Suzanne aux oiseaux : échange impromptu entre Marie Béguin et Sonia Guillemin

, ,

     Chère lectrice, cher lecteur,

Dernièrement, à la librairie, j'ai croisé le chemin d'un album de littérature de jeunesse qui ne m'a pas laissée indifférente. Il s'agit de Suzanne aux oiseaux de Marie Tibi et Célina Guiné, paru aux éditions Le Grand Jardin, en 2017.

 

© Marie Tibi & Célina Guiné | www.legrandjardin-editions.fr

 

L’autrice raconte l'histoire d'une vieille dame esseulée qui parle aux oiseaux et leur distribue des graines. Un jour, elle rencontre Nadim, mal rasé, mal fagoté et lui parle de son mari décédé, mais aussi du soleil et des gâteaux au goût de miel. Le jeune homme explique avec des mots maladroits qu'il a quitté son pays, fui la guerre.

Une amitié se tisse entre ces deux personnages que tout semble opposer et pourtant un événement va les réunir à tout jamais.

Marie, tu as aussi lu cet album, je crois, alors je te propose d’en discuter ici, sur Voies Livres. Qu'en penses-tu ?

Oui quelle bonne idée ! C'est un album que j'ai découvert grâce à toi, Sonia, et c'est exactement le type de livre sur lequel on a envie d'échanger. Si tu es d'accord, ce forum sera notre banc à nous, un petit espace de partage où croiser nos expériences de lecture.

Mais avant le banc, il y a le voyage, la transhumance, par laquelle tout commence. L'album s'ouvre sur cette idée, avant même que la narration ne démarre à proprement parler. Pourquoi ces pages de ton point de vue ?

Comme tu le dis si justement Marie, pour ancrer l'idée que la thématique principale de cet album est le voyage - celui de Suzanne lorsqu'elle est venue du Maroc avec son mari et celui qu'elle s'apprête à entreprendre vers l'au-delà - l'illustratrice Célina Guiné, choisit de nous proposer un premier dessin avec des oies qui s'envolent. Nadim, le nouvel ami de Suzanne qui vient d'un pays en guerre, a lui aussi entrepris un voyage. Son nouvel ami est en réalité un oiseau passeur - celui qui va l'aider à quitter la terre pour aller vivre un autre voyage, SON ultime voyage.

Le vol des oies et le voyage

Les deux premières pages de l'album nous font découvrir un envol d'oies migratoires avec une configuration typique en V. En volant en V, les oies augmentent de 70% la durée de vol par rapport à un oiseau qui volerait seul. En battant des ailes, chaque oie génère un courant ascendant pour celles qui suivent.  Du fait de la résistance de l'air, une oie qui sortirait du groupe serait vite fatiguée. On voit à quel point la collaboration est importante. Si l'on tisse des liens avec l'histoire, ces oies se déplacent, elles migrent et vont vers d'autres horizons. La vieille dame aussi a voyagé. Elle était seule, parlait aux oiseaux : de sa jeunesse, du grand bateau qui les a amenés à cet endroit, elle et son mari. Suzanne vient d'une ville toute blanche, d'un pays où il fait chaud. Le fait qu'elle a rencontré Nadim lui a permis de s'envoler un peu plus loin pour quelques temps, avant de partir pour toujours dans le ciel étoilé.

Nous retrouvons les oies à la fin de l'histoire, elles sont peut-être annonciatrices d'un tome 2 à venir qui donnerait la place à l'histoire de Nadim, le jeune homme qui a partagé quelques jeudis le banc avec Suzanne.

Marie, la figure des oies te fait-elle réagir ?

Oui, c’est vrai ! Les oies sauvages symbolisent magnifiquement la migration, l'éternel départ vers l'ailleurs. Ce déracinement, nos deux héros l'ont, l’un et l’autre éprouvé, à une époque et dans des circonstances que l’on devine différentes, puisqu'ils ont dû quitter un pays qu’ils aimaient et s’acclimater à un nouveau bout de terre.

En effet, si les premières pages nous renvoient à Suzanne et à ses chers oiseaux qu’elle nourrit et à qui elle parle, les dernières nous transportent au-delà du livre vers l’avenir de Nadim. Mais avant de parler du destin de Nadim, es-tu d'accord, Sonia, qu'on revienne à l'origine de leur rencontre ? Et même plus précisément à ce banc à la croisée des chemins d'un jeune homme et d'une très vieille dame ?

