Pinocchio, histoire d’un récit entre textes, illustrations et œuvre 

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Qui est Pinocchio ? Que nous soyons adulte ou enfant, nous connaissons tous cette marionnette en bois, dont le nez s’allonge lorsqu’il ment, et nous en avons tous en tête une ou plusieurs représentations iconographiques. Nous sommes peut-être déjà moins nombreux à être capables de raconter quelques-unes de ses péripéties ou d’en citer l’auteur.

Lors de sa première parution en volume à Florence en 1883, les Avventure di Pinocchio connaissent tout d’abord une diffusion modeste et il faut attendre le début du XXe pour que cette histoire rencontre un succès international. Depuis, l’œuvre de Carlo Collodi a été traduite dans quatre-vingt-sept langues nationales et en deux cent quatre-vingt-neuf dialectes, dont de nombreuses adaptions. Neuf illustrateurs italiens se sont succédés au cours d’un siècle pour donner forme à cette marionnette.

En ce début de XXI e siècle, Pinocchio est rentré au Panthéon des mythes populaires, sa figure s’étant affranchie du texte originel et de son auteur. Initialement bout de bois qui s’échappe des mains du personnage de Geppetto, il vit désormais une existence autonome qui continue à inspirer de nombreux artistes, comme Giacometti.

Alberto Giacometti, Le Nez, 1948 (version de 1949) Bronze, Fondation Giacometti, Paris.[1]

Cette rupture entre l’image du personnage de Pinocchio et le texte de Collodi implique qu’il n’est plus nécessaire d’avoir lu Les Aventures de Pinocchio pour reconnaître le pantin dans de nombreux médias. Cependant, cette reconnaissance visuelle instantanée du personnage n’explique pas la cause de la longueur anormale de son nez par exemple : seul le rétablissement du lien avec le texte-source donne accès à cette compréhension ainsi qu’à celle des échos intertextuels et plastiques qui s’en inspirent La volonté d’instaurer un dialogue entre le récit et sa représentation iconographique nécessite non seulement de connaître le texte mais également d’avoir certains outils d’analyse de l’image : cette double visée pourrait être le fil rouge d’une étude de cette œuvre en classe à partir de la 5-6H.

Après avoir pris connaissance du texte original, les élèves seraient amenés à comparer graphiquement la même scène représentée par trois générations d’illustrateurs (par exemple : Enrico Mazzanti (1883), Roberto Innocenti (1985), Sara Fanelli (2003).

Cependant ce retour aux sources est-il exempt de tous périls ? Quelle peut être la réception de ce texte par de jeunes lecteurs du XXIe siècle ? En effet Collodi n’écrit pas un conte classique, ne décrit pas une enfance innocente. Son récit dur et âpre s’ancre dans la réalité historique et économique de la Toscane de la fin du XIXe siècle, durant laquelle les pauvres gens souffrent de la faim et font d’immenses sacrifices pour envoyer leurs enfants à l’école. Sans aucune empathie pour sa créature, Collodi n’hésite pas à lui faire subir non seulement les pires sévices physiques (faim, brûlure, pendaison, noyade), mais également de graves sévices moraux (notamment une condamnation injuste).

L’enseignant(e) d’aujourd’hui ne peut que se questionner sur la pertinence de ce retour au premier état de texte. Doit-on prendre le risque de heurter la sensibilité des enfants d’aujourd’hui en leur présentant ce récit que l’on pourrait juger actuellement comme « non politiquement correct » ?

La connaissance du contexte historique et de la genèse de l’œuvre permettrait à l’enseignant de mieux gérer les réactions suscitées par la lecture de Pinocchio auprès de ses élèves. Des espaces de discussions devraient être prévus pour situer et relativiser les valeurs acceptées par telle ou telle société à un moment donné de son histoire.

