« Suggestions pour jeunes lecteurs en panne. La lecture, c’est trop dur ! » : une bibliographie qui s’adresse à tous et à toutes

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L’Institut suisse Jeunesse et Médias [ISJM] publie chaque année une bibliographie thématique d’ouvrages de littérature de jeunesse : « Lecture des mondes », « Filles et garçons, tous les possibles », « Famille, familles », « La mort » et enfin « La lecture, c’est trop dur ». Les thèmes reviennent périodiquement, intégrant des nouveautés parues depuis la précédente édition, car la littérature de jeunesse est un secteur éditorial qui accueille une production riche et abondante. On assiste donc à un tournus des thématiques et des équipes qui composent la commission, rassemblant des spécialistes intervenant dans différents domaines, mais tous et toutes en lien avec la littérature de jeunesse et le lectorat visé. En 2021, c’est au tour de « La lecture, c’est trop dur » d’être publiée, une bibliographie destinée à des lecteurs et à des lectrices dit·e·s « en panne » : Voielivres a exploré avec Loreto Núñez, directrice du bureau romand de l’ISJM, la fabrication de la brochure, les critères qui ont guidé la sélection des titres, l’esprit de la publication. De quoi inspirer vos futures lectures.

 

 

Sonya Florey, pour voielivres.ch : A qui s'adresse prioritairement cette publication, « La lecture, c'est trop dur » ? Avez-vous un horizon d'attente par rapport au public cible ?

Loreto Núñez, pour l’Institut suisse Jeunesse et Médias : Nous visons un public large, toutes les personnes qui interviennent dans la médiation du livre, les passeurs et passeuses du livre : le corps enseignant, les bibliothécaires, les animateurs et animatrices culturel·le·s, les médiateurs et médiatrices culturel·le·s. Dans cette bibliographie, nous avons essayé d’avoir le Plan d’Etudes Romand en arrière-fond, non pas d’y articuler la brochure, mais d’être conscient·e·s qu’au cycle 1, les élèves vont parler des jours de la semaine en classe, des saisons et que donc, s’il y a un livre qui adopte cette thématique, cela peut intéresser d’autant plus un·e enseignant·e.

Notre ambition, c’est également de toucher les parents, de leur proposer des titres qui vont leur permettre d’aborder certaines thématiques avec leur enfant, sans être démunis face aux questions des jeunes lecteurs et lectrices. Par exemple, le thème de la mort que l’ISJM a traité dans une autre bibliographie, présentait un titre qui racontait l’histoire d’une fille dont le petit frère était mort avant qu’il naisse. Dans le récit, les parents n’en parlaient pas avec elle, et cela créait le contexte d’une culpabilité chez l’enfant. C’est un titre difficile, mais qui propose une solution : l'importance d’une présence, en l’occurrence celle de la grand-mère qui joue un rôle déterminant.

SF pour VL : Est-ce que ces suggestions « pour jeunes lecteurs en panne » s’adressent également à des lecteurs ou à des lectrices qui ne sont pas en panne ? Est-ce que ce sont des ouvrages qui conviennent aussi à des enfants qui adorent lire, qui ont des compétences solides ?

LN pour l’ISJM : Oui, absolument ! La bibliographie pointe des ouvrages de qualité. Donc, c'est aussi ce gage-là qui permet d’ouvrir à un autre type de public ou de lectorat. De manière générale, notre perspective est « incluante » : on souhaite inclure les lecteurs et les lectrices en panne dans la grande famille des lecteurs et des lectrices, non pas les exclure, les stigmatiser. Il s’agit donc d’avoir une sélection qui puisse aussi intéresser d'autres enfants pour qu'il y ait un échange. Et ça, c'est très valorisant pour le lecteur ou la lectrice en panne. Supposons que dans une classe où il y a quelques élèves qui ont plus de difficultés en lecture. Si on choisit un titre qui leur est accessible, mais qui est aussi drôle, intéressant, stimulant pour tous les élèves, et aussi pour ceux qui ont des compétences expertes, cela permet d'avoir une discussion. Les lecteurs et les lectrices en panne sont parfois pris dans un cercle vicieux : on a de la peine à lire, on ne va pas parler du livre, si on n’en parle pas, on ne partage rien avec les autres, on ne prend pas part aux échanges, et… on lit encore moins.

SF pour VL : Quels sont les critères que vous vous donnez ? Quels sont ceux qui priment : les critères littéraires, iconographiques, esthétiques, ou les critères thématiques et la diversité des représentations ?

LN pour l’ISJM : C'est vraiment l'équilibre entre les deux : il faut qu'il y ait une qualité littéraire, artistique, esthétique, (et nous avons beaucoup discuté autour de tous ces termes au sein du comité !), quelque chose de solide au niveau du contenu, mais également au niveau des illustrations et de l’articulation texte-image. Par exemple, dans la thématique de la diversité des familles, on trouve beaucoup d’ouvrages de littérature de jeunesse très intéressants au niveau de la représentation et de la déconstruction des stéréotypes, mais qui sont extrêmement militants aussi. Et la propagande, c’est une dimension qu’on a souhaité éviter.

