On fait de la philo ?

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Ils sont neuf, ce samedi matin-là, à se retrouver à la librairie L’Imprudence. Ces jeunes lecteurs et lectrices sont venus s’initier, dans le cadre du Festival de littérature jeunesse de Vevey (18 et 19 juin 2022), à la philosophie. L’atelier est animé par Claire Detcheverry, chargée d’enseignement à la HEP Vaud, et Sylvie Neeman, autrice de littérature jeunesse.

 

C’est quoi, la philo ?

A l’énoncé de cette question, quelques petits sourcils se froncent. Claire explique simplement : « la philo, c’est réfléchir aux grandes questions qu’on se pose dans la vie. C’est penser et utiliser des mots pour réfléchir. »

-- Un peu comme les cours de français à l’école ? s’enquiert un participant.

Claire rectifie en insistant sur ce qui définit la philosophie : l’art de la discussion, qui suppose celui de l’écoute. D’où l’utilisation d’un bâton de parole. « Quand je le tiens, je peux dire ce que je pense. Quand je ne l’ai plus, j’ai la possibilité - et le devoir - d’écouter celui ou celle qui parle à son tour. »

Un premier tour permet alors à chacun.e de se présenter.

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La philo par et pour les enfants (par Claire Detcheverry)

Dès les années 1970, Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp[1] ont contribué outre-Atlantique à mettre en œuvre la pratique de la philosophie par les enfants. Depuis, nombre de pédagogues proposent des « ateliers philo » dans leur enseignement.

Philosopher avec les élèves ne vise pas à leur faire adopter un regard d’adulte ; il s’agit plutôt de leur permettre de développer une démarche réflexive sur des thèmes touchant à l’existence et de formuler et articuler ensemble leur pensée. Cette réflexion, par sa co-construction, tente de définir des concepts, aussi très présents dans la littérature jeunesse, comme la liberté, le bonheur, la mort, la confiance, etc.

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Autour d’un livre

Quand le bâton arrive entre les mains de Sylvie Neeman, celle-ci entreprend la lecture de son album La terre est ronde*. A la fin de l’histoire, Claire pointe l’un des sujets du livre : l’amour. Voilà nommée la grande question philosophique du jour : qu’est-ce que l’amour ? Et quelle différence avec l’amitié ?

 

Le bâton de parole circule : « C’est quand on aime quelque chose ou quelqu’un » ; « c’est quand on est amoureux et qu’on se marie » ; « C’est quand on se fait des bisous ». Sylvie à son tour : « C’est quelque chose qu’on ressent dans son coeur ou dans sa tête, dans tout son corps ». S’enchaînent d’autres questions pour guider les réflexions : ça fait quoi de se sentir amoureux ? En quoi est-ce différent de l’amitié ? Qu’est-on prêt à faire par amour ou par amitié ? Est-ce qu’on peut se sentir malheureux en amour ?

Amener des réponses n’est pas simple pour les ; entre timidité et perplexité - « je ne sais pas » - pointe parfois l’impatience - « on va faire que passer le bâton ? ». Pourtant, quand Claire leur restitue ce qu’ils et elles ont dit, et qu’elle a noté, c’est tout un halo de mots qui donnent du sens au sujet : « en amour, on s’embrasse » ; « parfois, on se sent gros et lourd » ; « il y a une part de secret : on ne dit pas toujours quand on est amoureux ». « En amitié, on partage du temps ensemble, on s’invite, on choisit des personnes avec qui on se sent bien ».

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De l’importance de la reformulation

Pour Claire Detcheverry, ce moment de restitution de ce qui a été dit est crucial. Il permet « l’articulation d’une pensée collective, non uniforme, avec des paradoxes. La confiance en ses propres pensées, en ses propres mots, l’accueil de ceux de l’autre, tout cela participe à développer le raisonnement, la capacité à discuter. »

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L’écrire et le dessiner

 

Pour clore l’atelier, et faire écho à l’album La mer est ronde, une proposition est faite aux participant·e·s : écrire une carte postale sur l’amour ou l’amitié. D’un côté, une phrase, même courte ; de l’autre, si on en a l’envie, un dessin.