Genèse d’une œuvre

La décision de fonder le premier journal entièrement consacré aux enfants (Giornale per i bambini) est prise en 1881 par Ferdinando Martini, écrivain et homme politique siégeant au Parlement comme représentant de la gauche libérale. Dans la jeune Italie de cette époque, cette initiative ne va pas de soi et Martini la justifie ainsi :

Des enfants qui s’ennuient à force de relire toujours les mêmes livres et un père qui ne parvient pas à expliquer pourquoi les enfants des autres pays, c’est-à-dire des Etats-Unis, reçoivent chaque semaine un journal rien que pour eux […] [2]

Le Giornale per i bambini connait immédiatement un grand succès commercial, certainement dû à la qualité des écrivains à qui Martini fait appel (notamment d’Annunzio). Collodi participe aussi à cette aventure, dès le départ. Le premier numéro de ce journal paraît le 7 juillet 1881, compte 16 pages et présente en page 3 les deux premiers épisodes du roman-feuilleton que va devenir l’Histoire d’un pantin. Un an et demi plus tard, la rédaction présente ainsi le programme de l’année suivante : « C. Collodi, qui est votre idole, continue Pinocchio et quand il aura fini de vous raconter les aventures de ce pantin, il écrira une autre histoire, il écrira toujours, parce que son public préféré est celui qui se compose d’enfants.»[3]

Mais qui est Carlo Collodi ? Son vrai nom est Carlo Lorenzini et il naît à Florence en 1826. Directeur de revues et journaliste engagé, il participe deux fois comme volontaire aux guerres de 1848 et 1859 pour l’indépendance italienne. A l’époque de la rédaction de Pinocchio, il a déjà traduit en italien des contes de Perrault, de Madame d’Aulnoy et de Madame Leprince de Beaumont (1875).

Il est de notoriété publique que, pour Collodi, la rédaction de l’Histoire d’un pantin n’est qu’une activité secondaire et avant tout alimentaire. C’est ce qu’il écrit à Martini en lui faisant parvenir le premier épisode : « Je t’envoie cet enfantillage… fais-en ce que tu voudras, mais si tu le publies, paie-le-moi convenablement pour me donner envie de le poursuivre. »[4] Propos semble-t-il révélateur du caractère pécuniaire du lien entre le créateur et sa créature. Ne respectant pas toujours les délais fixés par l’imprimeur, Collodi arrive jusqu’au chapitre XV en indiquant par un astérisque que l’Histoire d’un pantin se finit là. Pour rappel, ce chapitre correspond au moment où Pinocchio est rattrapé par les deux brigands devant la porte de la maison de la Belle Jeune Fille aux Cheveux Bleus et que ceux-ci le pendent à un grand chêne !

Et ce balancement lui causait de violentes convulsions, et le nœud coulant lui serrait de plus en plus la gorge lui coupant la respiration. […]

Et il balbutia presque mourant :

-Oh papa, si tu étais ici !...

Le souffle lui manque pour continuer. Il ferma les yeux, ouvrit la bouche, étira les jambes, et, s’étant arc-bouté en une grande secousse, resta là raidi comme par un grand froid. [5]

En ayant pendu haut et court le pantin de bois, Collodi pense s’être définitivement débarrassé de Pinocchio. On ignore si de nombreux jeunes lecteurs du Giornale per i bambini ont protesté suite à la lecture de cette fin non conventionnelle pour une histoire destinée à un jeune public. Ce qui est certain, c’est que Martini réussit, semble-t-il, à trouver des arguments convaincants pour inciter Collodi à reprendre la plume.

Le 16 février 1882, le récit se poursuit avec deux nouveautés : l’histoire s’intitule dorénavant Les Aventures de Pinocchio et, pour la première fois (à partir du chapitre XV), il est accompagné des illustrations d’Ugo Fleres, un des collaborateurs permanents du journal. Le 25 janvier 1883, Collodi écrit définitivement le mot « fin » au bas de la dernière page et c’est durant le mois de février de la même année que paraissent en volume Les Aventures de Pinocchio illustrées par Enrico Mazzanti : c’est un exemplaire remarquable de cette première édition de 1883 que possède la Fondation Bodmer à Genève. Collodi meurt prématurément en 1890 et c’est Pinocchio qui lui permet d’accéder à la postériorité.

Du côté des illustrateurs

L’œuvre célèbre de Collodi a inspiré génération après génération une multitude d’illustrateurs d’abord italiens puis d’autres nationalités qui ont, chacun à leur tour, repris l’héritage laissé par leurs prédécesseurs, en le modifiant ou en le réinventant. Dans cette chronique ne sera abordé que très brièvement certains d’entre eux et, pour avoir une vision plus complète de tous ces illustrateurs, le lecteur pourra se référer à l’ouvrage déjà mentionné de Valentino Baldacci et Andrea Bauch : Pinocchio, Images d’une marionnette.