Avec plaisir, il me semble en effet que ce banc est la représentation matérielle d'une nouvelle étape de la vie de la vieille dame, je veux parler de l'amitié naissante entre Nadim et Suzanne. Mais je te laisse me dire ce que ce banc évoque pour toi.

Le banc, lieu de tous les possibles

Le banc représente une parenthèse dans l’effervescence du monde. Cette intermittence, choisie ou imposée, offre toujours un temps suspendu. Dans notre album, le banc m'évoque bien sûr la rencontre entre ces deux êtres qu'a priori tout oppose. Alors que l'âge, la langue maternelle et, on le devine, le statut social auraient dû les éloigner, le banc les réunira. En dehors de ce temps suspendu qu'ils partagent assis ensemble, ils n'ont sans doute ni les mêmes habitudes de vie, ni les mêmes croyances. Plus encore, leur rapport à l'existence, au temps même, diffère : tandis que Suzanne est presque exclusivement tournée vers le passé, l'élan de vie de Nadim le porte vers l'avenir.

Cette rencontre fortuite va obliger Nadim à s'assoir, se redresser, reprendre espoir et Suzanne à lui faire de la place, à partager "son" banc, ses graines et ses oiseaux, ses petites habitudes. À la croisée du passé de Suzanne qui s'effiloche et du futur encore très incertain de Nadim, le banc représente pour moi le présent, le fameux Carpe diem latin. Chaque jeudi, le plaisir de se retrouver, le temps partagé, prennent le pas sur la vieillesse et la précarité, les souvenirs douloureux et les projets avortés.

 

© Marie Tibi & Célina Guiné | www.legrandjardin-editions.fr

Au gré des mots maladroitement échangés et des silences complices, va ainsi éclore cette courte et magnifique amitié entre ces deux êtres un peu en marge...

Comme tu le dis Sonia, pour Suzanne, ce banc partagé sera la dernière étape de sa vie, un peu comme un supplément offert in extremis. Pour Nadim, au contraire, ce sera plutôt un tremplin inespéré. Les conversations échangées sur le banc sont pour moi comme le témoin que des coureurs se passent pour que l'un puisse s'arrêter et l'autre poursuivre la course du temps. Car au-delà de cette rencontre, l'album interroge, me semble-t-il, la question de la transmission. Qu'en penses-tu Sonia ? Est-ce que c'est également un point qui t'a frappée ?

La bague, symbole de transmission

Oui, effectivement, cette petite bague qui brille au soleil est un vecteur délicat de transmission. Cet anneau doré que le mari de la vieille dame lui a offert lorsqu'il est parti à la guerre est le témoin de l'amitié que Suzanne éprouve pour Nadim. Cette parure peut presque s'apparenter à un symbole de filiation matrilinéaire - Nadim est peut-être l'enfant dont Suzanne rêvait. Elle semble mettre en lui tous ses espoirs en l'avenir et leur connivence réciproque fait que le cadeau offert est le symbole d'un passage entre le passé et l'avenir. Cette bague, Suzanne en est convaincue, ne restera pas dans un écrin douillet caché au fond d'un coffre, mais elle permettra à Nadim de démarrer une nouvelle vie, de construire son avenir. Grâce à cet objet précieux, le jeune homme pourra acheter une petite roulotte, près du banc où ils se rencontraient tous les jeudis et l'immense générosité de Suzanne sera à tout jamais présente dans le cœur de Nadim. La vieille dame menue rayonnera à tout jamais dans son cœur. Les gâteaux au goût de miel vendus aux visiteurs et aux visiteuses du parc, ainsi que les petits sachets de graines que les enfants achèteront et distribueront aux oiseaux seront une empreinte indélébile de la générosité de Suzanne aux oiseaux.

© Marie Tibi & Célina Guiné | www.legrandjardin-editions.fr

 

Après cette analyse du bijou offert, Marie est-ce que tu nous dirais quelques mots du rapport texte-images ?

