« Les enquêtes de Maëlys » : des ressources pour produire des récits en 5PH

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[…] On ne lit donc pas pour le dénouement, pour le plaisir de savoir ou pour mettre de l’ordre dans le chaos de l’expérience, mais bien pour faire l’expérience délectable (parce que sans dangers et sans enjeux sérieux) du désordre, de l’étrangeté ou de la discordance qui précèdent le retour à l’ordre (Baroni, 2013)

 

Se laisser prendre au jeu de l’étrangeté

« Les enquêtes de Maëlys » de Christine Pompeï, illustrées par Raphaëlle Barbanègre, invitent les jeunes lecteurs et lectrice-s et leurs enseignant-e-s à voyager à travers le paysage helvétique surles traces de la détective en herbe et de son inséparable ami Lucien.

La collection, proposée depuis 2013 par les éditions Auzou Suisse, a largement séduit le public romand. Elle se compose à ce jour de dix-sept tomes ; des récits d’aventure prenants que l’auteure agrémente de descriptions énigmatiques. Le dénouement rationnel de ces moments de forte « tension narrative » au sens de Baroni (2007) en permet une exploitation en classe avec des élèves du cycle moyen qui se prennent au jeu de l’étrangeté et… des mots pour la saisir et pour l’écrire à leur tour.

Il fait un temps magnifique, quel bonheur de naviguer! Maëlys observe les montagnes alentour et rêve… C’est alors qu’elle aperçoit un oiseau qui décrit des cercles au-dessus de son bateau. Elle a l’impression qu’il lui fait des signes. Son bateau dérive mais elle ne s’en rend pas compte. Elle n’entend pas non plus le moniteur l’appeler, car elle a vu quelque chose de bizarre…

A la surface de l’eau, il y a un tourbillon de bulles. “C’est étrange, se dit Maëlys, il doit y avoir quelque chose sous l’eau.” Elle se dirige vers les bulles et se penche pour mieux voir.

L’eau est sombre. Pourtant elle aperçoit quelque chose. C’est comme… une immense ombre noire. Il y a un monstre qui s’agite sous l’eau ! Elle a un brusque mouvement de recul et son bateau se met à tanguer. L’oiseau qui tournoyait au-dessus d’elle s’éloigne rapidement. A peine s’est-elle stabilisée que le moniteur arrive à toute vitesse avec son bateau à moteur. Il a l’air fâché. Il a cru qu’elle allait tomber à l’eau.

“Il ne faut pas aller ici Maëlys, c’est interdit!” dit-il en attachant son bateau au sien.

Le monstre du Léman, Christine Pompeï, 2015, pp. 7-9

Des ressources pour mieux comprendre et produire de textes

Dans le cadre d’un stage de 3e année en formation à l’enseignement primaire à la Section des Sciences de l’éducation de l’Université de Genève, nous (Tiffany Colaço Guerreiro et Manuela Schepisi) avons passé quatre semaines en classe et consacré, au total, six périodes de français avec pour objectif que les élèves puissent rédiger une première production d’un texte narratif, un récit, comportant des éléments étranges, mystérieux, voire fantastiques.

Nous sommes parties du moyen d’enseignement L’île aux mots (5PH, pp. 44-45) à partir duquel les élèves avaient abordé l’étude du « récit mystérieux » avec leur enseignant. Le PER (Plan d’études romand) propose en effet, sous couvert du regroupement de genres « narrer », une diversité de genres textuels proches, allant du conte merveilleux, du conte du pourquoi et du comment à la légende et au récit mythique au cycle 2 pour terminer avec le récit de science-fiction et le récit fantastique au cycle 3. Cette progression se base sur la distinction entre un univers de fiction (conte) et un univers de fiction vraisemblable (récit d’aventure). De fait, les genres précités mettent en évidence des contenus de l’ordre du surnaturel et du magique (conte merveilleux), des explications fantaisistes, voire délirantes (conte étiologique, légende, mythe) qui sont autant de moyens d’interpréter la complexité du monde. Ces éléments nous semblaient à même de retenir l’intérêt de nos élèves.

Ce qui a plus précisément retenu notre attention a été le constat proposé par le manuel (L’île aux mots, 5P, p. 45). Celui-ci a été affiché au tableau noir et distribué aux élèves : il a constitué le point de départ de nos activités.