Enrico Mazzanti né en 1852 à Florence, est le premier illustrateur de Pinocchio (si on fait exception des six vignettes d’Ugo Fleres) et le seul qui ait été dessiné du vivant de Collodi. Il est un ami de longue date de celui-ci puisqu’ils ont déjà collaboré ensemble sur les illustrations des Contes de fées de Perrault que Collodi a adapté en toscan. La première planche du frontispice qui nous montre un Pinocchio, les mains sur les hanches, avec sa collerette et son chapeau pointu, l’air bravache et prêt à affronter toutes les aventures, est certainement le résultat d’une discussion entre les deux hommes. Ce sont soixante-deux planches qui vont illustrer la première édition et on peut sans conteste considérer Mazzanti comme le véritable créateur de l’image de Pinocchio.


Le Avventure di Pinocchio, illustré par Mazzanti Enrico, Florence, Felice Paggi, 1883, page de garde.

Attilio Mussino est le premier illustrateur qui, en 1911, passe à la couleur pour illustrer Pinocchio. Dans l’Italie désormais unifiée culturellement, les paysages dans lesquels évolue le pantin, ne sont plus ceux propres à la Toscane mais ceux atypiques de n’importe quelle autre région d’Italie ou d’ailleurs. Mussino se démarque également de ses prédécesseurs avec l’image du couple formé par le Chat et le Renard, qui évolue d’une représentation animale à un anthropomorphisme marqué.


Le Avventure di Pinocchio, illustré par Mussino Attilio, Florence, Bemporad, 1911.

Walt Disney, en 1940, raconte dans son dessin animé, Pinocchio, une histoire très éloignée de celle de Collodi. Cette véritable relecture de l’œuvre met particulièrement en avant certains personnages presque inexistants dans le livre (par exemple le grillon). L’Italie mussolinienne de l’époque fait évidemment un très mauvais accueil à ce dessin animé américain.

Disney Walt, Marzocco, dessins tirés du film, exécutés par l’agence publicitaire IPI de F Mauro et E. Krasnik, Florence, 1941.

En illustrant Les Aventures de Pinocchio en 1985 Roberto Innocenti [6] s’inscrit d’une part dans la tradition avec quelques références aux pionniers (notamment Mazzanti et Mussino) ; d’autre part, il révolutionne entièrement la conception du livre illustré et invente des images que personne avant lui n’avait jamais faites. Ses magnifiques illustrations réalistes ayant pour décor la Toscane des villes et des villages du 19ème siècle, fourmillent de détails qui sont propices à l’observation de la relation entre texte et images.

Les aventures de Pinocchio, illustrées par Innocenti Roberto, Gallimard Jeunesse, Paris, 1985, page de garde.

Sara Fanelli [7] est née à Florence en 1969. Elle se rend à Londres pour étudier l’art au Royal College of Art. Actuellement, cette artiste joue un rôle majeur dans le monde de l’édition jeunesse, son travail ayant été récompensé par de nombreux prix. En 2003, Sara Fanelli illustre Pinocchio paru chez Albin Michel Jeunesse. Ses collages ludiques peuvent facilement être une source d’inspiration pour des élèves à qui on pourrait demander d’illustrer une scène à la manière de cette artiste [8].

Pinocchio, illustré par Fanelli Sara, Paris, Albin Michel Jeunesse, 2003, page de garde.

Quelques pistes didactiques...

Le but d’une séquence d’enseignement serait tout d’abord de découvrir le texte-source, c’est-à-dire, les Avventure di Pinocchio, puis de comparer un épisode du récit de Collodi et sa représentation graphique par différents illustrateurs.