« J’aime bien ressentir mon cœur. »

« Je ne sais pas quoi dire sur l’amour et l’amitié. »

« Quand je suis avec mon amie, je suis motivée. »

« J’aime bien être chez des gens qui m’aiment et que j’aime. »

« L’amour c’est se rencontrer, de marier, parfois s’énerver. »

Parce qu’une histoire a été lue, parce que des mots ont été posés côte-à-côte, chacun de ces essais écrits ou colorés prend un sens particulier.

A ce sujet, « est-ce que rencontrer des lecteurs et des lectrices t’aide à parler d’amour ? » demande finalement Claire à Sylvie. En philosophe avertie, l’auteure répond… par des questions : pourquoi les albums jeunesse parlent-ils plus d’amitié que d’amour ? Et pourquoi est-il si rare qu’on raconte aux enfants une histoire d’amour entre deux adultes ? Les livres, tout comme la vie, sont décidément remplis de questions…

Des albums sur l’amour

Sylvie Neeman, Albertine (ill.), La mer est ronde. La Joie de lire, 2015.

« Tina travaille sur un bateau ; elle range les cabines, elle fait les lits, elle lave les fenêtres. Parfois les cabines n'ont pas de fenêtre, alors Tina accroche au mur une grande photo où on voit la mer et le ciel; c'est presque pareil.»
Antonio est cuisinier, il travaille aussi sur un bateau, un autre. Antonio et Tina se sont croisés une fois sur un quai. Et depuis, ils s'écrivent ...
Les mots délicats de Sylvie racontent l'amour, ce que ça nous fait, l'attente et l'excitation, la séparation, et la possibilité d'une histoire, avec en faux décor de rêve, des paquebots immenses, de croisière pour certains, de labeur pour d'autres ...

Mario Salvi, Le voyage de la femme éléphant, Sarbacane, 2007.

« Oh regardez comme elle est grosse ! On dirait un éléphant ! » Pour le public qui vient la voir en spectacle, Véra est énorme. Pour Gregori, son mystérieux correspondant amoureux de la démesure, elle est… phénoménale. Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer ! Une histoire d’amour et d’amitiés.

 

Fanny Ducassé, Louve, Thierry Magnier, 2014.

Tout au fond de la forêt, une jeune fille rousse vit parmi les renards. Louve, ainsi s’appelle-t-elle, est l’objet d’un sort étrange : ses cheveux s’enflamment dès qu’elle se laisse submerger par ses émotions. Or, un beau jour, elle fait la rencontre d’un garçon-loup…

 

Agnès de Lestrade, Le chien-chien à sa mémère, Sarbacane, 2016.

Un album qui aborde l’amour, mais aussi la jalousie, et la peur d’être exclu.e, à travers un trio irrésistible composé d’une mémère, d’un chien-chien et d’un pépère !

 

Gilles Bachelet, Une histoire d’amour, Seuil jeunesse, 2017.

Il faut tout le talent de Gilles Bachelet pour raconter la romance de deux… gants de cuisine ! Une façon drôle mais juste de parler d’amour.

 

Davide Calì, Magali Le Huche, Eléctrico 28, ABC Mélody, 2017.

Amadeo est conducteur de tram à Lisbonne. Dans son Eléctrico 28, les gens tombent tous amoureux. Serait-ce dû à ces manœuvres habiles qui les font tomber dans les bras les un.e.s des autres ? Et lui trouvera-t-il l’âme sœur ?

 

 

 

[1] IAPC (Institute for the Advancement of Philosophy for Chidren)

 

 

Chronique publiée le 25 août 2022

Par Cécile Desbois , rédactrice et médiatrice culturelle, cecile.desbois@gmail.com