Mortadelle : de la difficulté de trouver sa place dans la société

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Mortadelle, Bettina Wegenast, ©Ecole des loisirs

 

En cherchant un livre de jeunesse dans les montagnes d’œuvres exposées dans les rayons d’une librairie, je suis tombée sur la pièce de théâtre Mortadelle, écrite par l’auteure suisse-allemande Bettina Wegenast (ed. Ecole des loisirs). Intriguée par le titre et la quatrième de couverture, j’ai demandé conseil à l’une des responsables du rayon : que pense-t-elle de ce livre ? L’un des éléments de sa réponse m’a plus beaucoup surprise : c’est du théâtre, c’est particulier le théâtre de jeunesse, c’est toujours un challenge. Tiens, le théâtre serait-il un genre particulièrement difficile à enseigner ? Je ne m’étais jamais vraiment posé la question et, si j’avais dû parier, j’aurais plutôt misé sur la difficulté de parler de poésie à l’école.

Cependant, force a été de constater que ce que m’a dit cette vendeuse était confirmé[1] par un certain nombre d’articles scientifiques : quand le théâtre est enseigné, c’est surtout de celui de Molière[2] dont il s’agit et, généralement, peu de place est accordée aux pièces contemporaines de jeunesse. Ces dernières, pourtant, mettant souvent en scène des enfants (ou des personnages dédoublés en partie enfantine et partie adulte[3]), permettraient « une identification forte du lecteur-spectateur »[4] avec les personnages, identification d’autant plus intéressante que ces pièces sont loin de n’aborder que des sujets comiques ou simplistes Ce sont même, comme le relève Marie Bernanoce[5], des passages difficiles de la vie qui sont mis en scène, tels que la mort, la maladie, la perte, la solitude, etc. Choisir de présenter en classe des textes dramatiques contemporains se révélerait alors être d’une grande aide pour appréhender ces thèmes complexes mais, ô combien ! essentiels. Tel est le cas de l’œuvre Mortadelle qui, bien que d’apparence cocasse et bon enfant, met en scène la difficulté de trouver sa place dans la société et dénonce certains aspects aliénants de celle-ci.

Un cochon pas comme les autres

Dans cette pièce parue en mai 2018, on suit les frasques d’un porcelet ayant vu le jour dans la Maison du Cochon. Porcolino est ce qu’on pourrait appeler, dans une exploitation de cochons où l’efficacité prévaut, un imprévu voire carrément un problème : treizième porcelet d’une portée de douze, Porcolino n’a pas vraiment sa place ni même sa propre tétine pour se nourrir au sein maternel. Pour être tout à fait honnête, tout le monde trouve qu’il « gène la circulation » et donc la rentabilité de l’Exploitation n°3 (p. 11). C’est l’une des raisons pour laquelle ses frères et sœurs porcelets ne cessent de se moquer de lui.

Mais si Porcolino subit les ricanements intempestifs de ses compères, c’est également parce qu’il ne parvient pas à répondre correctement à la question du coach d’orientation : « Mon avenir ou que vais-je devenir ? » (p. 16) En effet, dans l’Exploitation n°3 de la Maison du Cochon, il est demandé à tous les cochons de savoir ce qu’ils veulent faire et à quoi ils vont servir plus tard. Escalope, lard, jarret ou viande hachée, on connait la chanson : tout est bon dans le cochon. Toutes leurs activités et pensées doivent alors être tournées vers leur devenir carné.

Hélas, Porcolino n’arrive pas à faire les exercices qui lui permettront de faire de belles saucisses ou de goûteux jarrets et il n’arrive pas non plus à retenir les devises de l’Exploitation n°3 : « Notre porc quotidien », « satiété à bas prix, c’est de ça qu’il s’agit » ou encore « nutritif et goûteux – respect des normes du bien-être animal ». Décidément, cet excédentaire n’est bon à rien !

En fait, il semble nourrir un dessein qui ne rentre pas dans les cases : Porcolino veut rendre les gens heureux. Mais dans l’Exploitation n°3, on lui répète que « ‘le bonheur’ n’a pas sa place ici // le bonheur on s’en bat les steaks » parce que « le bonheur arrive tout seul quand le ventre est plein » (p. 23).