Un constat comme point

de départ de nos réflexions

 

 

 

Dans les théories littéraires, les textes relevant de la fantaisy (du grec phantasia, « apparition », « image qui s’offre à l’esprit ») sont construits sur la présence, dès l’abord du récit, d’éléments surnaturels, magiques. Au contraire, dans le fantastique, les éléments surnaturels interviennent dans un monde initialement régi par des règles du monde naturel (cf. extrait de L’île aux mots) suscitant la peur fondée :

sur une hésitation du lecteur – un lecteur qui s'identifie au personnage principal – quant à la nature d’un évènement étrange. Cette hésitation peut se résoudre soit pour ce qu'on admet que l’évènement appartient à la réalité soit pour ce qu’on décide qu’il est le fruit de l’imagination ou le résultat d'une illusion ; autrement dit, on peut décider que l'événement est ou n'est pas (Todorov, 1970, p. 165)

Sans adhérer totalement à cette définition – structurale – du fantastique, qui limiterait le fantastique à cette hésitation (lire notamment la critique de Tourneur (2007), nous considérons qu’elle permet de pointer une dimension qui fait sens pour les élèves. Cependant, nous nous sommes très vite rendu compte que le moyen d’enseignement L’île aux mots (5P) s’avérait une ressource insuffisante. Il nous fallait davantage de textes qui puissent répondre à la curiosité et à l’intérêt que nos élèves manifestaient face à ce genre nouveau et surtout qui les outillent davantage relativement aux caractéristiques du récit mystérieux. Nous nous sommes alors tournées vers les livres de Christine Pompéï qui nous semblaient contenir ces moments d’indétermination provisoire, d’intrigue, mis en évidence par Baroni (2007 ; 2013). Bien que les « enquêtes de Maëlys » ne correspondent pas à des récits fantastiques – mais plutôt à des récits d’énigme –, certains passages paraissaient pouvoir retenir l’attention des élèves. En effet, les descriptions proposées montrent de manière très claire comment une atmosphère sereine dans un premier temps peut devenir de plus en plus inquiétante et semer le doute dans l’esprit des lecteurs et lectrices.

Pour que les élèves puissent se représenter un monde qui bascule dans un climat inquiétant, il était nécessaire de leur montrer des exemples littéraires qui soient à leur portée et puissent alimenter leur répertoire. Notre projet reposait donc sur un pari : sensibiliser les élèves de cycle 2 à l’étrangeté en littérature à partir d’extraits des ouvrages de Christine Pompeï. Dans les pages qui suivent, nous présentons une suite d’activités consacrées au récit et à ses descriptions – parfois proches du fantastique – conçues et menées dans une classe de 5PH au printemps 2018.

Découvrir les différentes parties du récit fantastique

Nous avons tout d’abord proposé aux élèves des activités dites de « mise en situation » (Dolz, Noverraz et Schneuwly, 2001). Notre objectif était de présenter les différentes parties du récit fantastique ainsi que les contenus thématiques de ce genre :

  1. une situation initiale dans laquelle on décrit un monde réel qui devient de plus en plus étrange,
  2. le basculement vers le monde surnaturel avec l’irruption d’un élément fantastique,
  3. une situation finale où le lecteur retrouve un monde naturel mais dans lequel un sentiment de doute subsiste.

Nous avons proposé à nos élèves la lecture d’un texte que nous avons adapté à partir d’extraits tirés du « Monstre du Léman » de Christine Pompeï. Néanmoins, un élément nous semble crucial à relever : les enquêtes de Maëlys ne présentent pas, contrairement au récit fantastique, d’élément surnaturel. Ainsi, lors de cette première activité qui portait sur un récit fantastique appréhendé comme un tout, nous avons assemblé et adapté plusieurs extraits pour en créer une nouvelle version en nous laissant la liberté de renforcer l’irruption de l’évènement fantastique dans la partie médiane du récit, en l’occurrence l’irruption du poisson avec des jambes (figurant dans l’encadré).

Le récit fantastique

Extrait 1 : Lis l’extrait suivant

Il fait un temps magnifique, quel bonheur de naviguer! Maëlys observe les montagnes alentour et rêve… Au-dessus de son bateau, un oiseau décrit des cercles. Elle a l’impression qu’il lui fait des signes. Son bateau dérive. A la surface de l’eau, il y a un tourbillon de bulles. “C’est étrange, se dit Maëlys, il doit y avoir quelque chose sous l’eau.” Elle se dirige vers les bulles et se penche pour mieux voir. L’eau est sombre. Pourtant elle aperçoit quelque chose. C’est comme… une immense ombre noire.

