Un cornet menthe-chocolat s’il vous plait !

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C’est la fin du mois d’août et devant l’école s’alignent en rang d’oignon les nouveaux élèves de 1H.  Parmi eux, il y a Zoé. Zoé, elle vous dira qu’elle a quatre ans, trois mois et 10 jours, qu’elle aime se faire des tresses, mais surtout « J’adoooore la glace menthe-chocolat ! ». Elle aime sa couleur artificielle, la fraicheur de l’arôme et le croquant des pépites. Cette glace, elle l’affectionne aussi parce qu’elle est rare. En réalité, pour Zoé, la menthe-chocolat c’est comme la fameuse madeleine, parce qu’à chaque fois qu’elle la déguste, elle se revoit en vacances en Corse, avec ses parents, déambulant le long du port de Bonifacio, tout en dévorant sa glace préférée. Pour Zoé, un cornet menthe-chocolat c’est le gout du bonheur, du soleil, de la mer et de la liberté.

Et puis Zoé elle vous dira aussi qu’au-delà de tout ça, elle a deux mamans.

Lorsque quelques mois plus tôt, les enseignants ont reçu leur liste de classe, cette singularité avait éveillé des craintes et des propos vifs tels que « Mais à qui je m’adresse en réunion de parents ? C’est qui son représentant légal ? Je vais être obligé de faire deux bricolages pour la fête des Mères ? ».  Au même instant, à l’autre bout de la table, un collègue pensait : « Oh chouette ! Une Zoé ! Les portes s’ouvrent ».

Force est de constater que le sujet de l’homosexualité à l’école primaire demeure soigneusement rangé au fond du placard, dans une boîte remplie de questions dites « sensibles ». C’est un sujet craint par les enseignants parce qu’il se situe à cheval entre les visées citoyennes censées être développées en classe et les valeurs familiales présentes chez les élèves.

Plus encore, le sujet place l’enseignant lambda sur une bascule, car il en appelle à son propre parcours, à son ressenti et, le plus souvent, cela réveille sa potentielle méconnaissance de l’homosexualité et la peur qui l’accompagne. Dans la majorité des cas, ce sujet est vécu comme un tel inconfort, que l’on préfère l’ignorer. Ainsi en lieu et place d’accueillir et d’ouvrir au dialogue, sur les tempes des professionnels poussent des œillères qui renforcent l’hétérosexisme scolaire.

Cet hérétosexisme ancré au primaire est soutenu par trois piliers qui sont le silence, l’innocence des enfants et la norme. Explicitons à présent ces trois piliers.

Que ce soit dans la cour de récré, dans un vestiaire de gym ou griffonnés sur un papier discrètement passé lors d’un cours, les propos homophobes ont déjà leur place dans les écoles primaires. Ce qu’il faut relever, c’est que cela ne concernera pas seulement Zoé, mais que tous les élèves sont une cible potentielle d’homophobie. Le garçon trop studieux, la fille trop sportive, l’amie de Zoé ou le courageux qui a associé une boucle d’oreille avec un polo rose (Guasp, Ellison, & Satara, 2014). Mais dans 97% des cas,  lorsque l’enseignant est témoin de ces propos, il ne réagit pas (Page & Liston, 2002, p. 72). Le professionnel prétextera qu’il ne voudra pas aggraver la situation, qu’il craint qu’en ouvrant le dialogue il ne renforce les clichés. D’autres reconnaitront ne pas savoir comment gérer tout simplement. Mais qui ne dit rien consent. Chaque silence renforce ce prédicat selon lequel tout le monde est hétérosexuel, voire que cette attirance pour l’autre sexe est la norme et devient donc supérieure à toute autre attirance possible.

L’école a pourtant un rôle essentiel dans la prévention des propos discriminatoires. Elle est le lieu stratégique pour déconstruire les préjugés. Elle devrait être « [...] un levier pour briser le silence et faciliter la construction identitaire (“moins de difficultés“). Au lieu d’être “la pire période de la vie“, elle peut être un vecteur pour sortir de la solitude [...] de la survie et du déni (“j’existe“). Le passage de l’existence à la reconnaissance [...] s’inscrit dans un cadre plus général de justice sociale » (Dayer, 2017, pp. 74–75).

Et puis, au-delà du silence, il y a cette opinion générale qu’à l’école primaire il est bien trop tôt pour parler d’orientation sexuelle. « Laissons-leur avoir une enfance tant qu’ils le peuvent et s’interroger sur ce qui touche à la sexualité quand ils seront suffisamment adultes pour savoir gérer des relations[1]» (DePalma & Atkinson, 2006, p. 342). Ce ne sont que des enfants, pourquoi donc leur parler d’un sujet qui est encore si loin d’eux ? Or, Clauzard (2002) souligne qu’une telle démarche est risquée, car elle peut laisser « [...] les enfants complètement démunis lorsqu’ils seront confrontés à la réalité » (p. 10). Pour l’auteur, l’enjeu est « [...] radical puisqu’il s’agit d’éradiquer au sens propre les préjugés homophobes avant qu’ils ne s’enracinent […] » (p. 11).

