Moun ou la rencontre d’une petite fille avec la littérature

,

Rascal & Sophie (1994), Moun, l’école des loisirs.© (couverture)

C’est en retrouvant cet album de Rascal dans mes livres d’enfance que j’ai commencé à réfléchir au rapport affectif qui peut se créer entre un lecteur et un texte. Je m’en souviens, j’ai lu et regardé énormément de fois cet album. Petite fille, j’avais d’ailleurs, sur une étagère dans ma chambre, une petite sélection de mes livres préférés, que j’aimais consulter à répétition.

Cet album, je l’ai choisi moi-même. Je n’arrive pas à me souvenir des raisons de ce choix, ou de ce qui me plaisait vraiment dans ce livre. Ce qui est magique, c’est qu’en le relisant aujourd’hui, j’arrive à imaginer tout l’intérêt qu’il pouvait revêtir à mes yeux. A la relecture, je trouve cette histoire très belle. Après de nombreuses années, elle me rappelle certaines émotions. Je me perçois dans le choix de cet album, qui me correspond encore.

Moun, ce petit chaton au prénom si original, nait pendant la guerre. «La petite boite contre leurs cœurs», les deux parents la confient à l’océan, et elle voyage parmi les vagues jusqu’à arriver de l’autre côté ; elle est adoptée par un couple qui un jour va lui expliquer comment elle a été retrouvée. Triste et heureuse à la fois, elle finit par confier à l’océan les bons souvenirs de son enfance, à l’intérieur de la petite boite en bambou qu’elle serre contre son cœur. Ce lien invisible mais toutefois présent entre ces deux côtés de l’océan est intrigant. Il laisse la place à l’imagination, tout comme les illustrations qui sont un appui au texte, mais qui ne suffisent pas à la compréhension de l’histoire. Il faut être capable de faire un certain nombre d’inférences pour accéder au sens. C’est peut-être pour cette raison que j’ai relu de nombreuses fois ce livre ; peut-être que chaque relecture m’apportait un élément nouveau ? Le fait de relire le même album a pu également avoir une fonction rassurante, accrue en période d’apprentissage de la lecture.

Pour un jeune lecteur, le fait de connaitre déjà certains éléments permet de ne pas se retrouver à chaque fois face à l’inconnu, qui peut parfois être stressant étant donné l’effort qu’il demande au niveau de l’observation, du déchiffrage, et de la compréhension. Relire permet alors à l’enfant de retrouver des personnages déjà identifiés, reconnaitre des éléments de l’histoire par les illustrations ou le texte par exemple, et peut donc laisser plus facilement la place au plaisir dans la lecture.

En tout cas, ce choix ne semble pas anodin ; alors que j’ai pu observer chez les enfants de manière générale un goût prononcé pour les histoires drôles, et qui sont directement accessibles au niveau du sens, j’ai été attirée par l’inverse. La rencontre de Moun avec la petite fille que j’étais, l’importance accordée à cette histoire que j’ai conservée pendant toutes ces années avec soin, m’amènent à réfléchir sur la place du lecteur, qui se trouve être un individu à part entière, avec ses goûts personnels et sa sensibilité, aussi dans le cadre de la classe.

Le lecteur, un individu au sein de la classe

La question du choix, dans le développement de compétences en littérature, me semble primordiale. En effet, par le choix du livre, l’enfant exprime sa subjectivité, et donc sa singularité. Il est nécessaire que l’enfant ne soit pas uniquement dépendant du choix subjectif des autres concernant ses propres lectures. Dans un environnement comme l’école, dans lequel les apprentissages sont pour la plupart élaborés collectivement, il est important de pouvoir laisser une place à l’élève en tant qu’individu. Il s’agit donc d’offrir aux élèves une diversité des livres présentés (au niveau thématique, stylistique) et des activités variées, qui mobilisent diverses compétences. Il a été de nombreuses fois exprimé dans des ouvrages didactiques qu’impliquer l’élève dans les apprentissages, et le rendre acteur, contribue à son plaisir et sa motivation de lire. Ainsi, il doit pouvoir s’exprimer librement sur ses lectures, pouvoir échanger avec les autres, proposer une ou des interprétations. L’enseignant est présent pour guider les élèves, les aider à se raccrocher aux éléments du texte afin de proposer des interprétations cohérentes, tout en laissant une ouverture et donc une possibilité d’expression de la personnalité de chacun. Le travail effectué par toute une classe sur le même album peut également être intéressant, pour autant que cette ouverture soit pensée et réfléchie tout au long de la séquence d’enseignement. En effet, par cette ouverture, par l’idéal mis en avant en didactique de la lecture, il s’agit de reconnaitre le cheminement personnel de l’élève.