Soudain, la fillette n’en croit pas ses yeux. Un poisson avec des jambes s’agite sous l’eau, à quelques mètres d’elle. La bête semble vouloir grimper à bord du bateau.

Mais alors qu’elle est encore sous le choc le poisson disparait et son bateau se stabilise. Le moniteur arrive à toute vitesse avec son bateau à moteur. Il a l’air fâché. Il a cru qu’elle allait tomber à l’eau. “Il ne faut pas aller ici Maëlys, c’est interdit!” dit-il en attachant son bateau au sien.

Les consignes pour les activités réalisées autour de ce texte étaient les suivantes :

  1. Entoure en orange la partie du texte qui décrit un monde réel qui devient de plus en plus étrange.
  2. Souligne le mot qui introduit l’élément surnaturel du récit.
  3. Quel est l’élément surnaturel ?
  4. Entoure en rouge la partie du texte qui montre l’intrusion de l’élément surnaturel.
  5. Entoure en bleu la partie du texte qui montre un retour à un monde réel.

Ces consignes ont tout d’abord été communiquées aux élèves sous forme écrite afin de leur permettre un premier repérage des différentes parties du récit ainsi que de l’accélérateur de rythme (« tout à coup »), puis elles ont donné lieu à un riche échange collectif. La discussion guidée par noss questions a aussi permis de faire un lien avec les connaissances que les élèves avaient des récits de Christine Pompeï. Les élèves ont par ailleurs été sensibles à la mise en place dans cet extrait d’un climat angoissant. Les idées qui en sont ressorties ont permis de réaliser une affiche sur papier java avec l’ensemble de la classe, que nous avons ensuite résumée sous forme de constat et distribué à chaque élève.

 

Faire produire les élèves

Les deux périodes d’enseignement suivantes ont été consacrées à la production des élèves. Lors de cette leçon, nous avons d’abord rappelé les différents éléments qui avaient été étudiés. Puis, chaque élève a pu produire un récit à partir d’un début donné et des images adaptées du moyen d’enseignement L’île aux mots 5PH. Les extraits choisis reprennent le thème de l’eau et de la navigation afin de maintenir le champ lexical exploré à travers la lecture des extraits des ouvrages de Chritine Pompeï que nous avions proposés aux élèves.

Tous les élèves sont parvenus à rédiger un texte en posture de narrateur externe au récit, et en cherchant à créer un sentiment d’invraisemblable chez le lecteur. Tous ont introduit un élément surnaturel : des mains ensanglantées (« saignantes »), un chien avec des cornes de bélier et des ailes, un rocher qui parle et qui bouge ou encore des monstres. Ils ont également respecté un ordre chronologique. Toutefois, les trois parties restaient plutôt brèves et une majorité d’élèves ne sont pas parvenus à proposer dans leurs récits une description d’un environnement de plus en plus angoissant. Les éléments que nous avons retenus dans les productions des élèves sont les suivants : « le vent souffle de plus en plus fort », « le vent frappe la voile, le bateau va à toute vitesse, le bateau heurte un rocher », « le vent est de plus en plus froid et plus fort ». D’autres font intervenir des éléments surnaturels comme « une tempête d’étoiles, de lunes et de rayon de soleil ». Après avoir analysé les productions des élèves, nous avons pointé cet élément – une composante du genre – que nous souhaitions reprendre avec l’ensemble de la classe pour l’étoffer en laissant les élèves s’inspirer d’autres épisodes de tension narrative.

Au cœur de l’intrigue : le basculement du monde réel vers un monde étrange

Nous avons donc mis en place, pour les deux dernières périodes d’enseignement, des activités visant à approfondir le basculement du monde réel vers un monde de plus en plus étrange dans la situation initiale du récit. Ainsi, nous avons conçu des activités amenant les élèves à remobiliser les éléments de description qui permettent le basculement progressif dans l’étrangeté. Dans ces extraits, nous avons systématiquement retiré le dénouement rationnel de l’histoire puisque nous nous intéressions aux éléments de description, entrant dans la définition de « l’intrigue » proposée par Baroni (2013) : « L’intrigue se noue lorsque nous hésitons à la croisée des chemins, lorsque le cours de l’histoire devient soudain imprévisible ou que sa nature devient mystérieuse, et cette tension nous invite à anticiper les virtualités d’un monde en mouvement ».

