Les géants tombent en silence

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©Barroux, Éditions Seuil Jeunesse

 

Au moment où je lis cet album de littérature jeunesse, je suis face à mes élèves de 1-2P. Assise sur une chaise – baby bump en avant – j’ai le souffle coupé. Il me faut quelques secondes pour reprendre mes esprits, et je ne suis pas la seule : dans la classe, il n’y a plus un son. Nous sommes en train de vivre le silence évoqué par le titre.

La thématique, substantielle et d’actualité, ne saurait à elle seule aller chercher aussi intimement le lecteur. C’est parce que cet album la met brillamment en scène qu’il est aussi percutant. Je vous propose de suivre dans un premier temps le cheminement du lecteur. Je reviendrai ensuite sur la suite des événements en classe.

L’immersion du lecteur ou de la lectrice dans le texte…

On entre dans la lecture de cette histoire par la voix d’un personnage dont l’identité n’est pas tout de suite explicite. Le narrateur nous parle de son souvenir le plus ancien. Il était alors tout jeune. Il décrit ce premier souvenir et les illustrations nous invitent à le découvrir.

On comprend alors, en lisant les premières pages, que cette voix est celle d’un arbre qui se trouve dans un petit parc entouré d’immeubles. Cette histoire est la sienne, et il nous raconte ce qu’il a vécu.

©Barroux, Éditions Seuil Jeunesse

Depuis l’inauguration du parc, le temps passe. L’album suggère l’atmosphère présente autour de l’arbre dans les différents moments de sa vie et le lecteur ou la lectrice en sont imprégnés. On suit le fil de ses souvenirs par le biais de ce qu’il ressent, entend, voit, et pense.

Avec lui, on peut entendre la fanfare le jour de l’inauguration, les rires des enfants, les murmures du sans-abri installé sur le banc ou des amoureux venus s’enlacer contre son tronc, le vent qui souffle, la musique.

Avec lui, on voit les saisons passer, les couleurs évoluer au gré de la météo pendant qu’il raconte une anecdote au moins par saison :

la bourrasque qui a chassé le toit de la boulangerie en automne (« ça a senti le croissant dans toute la ville pendant des mois »),

le chat qui est monté si haut dans ses branches qu’il n’arrivait plus à redescendre (« il a fallu appeler les pompiers et sortir la grande échelle »,

le cadeau qui s’est retrouvé accroché dans ses branches un hiver,

les étourneaux fatigués qui se sont recueillis dans ses branches,

les amoureux qui se sont murmuré des mots doux collés à son tronc et laissé un cœur et leurs initiales sur son écorce au printemps,

les habitants qui ont fait la fête sur la petite place toute la nuit en été.

Au fil des saisons et des souvenirs relatés, on comprend que de nombreuses années se sont écoulées. Difficile d’estimer précisément une durée, mais il est certain que cet arbre est là depuis suffisamment longtemps pour faire partie intégrante de la vie du quartier et de la mémoire collective. Il connait les coutumes et les habitants ; le jour du marché, « tout le monde s’installe. Raymond et ses poissons, Ahmed et ses fruits, Momo et ses légumes. Je les connais tous. Ils viennent depuis si longtemps ».

Le lecteur et la lectrice éprouvent progressivement de la sympathie pour cet arbre. Il s’agit d’un être sensible, qui observe la vie autour de lui et la décrit sans jugement, avec bienveillance. Altruiste, il espère que les étourneaux venus se recueillir un moment dans ses branches pour se reposer pendant leur voyage vers le sud « [sont] bien arrivés ».

Attardons-nous un instant sur les processus d’identification portés par ce texte : un attachement particulier se crée parce que le caractère intime d’un souvenir nous ramène à une relation amicale, de confiance. L’arbre s’adresse au lecteur, il lui parle et raconte des expériences personnelles, tout comme un ami le ferait. De plus, les souvenirs évoqués peuvent renvoyer le lecteur ou la lectrice à ses propres souvenirs et ainsi susciter un sentiment de connivence. Cet élément est primordial pour ce qui va suivre. D’un être sensible à un autre, il est possible d’adopter un point de vue empathique.

©Barroux, Éditions Seuil Jeunesse

©Barroux, Éditions Seuil Jeunesse

La violence de ces pages réside particulièrement dans la brutalité du décalage produit par le récit : l’arbre ne voit absolument pas venir ce qui l’attend. Sans artifices, il nous a raconté des moments marquants de sa vie ; il nous a livré une perception totalement sincère et immédiate de ce qui l’entoure. Alors même qu’il continue son monologue, qu’il observe les oiseaux et nous en parle, on lui coupe la parole. On lui enlève la vie.

La fin abrupte de la phrase donne l’indice de cet effet de surprise auquel l’arbre a été confronté. Ce procédé littéraire est renforcé par la focalisation adoptée dans le récit : comme précisé plus haut, l’histoire est orientée par le point de vue de l’arbre. On découvre les scènes en fonction de ce que l’arbre en perçoit et relate, et là, il ne voit pas, il n’anticipe pas.