Le dernier pilier qui soutient l’hétérosexisme scolaire est la norme. Qu’elle régule une société ou une école, la norme est implicite. Elle est soi-disant connue de tous, soi-disant acceptée par tous, sans pour autant avoir été discutée ou placée au centre d’un questionnement. Autrement dit, la norme est ici semblable à un courant de pensée répertoriant tacitement les « bonnes attitudes », le respect du code vestimentaire, ou tout autre critère définissant une appartenance au groupe. Elle s’impose comme un référent, voire un garde-fou. Ainsi, on peut s’interroger sur ce courant de pensée transmis dans nos écoles. Certes, on travaille de plus en plus les questions du genre, on élabore des séquences et des activités qui sont censées balayer les clichés du rose pour les filles et du bleu pour les garçons. Mais qu’en est-il du reste de la palette ? Les histoires lues, la couleur des étiquettes, le choix des chants… Le matériel choisi dépeint une société dite classique n’offrant qu’un modèle réducteur sur la réalité de celle-ci. Et si des ouvrages de jeunesse pouvaient permettre d’ouvrir et de peindre ce qu’elle est vraiment ?

J’ai, pour ma part, souvent « instrumentalisé » la littérature jeunesse lors des séquences de philosophie pour enfants, dès mes débuts dans l’enseignement.

J’y trouve un langage, des images et une poésie qui permettent d’aborder des sujets très disparates. D’ailleurs la littérature de jeunesse couvre aujourd’hui des sujets primordiaux comme celui de la migration, de la différence, du deuil ou encore appartenant au registre de l’éducation à la Paix qui fait partie intégrante de l’objectif 4.7 de l’Agenda 2030 de l’UNESCO (UNESCO, 2017).

Parmi les ouvrages de jeunesse qui parlent d’homosexualité, j’ai eu un réel coup de cœur pour La princesse qui n’aimait pas les princes d’Alice Brière-Haquet, publié en 2010. J’ai aimé sa trame, son humour, ses illustrations et surtout sa possibilité d’être lu tant au cycle 1 qu’au cycle 2. Cet ouvrage a d’ailleurs déjà été présenté dans une ancienne chronique proposant plusieurs recueils autour de la thématique (https://www.voielivres.ch/homosexualite-homoparentalite/).

Comme le relève si joliment Clauzard (2002), « de nombreux blocages existent devant ce qui n’est qu’une question d’amour. Juste une question d’amour » (p. 23). Or, dans la Princesse qui n’aimait pas les princes, ce qui m’a probablement le plus touchée c’est qu’il ne raconte pas l’homosexualité comme un stigmate ou comme un problème mais c’est juste une histoire d’amour qui nous est contée.

Voilà six ans que ce livre est dans ma bibliothèque familiale et que je m’interroge sur sa possible lecture en classe. Certes, habitée par une volonté d’ébranler l’hétérosexisme ambiant, j’ai aussi mes craintes de professionnelle : « si on lisait ce conte en classe demain, comment les élèves réagiraient-ils ? Est-ce qu’ils seraient étonnés par le dénouement de l’histoire ? Est-ce que des parents pourraient venir par surprise sur le pas de la porte de la classe ? Seraient-ils curieux, choqués ou reconnaissants de cette initiative ? » (Korol, 2018, p. 8).

Dans le cadre d’un mémoire en Éducation internationale et recherche, j’ai donc interrogé une trentaine d’enseignants et une soixantaine d’étudiants en dernière année de formation afin de savoir si, dans leur conception, l’homosexualité était un sujet qui avait sa place au primaire. Finalement, j’ai rencontré quelques personnes issues des deux échantillons et je leur ai proposé de lire La princesse qui n’aimait pas les princes et d’imaginer sa possible utilisation en classe.

Il est question ici de la reconnaissance de l’individu au sein de l’école, de la prise en compte du droit à la diversité, en proposant un ouvrage pour aborder l’indicible en salle de classe. Traiter de l’homosexualité à l’école primaire c’est permettre aux élèves de faire connaissance avec une réalité encore à l’ombre de la société. Mais c’est aussi à ceux qui sont issus de cette minorité, directement ou par affiliation secondaire, de pouvoir inscrire leur vie dans un ancrage qui a de la valeur. De la valeur parce qu’on lui donne la parole (Korol, 2018, p.53-54).

A la lecture de l’album, les participants ont souri, parfois ils ont même éclaté de rire et m’ont rejointe sur sa qualité littéraire. Malgré celle-ci, ils exprimaient, en majorité, les mêmes craintes que moi et relevaient la relation aux parents, la peur de mettre les élèves dans un conflit de valeurs entre ce qui est dit à l’école et ce qui se dit à la maison. Pourtant, les participants qui ont lu le livre ont tous trouvé qu’il avait sa place dans leur salle de classe proposant chacun une application possible. Certains le laisseraient là, dans leur bibliothèque, et observeraient les réactions des élèves avant de le lire à l’ensemble de la classe pour ensuite échanger. D’autres trouvaient qu’il avait sa place dans des séquences de philosophies traitant des concepts de l’amitié ou de l’amour. Les étudiants qui s’orientent plus vers le cycle 2 interrogent même la possibilité d’exploiter cette lecture comme source d’un débat plus politique axé sur les droits des homosexuels dans notre pays.