La publication de ce roman-feuilleton dans le Giornale per i bambini implique un style d’écriture très particulier qu’il faudrait mettre en évidence avec les élèves et exploiter du point de vue didactique. La comparaison se ferait avec les feuilletons qui passent à la télévision et dont le fonctionnement est le même : chapitres/épisodes d’une courte durée et suspense à la fin de chaque épisode afin de maintenir l’intérêt du lecteur/spectateur. (La fin du chapitre 29 illustre cet effet de suspens : « Cette journée promettait d’être belle et très joyeuse, mais… Malheureusement, dans la vie des pantins, il y a toujours un mais qui gâte tout. ») Par conséquent, Pinocchio se prêterait parfaitement à une lecture feuilleton, rappelant par ailleurs sa forme éditoriale d’origine. De plus, le chapeau à la tête de chaque chapitre pourrait être utilisé soit comme aide pour émettre des hypothèses avant la lecture, soit comme aide pour un résumé oral.

Le site suivant www.ciffciaff.org permet d’avoir accès à tous les chapitres de Pinocchio avec le texte et les illustrations originales de Mazzanti. De plus, il est possible d’écouter la lecture de ce récit ce qui pourrait s’avérer très utile comme outil d’aide à la différenciation pour certains élèves à besoins particuliers.

Les élèves seraient également amenés à constater qu’il y a très peu de descriptions concernant les lieux de l’action et la description des personnages dans cette œuvre. Seuls les actes et les paroles permettent au lecteur de se représenter le caractère des différents protagonistes : cette vacance stylistique autorise ainsi les illustrateurs à donner libre cours à leur imagination.

Voici quelques observations à faire, au début d’une séquence d’enseignement, à partir des premières de couverture de Mazzanti, Innocenti et Fanelli :

A) Observation de l’illustration de Mazzanti par dévoilement progressif :

  • Le personnage principal étant au préalable caché, repérer dans le décor les animaux (Le Renard et le Chat, le Requin, l’oiseau, le serpent) et le personnage (la fée).
  • Emettre, à partir de ces éléments des hypothèses à propos de l’identité du personnage caché.
  • Dévoiler le personnage à partir des pieds.
  • Lorsque les E. ont trouvé l’identité de Pinocchio, décrire ses habits, son physique, sa posture.

B) Présentation des deux autres illustrations :

  • Classer ces illustrations selon un ordre chronologique. Justifier son classement
  • Décrire les techniques employées.
  • Repérer les similitudes et les différences entre ces 3 illustrations :

- Similitudes : Pinocchio au centre de l’image, certains éléments de l’habillement, certains éléments physiques, présence du couple Renard-Chat avec un anthropomorphisme marqué du côté d’Innocenti.

- NB : Dans l’album illustré par Innocenti, le lecteur se rend compte que la présence de la fée est toujours signalée par la couleur bleue (papillon, myosotis, chèvre, etc.) Dans le cas présent, la fée a pris l’apparence de la jeune fille à la cruche habillée en bleu au sommet de l’escalier.

- Différences : La taille du personnage représenté, la gestuelle de Pinocchio, décor urbain vs nature, habitants de la ville vs village.

Pour conclure, le récit de Collodi reste une source d’inspiration inépuisable pour de nombreux auteurs parodiques et artistes contemporains. La compréhension de leur travail passe par une (re)découverte incontournable du texte d’origine.

[1] http://www.fondation-giacometti.fr/fr/art/16/decouvrir-l-œuvre/97/alberto-giacometti/239/le-nez-une-breve-histoire-des-deux-versions-de-l-œuvre-d-alberto-giacometti, consulté le 24 septembre 2017.

[2] Valentino Baldacci, Andrea Rauch, Pinocchio, Images d’une marionnette, Paris : Gallimard, 1982, p. 13.

[3] Ibid., p. 14.

[4] Ibid., p.15.

[5] Collodi Carlo, Les aventures de Pinocchio, trad. de l’italien par Castagné Nathalie, illustré par Innocenti Roberto, Paris : Gallimard Jeunesse, 1985 pour la traduction française et 1988 pour les illustrations, p. 67.

[6] Ibid.

[7] Collodi Carlo, Pinocchio, trad. de l’italien par la Comtesse de Gencé, illustré par Fanelli Sara, Paris : Albin Michel Jeunesse, 1912 pour la traduction et 2003 pour les illustrations.

[8] http://copiicreativi.blogspot.ch/2013/10/sara-fanelli-povestea-lui-pinocchio.html

Par Ilona Guillot-Pölöskei, enseignante et étudiante MADF

Chronique publiée le 27 septembre 2017