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SF pour VL : Comment se déroulent les négociations au sein du groupe, pour parvenir à une liste commune ? Comment les différents membres du comité se mettent d’accord sur une liste de titres commune ?

 

LN pour l’ISJM : C’est un processus démocratique, qui s’appuie notamment sur les bibliographies précédentes sur le même thème. Au début, nous nous retrouvons pour échanger au sujet des critères, se demander si la grille de lecture est toujours actuelle, car en quatre ans, le monde change, la littérature évolue et donc, il s’agit d’en tenir compte, de nous adapter. Par exemple, au sujet de la bibliographie que nous sommes en train de préparer sur les genres : la dernière édition était intitulée « Filles et garçons, tous les possibles ? ». Entretemps, le débat s’est énormément élargi : devrait-on parler de diversité, de fluidité des genres ? Peut-on encore rester dans ces catégories « filles-garçons » ? On commence la lecture des œuvres avec cette première grille et on se demande ensuite où et comment on doit adapter. La grille ne reste pas figée durant l’entier du processus : c’est un travail de va-et-vient, entre réflexion théorique par rapport aux sujets choisis et réalités sociales et littéraires.

SF pour VL : Est-ce que chaque personne qui participe au comité de lecture arrive avec une série de titres qu’il ou elle a envie de présenter au groupe ? Et est-ce que tous les membres du groupe lisent l’entier du corpus pré-sélectionné ?

 

LN pour l’ISJM : Nous partons d’une grande pré-sélection qui est faite par la plateforme Ricochet qui rédige notamment des notices pour les nouvelles publications francophones, en leur attribuant également des mots-clés par thèmes ou par genres. Ricochet, au-delà de son existence propre, avec ses notices, ses articles, ses entretiens, nourrit aussi les différents projets de l’ISJM. Les collègues de Ricochet sont attentif·ve·s aux thématiques des bibliographies et retiennent déjà les ouvrages qui traitent de ces dernières. Ensuite, chaque membre de la commission est invité à faire des suggestions. Après, il a la phase des lectures individuelles et par sous-groupes. Enfin, nous organisons des plénières où nous débattons tous et toutes ensemble et notamment des points de désaccords. Le processus est long, certes, mais il est très enrichissant.

SF pour VL : Ma question suivante concerne un point qui, je pense, intéresse particulièrement le corps enseignant : comment la commission de lecture a procédé pour classer les livres par âge ? On sait que ce n’est pas facile…

LN pour l’ISJM : C’est un point important pour cette bibliographie : si on regarde de près, on n’indique pas un âge correspondant à tel ou tel livre, mais on mentionne « à partir de quel âge » le livre semble adapté. Ce « à partir de », c'est précisément pour ne pas stigmatiser. Donc, si un enfant de 10 ans lit un livre dès 7 ans, ce n'est pas grave. Et c'est extrêmement important aussi que les enseignants et les enseignantes soient conscient·e·s que ce sont des catégories d'âge ouvertes. Donc, notre idée est de ne pas mettre le seuil à un âge trop jeune (contrairement à ce que certains éditeurs peuvent faire pour des raisons commerciales) : dans le cas des lecteurs et des lectrices en panne, il peut y avoir une frustration si un enfant de 10 ans ne parvient pas à lire un album estampillé 8 ans. En revanche, s’il ou elle ne parvient pas à lire un livre « à partir de 8 ans », le ressenti est différent. Pour fixer l’âge, nous nous fondons sur la difficulté des textes, des illustrations, et de l’articulation des deux.

Dans la même perspective, nous avons parfois suggéré quand certains ouvrages gagneraient à être lus accompagnés par un adulte. Cela ajoute également une dimension sociale à la lecture, importante pour l’enfant.

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SF pour VL : Dans l'édito de la brochure, on trouve beaucoup de pistes explicatives sur la manière dont la bibliographie a été construite. A partir du moment où on possède quelques clés de lecture, on comprend aussi mieux certains choix qui ont été faits. Les questions qui suivent portent donc sur les critères que vous avez définis, pour tenter de mieux les appréhender. Dans un des critères, il est mentionné qu’autant que possible, vous avez tenté d’adopter le positionnement d’un enfant qui n’aime pas lire. Concrètement, lorsqu’on est une lectrice experte, on s’y prend comment pour se mettre dans la peau d’un tel enfant ?