Etre soi-même

Désemparé d’être en totale inadéquation avec ses semblables, il s’enfuit pour la Ferme du Bonheur, une autre section de la Maison du Cochon. Il a entendu dire qu’on y faisait de la mortadelle, « la mortadelle qui rend heureux ». Si, en apparence, les coachs bonheur semblent être un peu plus conciliants que le coach d’orientation de l’Exploitation n°3, il n’en reste pas moins que pour rester à la Ferme du Bonheur, il faut être heureux, sans quoi on est mis en quarantaine.

Pas de chance pour Porcolino : ses « valeurs de bonheur » (p. 36) sont désastreuses. Et en plus, il n’a pas la moindre idée de ce qui lui manque pour parvenir à être heureux. Pas plus que Félicitas, une porcelette rencontrée à la Ferme qui, en dépit de son prénom, n’est pas heureuse : elle n’a pas confiance en elle et ne trouve pas sa place.

Les coachs bonheur vont tout tenter pour que ces deux cochons deviennent « de vrais cochons heureux » (p. 38). Mais rien n’y fait : ni « la thérapie par la bouffe », ni le « yoga-félicité », ni même « la thérapie shopping » ne réussissent à rendre Porcolino et Félicitas moins déprimés (ni moins déprimants). Tous deux sont alors mis en quarantaine parce qu’ils risqueraient de contaminer les autres cochons et les coachs bonheur.

C’est alors que, miracle ! une fois qu’ils sont loin des simagrées ridicules des coachs bonheur, Porcolino et Félicitas arrivent enfin à être eux-mêmes et partagent un moment de sincérité pendant lequel ils chantent ensemble puis expriment leur peur, leur crainte et leurs sentiments sans filtre. Leur répit n’est cependant que de courte durée : passer le test du bonheuromètre n’est qu’une étape avant de finir, comme tous les cochons de la Ferme du Bonheur, en mortadelle.

Du tragique saupoudré de comique

Cette pièce comporte certains éléments qui prêtent à rire : les échecs à répétition de Porcolino, ce héros étourdi et maladroit, les jeux de mots (« A, B, T, comme tétine », p. 9) voire blague insérée dans la pièce (la blague de la grenouille, p. 54), les travestissements de locution (« Notre porc quotidien », p. 23) ou encore l’absurdité de certaines situations présentées (les nombreuses thérapies vides de sens de la Ferme du Bonheur, l’existence de trèfles à 4 feuilles dont la quatrième feuille est en réalité ajoutée et collée, les phrases à propos de diplômes « On l’accroche au mur // C’est la destination d’un diplôme », p. 42). Néanmoins, au-delà de ces éléments comiques, cette pièce met en scène avec sérieux plusieurs situations difficiles qu’un adolescent est amené à rencontrer.

D’une part, il est question de savoir (ou non) trouver sa place dans une société qui exclut les doutes, les questionnements ou les réflexions des individus qui la composent : Porcolino et ses acolytes doivent savoir avec précision ce qu’ils veulent devenir plus tard, ils doivent se montrer sûrs d’eux et, pire, entrer en compétition les uns avec les autres puisqu’être transformé en jarret est plus prestigieux que de finir en haché (« Et n’oubliez pas : on peut faire des plats très goûteux à base de viande hachée », p. 19).

Le monde dans lequel évolue Porcolino est régit par des critères de rentabilité et d’efficacité absolue, un système néolibéral bien huilé que la Maison du cochon et l’industrie carnée représentent à merveille : chacun connait sa tâche, sa place dans la chaine de production et il est évidemment attendu que tout le monde remplisse son rôle, au risque de ralentir la productivité.

Dès lors, ceux qui ne savent pas et ceux qui doutent resteront à quai et il sera difficile pour eux de rattraper le train en marche. Or, si certains enfants ou adolescents rêvent tôt d’être chiropracteur, banquier ou styliste, beaucoup ignorent longtemps quels sont les projets qu’ils veulent entreprendre.

