. Il n’aura pas suffi de s’inspirer des techniques de dessin de Haydé mais également de celui de ses textes. Les élèves sont ainsi invités à jouer avec les choix propres à l’autrice :  l’utilisation du « je », le recours aux onomatopées, les interjections ou mots amusants.

4/ Pour clore le parcours, les élèves découvrent leur album relié par l’enseignant.e. Ils en écoutent la lecture puis mettent en lien la nouvelle aventure créée avec les autres albums de Milton. Il leur est enfin proposé de s’entrainer à lire à voix haute leur passage afin d’offrir la lecture à d’autres, auteurs et autrices à leur tour.

 

Les contraintes d’une commande : dialogue et négociations entre une équipe éditoriale et une autrice

 

©Couverture Milton chez le voisin, à paraitre

 

Développer une culture littéraire, entrer par effraction dans un récit, s’intéresser aux pensées des personnages, percevoir et reformuler un schéma narratif sont autant d’objectifs d’apprentissage que le texte et l’image de l’album se doivent de rendre possibles. Mais l’équilibre qu’exigent ces choix didactiques et le respect de la liberté de l’autrice dans sa création ne va pas de soi. Qui est premier, entre l’idée de l’album ou du parcours ? C’est l’ébauche de la séquence d’enseignement autour du récit d’aventure qui préexiste à l’album. La lecture par effraction est une démarche décidée avant la première rencontre avec l’autrice, qui est alors consacrée à cette véritable négociation : accepter de créer un récit d’aventure dont le nœud narratif soit suffisamment saillant et dont le dénouement se réalise sous forme de chute. Milton s’introduira chez le voisin : le scénario élaboré conjointement initie finalement le processus de création du côté de l’autrice. C’est probablement en cela que la collaboration entre le scolaire et l’artistique est inédite. Témoins de cette fertilité, les deux doubles-pages, imaginées par l’équipe de rédaction comme lieux d’entrée dans le récit, figurent dans l’album dès sa première ébauche.

Au fil des versions, les négociations autour de ces doubles-pages porteront sur deux éléments iconographiques : l’explicitation de la visite du félin en le faisant apparaitre plusieurs fois et en marquant ses déplacements par des pointillés et la précision des objets que le jeune lecteur retrouvera dans différentes illustrations. Pour l’un comme pour l’autre, ces demandes se soucient de la compréhension de l’enchainement des actions par l’élève. Il s’agit là d’un point de négociation récurrent entre la rédaction et l’autrice. L’analyse des échanges montre par ailleurs que l’équipe de rédaction incite Haydé à ne pas mesurer son usage d’une langue non conventionnelle (ponctuation aléatoire, langage parlé, pas de mise en page rectiligne du texte ni police normalisante …) et à maintenir son habitude d’insérer des éléments paratextuels au sein des illustrations (flèches, légendes commentaires, …). Les autres demandes didactiques sont motivées par l’accès aux intentions et émotions des personnages et la possibilité de mettre en réseau les albums de la collection à partir d’éléments communs. Ainsi le coussin rouge, le corbeau, le vétérinaire et le prénom Zorro, apparaissant chacun dans d’autres albums, sont évoqués avec un humour certain, que les modalités soient textuelles ou iconographiques.

Entre compromis et négociations, c’est bien une conception de l’album jeunesse qui se vérifie : un processus de création littéraire et artistique, l’esthétisme d’une artiste et autrice, la richesse de sa multimodalité, de ses variations de structures narratives, du rapport de collaboration entre le texte et l’image, mais aussi un lieu où la contrainte est vécue comme un levier vers la création.

Milton chez le voisin est-il différent des huit autres albums de Haydé ?

Il existe neuf albums dont Milton est le héros, en comptant « Milton chez le voisin » : est-ce que l’album qui a fait l’objet d’une commande se distingue des autres ? Afin de répondre à cette question, nous nous sommes fondées sur une grille d’analyse a priori, associant des critères littéraires et des critères didactiques. Plus précisément, les critères littéraires s’inscrivent dans la matière textuelle et dans la matière iconographique et comprennent des éléments issus du péritexte, du contenu et de la mise en texte ou de la mise en image. Les critères didactiques que nous avons retenus concernent la possible transposition d’éléments caractéristiques de l’album en objets d’enseignement et d’apprentissage. Nous mettons d’abord en lumière les similitudes entre les albums ou les particularités de certains opus en observant des faits textuels et iconographiques, puis nous nous pencherons sur les potentialités didactiques de ces mêmes albums.

©Couverture Les vacances de Milton (2012)

©Couverture Quand j’étais petit (2012)

 

Sur le plan des contenus textuels, on observe une récurrence dans le réseau des personnages et dans les lieux où se déroule l’action : Milton est le personnage principal et, dans une majorité d’albums, il rencontre un ou des personnages secondaires, qui participent à l’économie du récit. Tous les personnages appartiennent au monde animal : lorsqu’un personnage humain intervient, c’est sous une forme tronquée (une voix ou un bras, par exemple). Une variété de lieux est représentée dans les albums analysés : la maison de vacances dans le Sud, le cabinet du vétérinaire, la pension où Milton est déposé durant les vacances de sa maîtresse, les toits de son quartier, l’appartement de son voisin… Mais un lieu apparaît comme incontournable, la maison de Milton, qui fonctionne comme un point de repère et de filage entre les épisodes. Les émotions du héros participent également à construire l’idée d’une série d’albums : la connaissance du personnage se forge au fil des lectures et c’est un chat au comportement très « cohérent » que le lectorat retrouve dans les différents opus. Joie, surprise, colère, tristesse sont quelques-uns des états que traverse Milton de manière répétée. Dans la majorité des doubles pages, le texte et l’image sont dans un rapport de complémentarité (Van der Linden, 2013) : autrement dit, le texte et l’illustration portent alternativement le récit. Cette complémentarité est même accentuée par un fait récurrent dans la majorité des albums où quelques doubles pages sont (quasi) muettes, mettant une focale sur l’image.