Toutefois, malgré un enthousiasme général, la majorité d’entre eux redoutaient la discussion, s’interrogeaient sur jusqu’où aller avec leurs élèves et aviseraient la direction de leur initiative afin de pallier d’éventuelles représailles.

Cette recherche, c’est aussi la rencontre avec cet enseignant de 4H qui, lors de notre échange, a rapidement verbalisé son homosexualité. Pour lui, La princesse qui n’aimait pas les princes didactise parfaitement le sujet, « on a presque besoin de rien faire et puis ils comprennent qu’il s’agit de ça je pense » (p.97).

Cet enseignant a spontanément voulu lire l’album en classe pour ensuite ouvrir la discussion avec ses élèves sur le sujet de l’homosexualité et, comme prévu, il a laissé les enfants s’exprimer : cela a porté ses fruits. D’une manière plus personnelle, il n’appréhendait pas la discussion, car il connait bien ses élèves. D’ailleurs, il précise que c’était une discussion particulièrement marquée par la tolérance, il n’y a eu aucun mot vulgaire, aucune attaque, alors qu’il s’y était préparé. Il avait également bien anticipé le fait que, malgré son homosexualité, il ne devait pas mélanger cet aspect à son rôle dans la discussion, c’est-à-dire qu’il était prêt à entendre des paroles blessantes autant que des paroles de tolérance. Il les a accueillies sans les teinter de ses propres valeurs (pp. 105-108).

Une nouvelle fois, on relève que pour la Princesse qui n’aimait pas les princes, ou pour toute autre « instrumentalisation » d’ouvrage, l’outil aussi bon soit-il ne permet pas de faire l’économie de sa propre posture et de l’impact de son identité personnelle sur son identité professionnelle.

Après six ans dans ma bibliothèque familiale, La princesse qui n’aimait pas les princes va entrer dans ma classe pour la Saint-Valentin. Je donnerai la parole à cette princesse en robe rose et à son amoureuse la fée pour qu’elles narrent ensemble leur incroyable rencontre dans le palais du roi et leur bonheur qui depuis n’a jamais cessé d’exister, en témoignent les trois petits cœurs qui s’échappent de la cheminée.

Je vais lire à mes élèves de 1-2H un conte de fées, je vais leur lire une histoire d’amour. Et puis, au sein de la bulle, j’accueillerai leurs réactions ou leurs questions s’ils en ont et ensemble on s’interrogera sur l’amour et son grand A.

S’en suivra un atelier d’écriture émergente où mes élèves pourront créer et écrire une carte à leur amoureux ou à leur amoureuse, qu’il soit fille ou garçon.

Et puis, peut-être qu’en sortant, malgré le froid de février, j’irai m’acheter un cornet menthe-chocolat et je penserai, entre autres, à Zoé.

 

Par Sophie Korol, enseignante au cycle 1 et  formatrice à la HEP Fribourg, korols01@edufr.ch

Chronique publiée le 4 mars 2019

 

Brière-Haquet, A. (2010). La princesse qui n’aimait pas les princes. Portugal: Actes Sud.

Clauzard, P. (2002). Conversations sur l’homo(phobie). L’éducation comme rempart contre l’exclusion. France: L’Harmattan.

Dayer, C. (2017). Le pouvoir de l’injure. Guide de prévention des violences et des discriminations. La Tour-d’Aigues, France: L’aube.

DePalma, R., & Atkinson, E. (2006). The sound of silence: talking about sexual orientation and schooling. Sex Education, 6(4), 333–349. https://doi.org/10.1080/14681810600981848

Guasp, A., Ellison, G., & Satara, T. (2014). The Teacher’s Report 2014. Homophobic Bullying in Britain’s Schools.

Korol, S. (2018). La princesse et le placard - La littérature de jeunesse au service d’une culture de paix et de non-violence ou comment verbaliser la thématique de l’homosexualité à l’école primaire. Sous la direction de Geoffre, T., et la co-direction de Lauwerier, T. Mémoire de Maitrise Universitaire d'Études Avancées en Éducation internationale et recherche, Université de Genève.

Page, J. A., & Liston, D. D. (2002). Homophobia in the schools : student teachers’ perceptions and preparation to respond. In R. M. Kissen (Ed.), Getting ready for Benjamin. Preparing teachers for sexual diversity in the classroom (pp. 71–80). United States of America: Rowman & Littlefield.

UNESCO. (2017). Comprendre l ’ Objectif de développement durable 4 Éducation 2030. Genève.

 

 

[1] « Let them have a childhood while they can and find out about sex when they are adult enough to cope with relationships »