D’autre part, Mortadelle met à jour l’idée selon laquelle il est impératif d’être heureux dans la société. Si d’aventure on est malheureux, il existe forcément un moyen d’y remédier rapidement : untel trouve sa queue trop peu tirebouchonnée (il n’a qu’à acheter un fer à friser les queues de cochons !), untel ne se trouve pas assez gros (hop ! on l’envoie en thérapie de nourriture), et ainsi de suite. Chaque mal a forcément un remède, chaque manque doit être comblé au risque, sinon, d’être banni : « Ils me dépriment ces deux-là […] ça doit être contagieux. Il ne faut pas que je les regarde » (p. 55). Etre malheureux, connaitre des moments de tristesse, douter de soi, éprouver de la colère : tous ces sentiments n’entrent pas dans le cadre bien lisse et éclatant des photos que l’on expose ou des émotions que l’on partage. Le bonheur est un tyran, il faut s’y soumettre !

En outre, appliquer de manière systématique des remèdes sans tenir compte de la personne et ses particularités ne fait rien d’autre qu’uniformiser les individus (dans l’Exploitation n°3, tous les cochons s’appellent Porcelet ou Porcelette, dans la Ferme du Bonheur, seul un numéro les distingue : Cochon Heureux 1, 2, 3…) tout en rejetant ceux qui ne peuvent entrer dans le moule. Porcolino et Félicitas, les seuls cochons qui portent un nom dans cette pièce, ne parviennent pas à se délester de leur personnalité pour se fondre dans la masse et, en même temps, ils ne parviennent pas à être pleinement eux-mêmes ni à jouir de leur individualité puisque le milieu dans lequel ils évoluent les en empêche. Ainsi, Mortadelle met à jour l’enjeu complexe auquel sont confrontés les enfants et les adolescents : comprendre ce que la société attend d’un enfant ou d’un adolescent et correspondre à ce rôle tout en étant en accord avec soi-même ; valoriser son identité sans pour autant se marginaliser.

Par ailleurs, et c’est un thème qui traverse l’entièreté de la pièce, du titre à l’épilogue, Mortadelle est une œuvre qui dénonce les absurdités d’une industrie carnée intensive : le conditionnement des animaux à des modes de vie non naturels (Porcolino se fait traiter d’« espèce de cochon » par le coach d’orientation et sa réponse « mais je suis un cochon » (pp. 14-15) signifie qu’on ne le laisse pas être en accord avec sa nature), la rentabilité (« tu gènes la circulation », p. 11) à moindre coût (« satiété à bas prix », p. 24). Mais, est également dénoncée l’hypocrisie de l’industrie de la viande lorsqu’elle affirme que les animaux d’élevage intensif sont heureux. En réalité, si les cochons de la Ferme du Bonheur ont atteint la félicité (et encore, on peut s’interroger là-dessus) ce n’est que durant un bref instant (« Pour un instant, humains et cochons sont très heureux », p. 63) puisque la fin est inéluctable pour toutes les bêtes : être tués puis mangés par des consommateurs « repus et contents » (p. 22). En ce sens, Mortadelle pourrait aussi être lu comme un manifeste engagé et antispéciste éclairant les jeunes lecteurs et lectrices sur l’élevage intensif et ses conséquences, animales et écologiques.

 

[1] de Peretti I. (2010), « Théâtre de jeunesse et développement des compétences de lecture littéraire au cycle 3 », 11e rencontre des chercheurs en didactiques des littératures, Genève, p. 75 : « Or si les genres du récit (sous diverses formes) et - dans une moindre mesure - la poésie, sont bien représentés dans ces instructions et inscrits dans les pratiques de classe (Massol & Plissoneau, 2008, p. 80-83), le théâtre, les textes de théâtre le sont moins à ce double niveau des prescriptions et des pratiques.»

[2] Bernanoce M. (2003) « Le répertoire théâtral contemporain pour les jeunes : panorama et pistes ouvertes. » In: Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°119-120, pp. 131-132.

[3] Ibid., p. 140.

[4] Idem.

[5] Ibid., p. 143 : « Plutôt que de se réfugier dans ce qui a fait les beaux jours d’une certaine littérature jeunesse ouvant l’enfant sous une sorte de bulle sécuritaire et morale, ce que Dominique Bérody évoque en parlant de radition infantilisante, le théâtre contemporain à destination des jeunes met souvent en scène tout ce qui touche à la mort et aux difficultés de la vie. »

 

Par Joséphine le Maire, ancienne étudiante de l’Unil (Master de français moderne), josephine.lemaire@unil.ch

Chronique publiée le 26 novembre 2018