 

©Couverture Milton chez le vétérinaire (2007)

 

Centrons-nous à présent sur la mise en texte et la mise en image. La langue des albums de Haydé est directe : le lexique désigne des objets du quotidien, la syntaxe est constituée de phrases brèves (parfois interrogatives ou exclamatives) et d’onomatopées. On note une particularité dans l’utilisation de la ponctuation : si les phrases déclaratives débutent par des majuscules, elles ne se terminent jamais par des points, qui sont omis. Parfois, des légendes prennent en charge une partie de la compréhension en désignant des objets ou en nommant d’autres personnages. Le discours direct est marqué par une focalisation interne : c’est le point de vue Milton qui guide la lecture. Au niveau des illustrations, le noir et le blanc dominent, même si dans quelques albums, dont Milton chez le voisin, le rouge permet de mettre en évidence quelques éléments de décor. Dans les albums construits autour d’une action, des plans rapprochés et successifs permettent de rythmer le récit, tandis que des plans d’ensemble contribuent à amplifier la chute, la fuite de Milton, par exemple, dans le dernier opus.

Qu’en est-il alors des dimensions didactiques ? Définissons d’abord la tension narrative du récit (Baroni, 2007, 18), « le phénomène qui survient lorsque l’interprète [le récepteur] d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception » : la tension narrative structure le récit et réfère à ce qu’on appelle communément l’intrigue. Ainsi, les compétences à enseigner telles que « l’établissement de la chronologie de l’histoire et de la chronologie du récit », « l’étude des pensées des personnages » ou encore « la formulation d’hypothèses de lecture » (concernant notamment la suite causale des évènements) conviennent aux albums construits autour d’une intrigue. Milton chez le voisin en fait partie, tout comme six autres albums antérieurs qui s’inscrivent dans le genre du récit d’aventure. On peut ainsi trouver que l’enjeu de résolution de l’intrigue est plus fort dans certains albums que dans d’autres, mais tous répondent à une succession d’actions, créant un effet d’attente chez le lecteur et la lectrice. En revanche, les albums qui appartiennent à des genres tels que le portrait (Moi, Milton) ou le jeu poétique (Mais où est passé Milton ?) permettent de travailler d’autres dimensions didactiques que celles portées par le récit d’aventure. Par exemple, l’item « adoption de points de vue variés » n’aurait que peu de sens avec un album où Milton n’est pas impliqué dans une suite d’actions, ni ne rencontre un personnage secondaire.

©Couverture Milton et le corbeau (2007)

 

Ainsi, l’analyse des neuf albums conduit au constat suivant : Milton chez le voisin ne se distingue pas des huit autres albums, du point de vue icono-textuel ou didactique. C’est moins la commande d’un album pour un moyen d’enseignement qui en fait un objet scolaire que ses potentialités didactiques. Ici, ces potentialités sont liées au genre du récit d’aventure, qui permet de répondre aux prescriptions et de servir de support aux apprentissages prescrits, dans un album qui a su préserver son autonomie.

Conclusion

L’album, objet littéraire ou objet scolaire ? L’interrogation permet de réfléchir au statut de l’objet-livre et à ses appartenances. L’album de Haydé constitue à ce titre un exemple emblématique qui matérialise les circulations possibles entre ces espaces. Mais formulée de manière dichotomique, la question peut suggérer une catégorisation de valeur avec laquelle nous prenons nos distances. Pour M. Marghescou (2009 [1974]), une œuvre ne se manifeste comme littéraire que par son régime de lecture qui s’oppose à la lecture référentielle ordinaire. Un fait divers mis en page de manière ordinaire ou comme un poème esquissera des horizons d’attente distincts chez le lecteur. On pourrait tirer une analogie avec les albums de Haydé : lire Milton chez le voisin dans un contexte scolaire – ou non – va orienter la réception du lecteur, même si le texte, on l’a vu précédemment, ne comporte pas de dimension textuellement repérable qui en ferait un texte littéraire ou un texte scolaire.

Haydé crée un album pour un manuel dont les qualités littéraires ne le distinguent pas des autres albums publiés et qui, au même titre que d’autres titres publiés, peut servir de support aux apprentissages scolaires.

C’est peut-être à ces conditions-là que l’apprentissage continué de la lecture et la construction d’une culture littéraire pourront se développer à l’école.

 

 

Chronique publiée le 22 novembre 2022

Par Sonya Florey, professeure ordinaire HEP (HEP Vaud) & Claire Detcheverry, chargée d’enseignement (HEP Vaud)

[1] https://portail.ciip.ch/mer/teaching-mediums/1/french12/tracks/4