L’ours qui n’était pas là

,

La magie des contes pour enfants, c’est ce mélange de mystère, de fantaisie et de sagesse. Les péripéties qui jalonnent le parcours de L’ours qui n’était pas là me ravissent par leur côté farfelu, par leur tonalité obstinément positive et par les improbables rencontres qui surgissent au cœur de la forêt magique. J’accepte le Lézard Paresseux et le Pingouin Pénultième, dont les affreux défauts nous amusent plus qu’ils ne nous choquent ! Pour des humains qui s’évertuent, comme je le fais, à être rationnels et à garder les pieds bien plantés dans les réalités du quotidien, pour ceux qui, comme moi, naviguent sur des eaux plus tumultueuses que les mares tranquilles, dont les enfants guettent les têtards, c’est bienfaisant d’être invités à marauder quelques fruits savoureux dans le monde léger de l’imaginaire.

J’aime ce grand charivari de mots et de notions grâce auquel les points cardinaux s’enrichissent de nouvelles orientations vers des destinations imprévues : l’été, le petit déjeuner, les vacances ou qui fait de « belles » un nombre, quand l’ours, défiant le Pingouin Pénultième décrète que  « les fleurs sont plutôt belles que 38 ». Et si c’était le signe avant-coureur d’une impertinente remise en question des doctes enseignements du professeur ? De toute façon, décrète l’ours, « mieux vaut sentir les fleurs que les compter ». On se retrouve soudain avec Prévert et sa « Page d’écriture » : « Deux et deux quatre…Répétez ! dit le maître. Et l’enfant joue ; et l’oiseau joue avec lui ». Dans la généreuse verdoyance d’arbres majestueux, aux essences variées, que la truffe de l’ours, à demi enfoui dans la végétation, hume avec bonheur, on se laisse aller, comme lui, aux émotions sensorielles, toujours en quête de soi, mais perdus, parce que « ça fait partie du chemin, en avant », comme l’explique la Tortue.

Capture d’écran 2016-10-07 à 14.07.43

O. Lavie & W. Erlbruch (2015). L’ours qui n’était pas là, Genève : La Joie de lire. ©

Un chemin vers soi

Ce que ce livre propose, en définitive, c’est une extraordinaire quête d’identité. Peut-être faut-il en effet, pour se découvrir soi-même, arpenter des sentiers nouveaux. Peut-être faut-il accepter l’inconnu, la forêt, le désert, mais aussi celui qui tend la main et offre son dos-canapé, sa science, son taxi-tortue, sa lenteur et son temps pour explorer ce parcours qui nous ramène à la maison. La maison où nous n’étions pas, de même que nous n’habitions pas vraiment notre propre corps et notre esprit, par ignorance de nous-même, par manque de confiance et de conscience de soi. Il y a bien longtemps, j’avais eu l’idée d’écrire un livre qui aurait eu pour titre Le chemin d’ici. Je m’aperçois que L’ours qui n’était pas là s’empare d’une idée qui m’habitait : au bout d’un itinéraire incertain, se reconnaître et s’installer durablement dans sa maison. « Je me doutais bien que je pouvais être moi » se réjouit-il.

Capture d’écran 2016-10-07 à 14.07.57

O. Lavie & W. Erlbruch (2015). L’ours qui n’était pas là, Genève : La Joie de lire. ©

 Quelque chose de léger et de grave

L’autre dimension qui me frappe dans ce livre, c’est l’optimisme indécrottable qui domine cette quête. Peut-être est-ce une manière ambitieuse de construire l’estime de soi ? Gentil, heureux et beau : c’est écrit, nous avons nous aussi ce bout de papier plié dans la poche, il n’y a qu’à avancer et le monde entier reconnaîtra, comme le Lézard Paresseux, que nous sommes de très vieux amis. Mais on ne peut s’empêcher de ressentir comme un léger doute : l’ours est-il naïf ? Serions-nous, comme lui, irrémédiablement candides ? La forêt peut aussi bruire de rumeurs pernicieuses et nourrir de voraces prédateurs ou de perfides faux-jetons. Le petit papier constitue-t-il une protection suffisante pour se garder des dangers qui nous guettent ? Ce qui est certain, c’est que de se savoir gentil, heureux et beau est un bouclier autrement plus efficace pour affronter les chagrins ou les déceptions, que de se croire méchant, désespéré et laid ! L’estime de soi n’a rien à voir ni avec l’orgueil, ni avec l’arrogance. Elle sert surtout à générer des ressources pour ne pas se laisser abattre par le malheur.

Capture d’écran 2016-10-07 à 14.08.12

O. Lavie & W. Erlbruch (2015). L’ours qui n’était pas là, Genève : La Joie de lire. ©

Avec ça, je ne sais toujours pas si la forêt pousse quand je ferme les yeux ou si le monde continue de tourner quand je dors. Ni si RIEN fait vraiment partie de TOUT… En voilà des questions !

Anne-Catherine Menétrey-Savary, psychologue, ancienne Conseillère nationale

Chronique publiée le 10.10.2016