Pensées nocturnes, premier volet : petit traité de grandes questions

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Source de l’image : https://www.lajoiedelire.ch/livre/pensees-nocturnes/

 

Comment aborder la philosophie avec les enfants de 6 ans et plus, en classe ou à la maison ? Cette chronique propose une réponse en deux volets autour d’un livre : Pensées nocturnes de Jonas Taul, une merveille de littérature de jeunesse, tout en subtilités. Retrouvez ici le premier volet de cette incursion dans le monde des idées qui viennent la nuit, quelque part entre l’infiniment grand et l’infiniment petit.

 

Les pensées qui virevoltent…

Pensées nocturnes est un conte, mais un conte très singulier. Dans un style épuré, minimaliste, rappelant les dessins animés de Walt Disney dans les années 1920, chaque page donne l’impression de cacher une référence culturelle, littéraire ou philosophique. Il n’est pas aisé de faire un portrait fidèle de ce livre touchant, en noir et blanc, qui s’emploie à traiter avec humilité de questions proches de la philosophie existentialiste. Il résiste en tout cas à une analyse en fonction du schéma actanciel. Le petit garçon, qui joue le rôle de personnage principal, se déplace peu, et vit finalement un nombre assez limité d’actions, mais passe à travers différents univers, alternant entre le physique et le métaphysique. Il n’a pas d’objet de quête à proprement parler, si ce n’est de répondre aux questionnements qui le taraudent. Qui donc, dans cette quête, parviendra à l’aider ?

Les premières planches, qui présentent le monde familier, banal, et relativement universel dans lequel évolue le petit garçon, permettent de s’identifier au personnage. Ce soir-là, il joue avec ses jouets dans une chambre à peu près rangée, se brosse les dents et va se coucher dans un lit trop grand, surdimensionné. C’est lorsque notre héros peine à s’endormir que se produit un premier passage dans un monde fantasmé. Notre accès à sa vie intérieure commence avec une description de ses rêves éveillés, tour à tour dangereux, courageux, colériques, fantastiques, et finalement effrayants. Ses idées vagabondent pour aller poursuivre leur voyage « très haut et très loin » (p. 27), au-delà du ciel. L’image où le héros observe notre planète de l’espace constitue l’indice d’un premier sentiment de dislocation, d’une première posture véritablement d’observation distanciée.

 

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… puis les pensées qui nous mènent ailleurs

Le héros prend conscience, dans un moment d’épiphanie, de la fragilité de nos existences. De là-haut, la planète est une « minuscule bille », alors qu’un nombre incalculable de vies sont vécues par plusieurs êtres sur cette planète terre, qui fait partie d’un univers infini. Surgit alors chez le personnage principal un sentiment angoissant de déconnexion avec ce monde lointain. Les images et le texte font écho au Petit Prince de Saint-Exupéry et à sa quête de sens.

 

Source de l’image : https://www.lajoiedelire.ch/livre/pensees-nocturnes/

 

Dans la posture du Penseur de Rodin, notre sujet, préoccupé, pose finalement l’ultime question : « pourquoi existe-t-on dans cet espace infini » ? La lectrice et le lecteur se retrouvent assurément aspirés par cette mise en abîme, faite de simples traits noirs, de laquelle jaillissent des interrogations cruciales. Quelle importance a donc notre existence devant ce nombre d’autres vies ? Qu’est-ce que c’est que d’exister, finalement ? Quel sens donner à tout ceci ? On va là poindre cette angoisse proprement existentialiste du néant, et des choix qui s’offrent à nous devant notre liberté et notre libre arbitre.

Source de l’image : capture d’écran de https://www.lajoiedelire.ch/livre/pensees-nocturnes/

 

Le lendemain, le petit garçon se lève, la tête pleine de questions, et va à la rencontre de son père, dans l’espoir de trouver des réponses, ou à tout le moins, un certain réconfort. Mais le papa est occupé à lire le journal, indisponible pour répondre aux questionnements existentiels de notre héros, qui reste tourmenté et confus. On peut voir là une certaine critique sociale de l’adulte qui n’a plus le temps pour la pensée philosophique et qui ne reconnait pas l’enfant comme un penseur, capable de réflexions complexes sur l’univers. Là aussi, on sent l’inspiration venir du Petit Prince, qui va de rencontre en rencontre avec des personnages adultes qui semblent tout à fait déconnectés de la réalité et de leur vie intérieure.

Le petit héros part alors de chez lui, et marche, et marche encore, jusqu’à ne plus savoir où il se trouve. Personnifiant le voyageur égaré de Descartes, il est aussi chacun·e d’entre nous : dans l’épaisseur de la forêt, symbole de la complexité du monde, il est difficile de trouver son chemin. Ce qui lui permettra d’avancer, de se décider à continuer malgré toutes ces questions, c’est la rencontre avec quelques animaux. Avec un chat d’abord, qui lui apporte douceur et affection. Puis un hérisson, une grenouille, des fourmis. Tous ces êtres plus petits et fragiles vivent une existence « innée », instinctive, menée sans cette conscience de soi et ces doutes (le cogito), qui sont profondément humains. On est à partir du moment où on se questionne, où on doute et où s’opère le retournement vers soi et autrui. Mais pour vivre, pour sortir de la forêt, il faut avancer et marcher droit.

Source de l’image : capture d’écran de https://www.lajoiedelire.ch/livre/pensees-nocturnes/

 

Les lectrices et lecteurs attentifs remarqueront, à la lecture de l’album, que le chat apparait sur chaque planche dès le réveil inconfortable du personnage, avant même que le héros ne s’aperçoive de sa présence, et ce, jusqu’à la fin de l’histoire. A la manière du lapin blanc dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, le chat fait le pont entre deux mondes, celui du réel et celui des idées, et permet au personnage principal de trouver un certain apaisement, en l’accompagnant dans ses réflexions philosophiques.

 

Le calme après le tumulte

Le personnage regagne enfin sa maison, puis son lit, qui n’est maintenant plus du tout aussi immense ni effrayant. Comme nous toutes et tous, face à l’angoisse de ne pas se sentir adapté à son environnement, il a cherché à savoir, à comprendre, pour être bien et trouver le calme.

Les pois sur fond noir qui se trouvent à la toute fin de l’album rappellent les poussières d’étoiles, dont tous les êtres sont faits. Ces pois semblent être là pour nous rappeler qu’au-delà de notre propre existence, il y a ce sentiment apaisant de faire partie de la nature et des corps célestes, de s’identifier à cette infinie matière.

Dans ce court récit aux questionnements extraordinaires, l’objet de la quête, qui est en fait un ensemble de réponses à esquisser, imaginer, est atteint : notre héros témoigne de l’expérience humaine dans son épaisseur la plus existentielle. Il pourra certainement, par cet effervescent passage dans le monde des idées, retrouver l’allègement d’une angoisse proprement humaine (et le sommeil !).

 

Par Rosalie Bourdages, assistante-diplômée à la HEP Vaud, rosalie.bourdages@hepl.ch

Chronique publiée le 12 novembre 2018