Propositions didactiques pour développer un lien entre l’élève-lecteur et la littérature

Dans la réalité du terrain, il peut sembler difficile de laisser systématiquement le choix aux élèves concernant les lectures effectuées, et donc de s’approcher de cet idéal. Voici donc quelques idées d’activités, à mettre en place régulièrement ou ponctuellement en classe :

1. Des visites en bibliothèque, durant lesquelles chaque élève choisit un ouvrage, et doit pouvoir être capable d’argumenter son choix (cela permet entre autres de travailler les notions de première/quatrième de couverture, illustration, titre, etc.)

2. Des présentations de livres : les élèves peuvent ramener un livre qui leur plait à l’école et le présenter aux camarades (résumé, argumentation concernant la qualité perçue de l’ouvrage : contenu, style, support, etc.)

3. Des activités autour de l’interprétation, qui permettent d’ouvrir la discussion : par exemple, chaque semaine, 5 élèves peuvent choisir chacun un ouvrage. Les élèves, par groupes de 4 ou 5, travaillent sur un des albums sélectionnés. Les possibilités sont infinies ; voici quelques exemples :

- En collectif, ils peuvent résumer leur histoire, expliquer aux autres comment ils la comprennent et ouvrir la discussion à l’aide de questions-clés : que pensez-vous de cette histoire ? Quel personnage vous a plu ? Est-ce que vous aimeriez changer la fin ? etc.

- L’enseignant peut dissimuler les illustrations et uniquement distribuer le texte aux élèves (dans ce cas, il est mieux que l’élève ayant choisi le livre ne travaille pas dessus) : ils doivent eux-mêmes illustrer l’histoire. Ils peuvent ensuite la raconter aux autres à l’aide de leurs illustrations. Une comparaison avec les illustrations originales par la suite peut être inclue à la discussion afin de percevoir ce que les illustrations peuvent apporter en termes de compréhension ou d’interprétation.

- Les élèves préparent une lecture de l’histoire, tout en inventant un fond sonore à l’aide d’instruments. Après passage devant les autres, chacun peut s’exprimer sur l’apport de la musique et son adéquation ou non à l’histoire.

- La constitution d’une liste d’ouvrages préférés, parmi la bibliothèque de classe. Les élèves pourront ainsi les consulter régulièrement s’ils le souhaitent (leur laisser des moments libres dédiés à la lecture), et voir si cette liste évolue au fur et à mesure de l’année. Chaque élève, avec l’aide de l’enseignant, peut ainsi se positionner quant à son appréciation de la littérature.

L’enseignement de la littérature passe par l’établissement de liens entre soi-même et le livre, et entre divers livres. Il s’agit d’évoluer dans l’idée de multiplier les pistes et les activités avec les élèves, afin de toucher le plus grand nombre d’élèves possible et de les amener à créer eux-mêmes ce lien personnel avec la littérature. Prendre en compte la singularité des élèves, c’est aussi être conscient que ce qui fonctionnera avec un élève ne donnera pas forcément le même résultat avec un autre. L’enseignant ne peut pas maitriser ces liens personnels, mais il peut en favoriser l’émergence par des propositions diverses faites aux élèves. En effet, dans un processus d’intériorisation, l’enfant appréhende le monde grâce aux relations qu’il entretient avec des références extérieures, dont les textes font partie. La discussion peut permettre de faire ressortir ces liens, et les activités que l’enseignant peut imaginer autour des albums également.

Comme la petite Moun de Rascal sait que de l’autre côté de l’océan se trouve une part d’elle-même, laissons entrevoir à nos élèves que de l’autre côté d’un album, on peut découvrir quelque chose de soi.

Par Kelly Moura, étudiante MADF et enseignante

Chronique publiée le 3 octobre 2017