LN pour l’ISJM : On a peiné ! Parfois durant les séances, on s’est dit « ça, c’est un livre magnifique !... Mais je dois l’écarter, car il est trop compliqué ». Le plus important, c’est de tenter cet exercice de décentrement où l’on sort de sa propre perspective. Je parlais avant de cette approche démocratique : quand on discute avec l’autre, on est déjà « hors de soi », on n’est plus dans sa bulle. Ensuite, ce qui était aussi une grande aide, c'est l'expérience de certaines personnes qui travaillent avec des enfants en difficultés. Et puis, l’expertise des enseignant·e·s est précieuse. Enfin, on a aussi testé la réception avec nos propres enfants et petits-enfants. C’est toujours une touche plaisante…

SF pour VL : Toujours dans les critères retenus pour construire cette bibliographie, on trouve la diversité thématique, esthétique et littéraire. Pourriez-vous commenter en quelques mots la manière dont cette diversité thématique, esthétique et littéraire ressort dans les choix posés ?

LN pour l’ISJM : Au-delà du dépassement des stéréotypes qui constitue une visée première de notre travail, la diversité qu’on met en lumière est une diversité dans les thèmes convoqués, des esthétiques explorées, mais également une diversité dans les maisons d’édition représentées. La variété des genres littéraires est un point important pour la commission : dans nos bibliographies, on intègre le polar, le documentaire, l'album, le roman, le récit… Au début de la notice, figurent les mots clés qui se rapportent aux thèmes. Par exemple, un lecteur ou une lectrice fan d'histoires d'animaux peut consulter l'index et pointer directement les ouvrages qui s’y rapportent.

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SF pour VL : La qualité de la narration peut être un levier qui suscite de l’intérêt chez les jeunes lecteurs et lectrices. On comprend bien la démarche de la commission qui est de privilégier la cohérence entre le sens et la forme. D’ailleurs, parlant d’intérêt : avec votre regard, quels sont les domaines et les thématiques qui, aujourd'hui, éveillent de l'intérêt chez les enfants? Qu'est-ce qui fait rêver les enfants d'aujourd'hui?

LN pour l’ISJM : Je dirais… quelque chose qui aurait également été valable il y a 20 ans : quelque chose qui est proche de la réalité, même si l’ouvrage décrit un monde fictionnel, inventé, de l’ailleurs. Mais il faut des liens avec la réalité du lectorat. C'est très flagrant pour les tout-petits comme pour les ados : le livre doit créer un pont avec l’univers qu’il ou elle connaît. La maison décrite dans le livre est un prolongement de sa maison, par exemple, ou les animaux qu'il rencontre par la fiction, c’est le chien, le chat qu’il ou elle va voir dans sa rue. La famille mise en scène, c’est sa famille, quelles que soient les différences. C’est le phénomène de l’identification. Chez les plus grand·e·s, cela prend une tournure spécifique : retrouver les problèmes qu'on a soi-même, traités dans la fiction. En fait, c'est vraiment cette proximité aux préoccupations et à la vie quotidiennes, tout en ayant après une inventivité autre.

SF pour VL : Le livre n’est donc pas simplement un miroir.

LN pour l’ISJM : Non, pas un miroir, mais il faut que le lecteur ou la lectrice trouve quelque chose pour s’identifier et pour créer un lien.

SF pour VL : Et la dernière question, qui est totalement subjective : quels sont tes coups de cœur, dans cette bibliographie ?

LN pour l’ISJM : Difficile de répondre par un seul titre : il y en a tellement ! Je pointerais deux romans pour adolescent·e·s, très engagés. Leur point commun, c’est qu’une fois que j’avais commencé la lecture, je n’ai pas pu m’arrêter avant d’arriver à la dernière page ! Le premier, c’est « L.O.L.A. » de Claire Garralon : le monologue intérieur d'une voix sans qu’on ne sache s’il s’agit de la voix d’une fille ou d’un garçon. Jusqu'à la toute fin. Plus on avance dans la lecture, plus on est dérouté·e·s. La voix narrative prend en charge les questionnements de cette personne qui rencontre Lola, qui, par contre, est un personnage féminin clairement identifié. Et, donc, ce personnage au sexe indéterminé tombe amoureux de Lola. C’est percutant.

Dans la même lignée, mais dans un genre thriller, je retiendrais « Je sais que tu sais », de Gilles Abier. Le roman raconte l’histoire de l’héroïne, une adolescente, dont le frère a été assassiné et qui est sur le point de rencontrer le meurtrier, dans un parloir de prison. Après le traumatisme, se joue aussi l’espoir de surmonter le deuil, le tout dans un discours extrêmement fort, de questionnement, d’agression aussi envers les parents, le coupable, la société. Parmi les livres pour les plus petits, « Le Grand Patatou » a été un de mes coups de cœurs, ainsi que de mon fils, d’ailleurs. On y suit les aventures du protagoniste qui d’un rien initial tombe quelque part et se découvre des superpouvoirs : se tenir debout, marcher, rire, crier, nommer. Il crée ainsi tout un univers. C’est un bel exemple de ce dont je parlais avant : la combinaison entre l’imagination et la création avec les réalités des petits lecteurs, des petites lectrices.

 

 

Pour commander la brochure : https://www.isjm.ch/nouvelle-bibliographie-commente-news/

 

Chronique publiée le 15.03.2022

Par Sonya Florey, Professeure ordinaire HEP, sonya.florey@hepl.ch