A partir de cette page, un silence pesant s’installe. Il n’y a plus de texte, juste des images qui montrent notre ami par terre. Les ouvriers débarrassent ses branches, et à la place on y construit un immeuble.

Un écart se crée alors entre notre perception de la scène, notre complicité avec cet arbre qui a tant de considération pour les êtres qui l’entourent, et la posture des ouvriers qui font simplement leur travail et semblent abattre cet arbre sans état d’âme. Ou du moins, le récit ne nous permet pas d’accéder à leur intériorité : le texte représente les ouvriers, ainsi que les habitants, avec un point de vue externe. Contrairement au début de sa vie avec l’inauguration du petit parc, la fin de l’arbre n’a rien de solennel. L’arbre est parti, et la terre a continué à tourner. Le monde continue de s’agiter.

… et en classe

Après un long silence, je m’adresse enfin aux élèves. Je leur explique que j’ai été très touchée par cette histoire. Ça s’entend encore dans ma voix. Et eux, qu’en ont-ils pensé ? La plupart ont beaucoup apprécié : ils me parlent des illustrations qui sont très belles, et on en profite pour évoquer la dimension esthétique de l’aquarelle, des couleurs, de l’arbre qu’on voit grandir et aussi changer avec les saisons. D’ailleurs, le ciel s’assombrit le jour particulier où l’arbre est coupé. Les élèves expriment de la tristesse par rapport à cette fin. Ils auraient voulu que l’arbre reste.

Avaient-ils pensé que l’arbre finirait par être tronçonné ?

Un élève vient montrer la page précédant ce moment : lorsque les hommes en vert reviennent, l’arbre est marqué sur son tronc. On dirait qu’on a déposé de la peinture blanche dessus, comme pour signaler que c’est bien lui qu’on va couper. Il a déjà vu ça dans la forêt.

Un autre élève parle de l’illustration sur la première page de couverture, qui nous donne déjà des indices. Effectivement, si on prend le temps d’observer en détail cette illustration, on remarque que le tronc de l’arbre est scindé en deux. L’arbre est à la verticale, mais le sol est incliné et avec lui la partie du tronc qui y est enracinée ainsi que les immeubles. On peut donc déjà déduire que l’arbre est en train de tomber et faire le lien avec le titre. Peu d’enfants y ont prêté attention et la plupart d’entre eux ont été surpris par la fin. Sur un plan didactique, je pense qu’il est intéressant de ne pas s’arrêter dessus, de ne pas la montrer avant de lire, de ne pas mener une activité de formulations d’hypothèses. L’effet de surprise amène dans ce cas une dimension affective supplémentaire. Le lecteur et la lectrice sont stupéfaits tout comme l’arbre qui est loin de s’imaginer son sort.

Pourquoi a-t-on coupé cet arbre ?

La question semble être plus difficile, mais un élève répond : « on a dû l’enlever pour construire l’immeuble ». Il y a des personnes qui viennent donc habiter là et prendre la place de cet arbre. Un élève prend la parole et dit que les gens ont tous envie d’aller vivre en ville, donc on doit construire des maisons. S’ensuit une discussion sur ces nouvelles constructions que l’on voit un peu partout et qui parfois remplacent des espaces verts. Les élèves ont pu observer des situations similaires dans des lieux qu’ils connaissent. En fait, ce que vit l’arbre dans cette histoire est très représentatif de ce à quoi on peut assister régulièrement ; chacun a des exemples concrets en tête.

Cette réalité mise en évidence ici avec l’arbre est un élément clé favorable à la réflexion. Et cette réflexion émerge grâce au point de vue particulier que le lecteur ou la lectrice a pu avoir tout au long du texte, celui de l’arbre.

A ce stade, travailler sur la première page de couverture, et notamment le titre de l’album, peut permettre d’aborder plus finement la compréhension. L’évocation des géants et du silence nous ramène à l’absence de réactions de la part des ouvriers et des habitants lorsque l’arbre tombe. Ce silence dépasse l’univers fictionnel, car il est présent dans notre réalité à chaque fois qu’un arbre est coupé. De ce fait, cet album peut susciter un questionnement puissant autour de la désertification. Comment allier activités humaines et nature ? Aussi actuel qu’existentiel.

Les géants tombent en silence nous reconnecte au vivant. A la vie.

Un coup de cœur que je vous encourage à partager.

« Je suis assis à la terrasse d’un café.

Les arbres bruissent dans le vent léger.

Les hommes de la ville avec leurs combinaisons

vertes s’agitent, le petit parc est en pleins travaux.

Je me dis qu’ils vont sûrement l’agrandir, ajouter

un toboggan, poser un banc, replanter des fleurs.

Deux d’entre eux s’approchent soudain

d’un platane centenaire dont le tronc

S’élance vers le ciel, un géant…

Je me souviendrai toujours de cette matinée.

Cet album raconte l’histoire de ce géant. »

Barroux

 

 

 

 

Chronique publiée le 20 décembre 2022

Par Kelly Moura, UER didactique du français, kelly.moura@hepl.ch