L'apport des images

Oui Sonia, c'est vrai qu'il ne faut pas oublier les illustrations ! Car lire un album sans les observer c'est un peu comme traverser un parc sans humer la nature environnante. Dans notre ouvrage, le rapport texte-images est plutôt classique, entre redondance et complémentarité. Pourtant sans les illustrations, gageons que cette histoire n'aurait pas la même saveur ! Sur la page de couverture déjà, l'image crée un horizon d'attente particulier : on y découvre une Suzanne - on devine aisément que c'est le prénom de la vieille dame assise - humble et fragile par contraste avec l'arbre derrière elle, au tronc large et vigoureux qui se déploie au-delà de la page. La lectrice projette déjà dans une histoire douce mais avec quelques aspérités : les couleurs chaudes - le jaune, le rose - et le sourire qui éclaire le visage de Suzanne apportent une tonalité plutôt apaisante mais quelques touches de noir - manteau, arbre, poubelle, oiseau - produisent un fort contraste, présages d'événements plus sombres.

La mise en page qui associe de manière étroite texte et illustration en pleine page à fond perdu met en valeur le travail de Célina Guiné. Les dessins renforcent souvent le texte et soutiennent ainsi la compréhension des plus jeunes, par exemple quand l’évocation des souvenirs de Suzanne sont matérialisés par un paquebot peint en transparence comme un nuage se formant dans le ciel.

 

© Marie Tibi & Célina Guiné | www.legrandjardin-editions.fr

 

Les images multiplient ainsi les points de vue et les cadrages, donnant à voir le parc et ses visiteurs sous des angles variés – suggérant que la réalité doit souvent être envisagée de différentes manières.

Tout au long de l'album, la complémentarité de l’image par rapport au texte se donne surtout à voir dans des indications sur le passage du temps. Lorsque Nadim comprend que la vieille dame ne reviendra plus, le texte ne dit rien du changement de saison mais l’image montre Nadim avec une écharpe autour du cou, qui permet à l’illustratrice de figurer le vent, tandis que la page tout entière se pare de tons froids où le bleu domine. L’écoulement du temps s'incarne encore plus nettement au printemps suivant quand on découvre la jeune maman, qu'on apercevait enceinte avant l'arrivée de l'automne, se promenant avec son bébé contre le ventre : cette allusion discrète à la naissance d'un enfant cristallise cet espoir que distille tout l'album.

Lectures en écho

Plus je me penche sur "Suzanne aux oiseaux" plus je savoure sa justesse de ton et la force de son message. Puis, au fil de ma réflexion, me revient à l'esprit une autre très belle lecture, d'une cruelle actualité, que j'avais faite il y a quelques temps. On y retrouve les oiseaux migrateurs, deux êtres en marge transformés par leur rencontre improbable, et surtout, au cœur de cette fable moderne, la question de l'exil. Étonnante similitude de thèmes, non ? Vois-tu à quel livre je fais allusion ? Il s'agit d'un conte de Noël pour grands enfants de Timothée de Fombelle et Thomas Campi, intitulé Quelqu'un m'attend derrière la neige (Gallimard Jeunesse, 2019).

Le connais-tu, Sonia ? Si ce n'est pas le cas, je serais heureuse de le partager avec toi, pour que tu le rencontres à ton tour. Et qui sait l'occasion d'une nouvelle discussion à quatre mains ?

Je ne le connaissais pas, mais je suis immédiatement allée l'acheter et je n'ai pas été déçue. J'ai effectivement découvert un certain nombre de similitudes avec Suzanne aux oiseaux. Gloria, la petite hirondelle qui n'a jamais fait de nid, n'a jamais eu de petits, vole à contre-courant. La rencontre improbable avec le marchand de glace esseulé nous fait vibrer jusqu'à la fin du récit. Un conte à ne pas manquer !

Pour terminer, je souhaite reprendre les propos d’Arnaud Alméras, auteur de l’album Un livre c’est magique ! (Gallimard Jeunesse, 2021) : « Un livre c'est comme un trésor, un livre ça peut émouvoir, un livre ça permet de voyager… ». Je vous souhaite à toutes et tous un merveilleux voyage au pays des livres.

Marie Béguin et Sonia Guillemin, les autrices de la chronique © Crédit photo Nicolas Monnier

 

Chronique publiée le 8 mars 2022

Par Sonia Guillemin, Professeure associée HEP (sonia.guillemin@hepl.ch), et Marie Béguin, chargée d’enseignement (marie.beguin@hepl.ch)