L’une d’elles a été faite en lien étroit avec deux autres albums de la collection « Les enquêtes de Maëlys ». Dans chacun d’eux, nous avons choisi deux nouveaux extraits ; l’un qui montre un monde normal au climat paisible et où rien de douteux n’intervient :

Les enfants pénètrent dans la serre, au milieu des palmiers, des bananiers et des vanilliers. “Comme il fait chaud! s’extasie Maëlys. J’ai l’impression d’être en vacances sous les tropiques! “

Mystérieuse disparition à Genève, Christine Pompeï, 2013, p.34-35

puis un deuxième qui montre une évolution en crescendo vers un monde de plus en plus étrange :

Dans le port, les bateaux se mirent à tanguer et leurs mâts à s’entrechoquer. Le vent soufflait de plus en plus fort. Un éclair stria le ciel et un violent coup de tonnerre résonna. Les touristes se mirent à courir pour s’abriter. Lucien prit Maëlys par la main. Ils devaient vite rentrer ! Mais le vent soufflait si fort qu’ils avançaient péniblement. Ils se serraient l’un contre l’autre pour lutter contre le vent. Tout à coup, quelque chose de noir, de mou et de mouillé vint se coller sur leurs deux visages. Lucien allait repousser cette chose. Mais quand il vit ce que c’était, il écarquilla les yeux : c’était…

L’énigme de la cathédrale de Lausanne, Christine Pompeï, 2013, pp. 49-51

Afin de varier les modalités de travail, nous avons choisi d’abandonner le papier crayon et de réaliser une activité de lecture orale et collective avec la classe autour de ces deux extraits. Nous avons lu à haute voix aux élèves les extraits sélectionnés pour alimenter leur répertoire en termes d'évolution du texte vers l'étrangeté. Notre objectif étant toujours de faire pointer les différents éléments descriptifs, nous avons proposé aux élèves de leur lire chaque extrait tout en leur donnant une tâche. Pour le premier extrait, les élèves devaient dire s’il s’agissait d’un monde réel ou non, s’il était plutôt inquiétant ou paisible et donner un élément qui justifie cette réponse. Ainsi, les élèves ont su relever qu’il s’agissait bien d’un monde réel, plutôt paisible et ont donné comme exemple, le discours de Maëlys qui dit « J’ai l’impression d’être en vacances sous les tropiques! ».

Pour le deuxième extrait, nous avons procédé de la même façon en leur posant les mêmes questions. Ici, la discussion avec la classe a permis de faire ressortir qu’il s’agissait toujours d’un monde réel, mais que celui-ci devenait de plus en plus inquiétant. Les élèves ont ensuite donné plusieurs éléments de description qui justifiaient ceci, notamment « le vent soufflait de plus en plus fort » ou encore « un éclair stria le ciel », « un violent coup de tonnerre résonna ».

Ainsi, nous avons clos cette activité en comparant les deux extraits et en soulignant le fait que le deuxième extrait est celui qui s’apparenterait le plus au début d’un récit fantastique en raison de sa description qui prépare progressivement au basculement vers une suite potentiellement surnaturelle.

Nous avons finalement conçu un exercice visant à repérer parmi plusieurs propositions des énoncés produisant un effet inquiétant d’autres produisant un effet rassurant :

  1. La mer est calme.
  2. Le ciel est à présent complètement sombre.
  3. Les oiseaux chantent d’un air joyeux au-dessus de la petite fille.
  4. Les nuages deviennent de plus en plus noirs.
  5. Un orage s’abat sur le bateau.
  6. Le vent commence à se lever.

Conclusion

En misant sur l’intrigue, ces activités ont permis aux élèves de 5PH de découvrir quelques ressorts des textes narratifs. Mais au-delà de la mise en évidence de caractéristiques textuelles, c’est le pouvoir d’attraction de ces extraits sur les élèves – la puissance immersive de la tension nouée par la mise en intrigue (Baroni, 2017, p. 14) – qui nous a frappées et leur plaisir à s’investir à leur tour dans des activités de production laissant cours à leur imagination. De ce point de vue, lecture et écriture nous semblent indissociables. Affaire à suivre donc !

Ouvrages de littérature jeunesse

Pompeï, C. (2013). L’énigme de la cathédrale de Lausanne. Lausanne : Auzou Suisse.

Pompeï, C. (2013). Mystérieuse disparition à Genève. Lausanne : Auzou Suisse

Pompeï, C. (2015). Le monstre du Léman. Lausanne : Auzou Suisse.

Bibliographie

Baroni, R. (2007). La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise. Paris : Seuil.

Baroni, R. (2013). Didactiser la tension narrative. Apprendre à lire ou à apprendre comment le récit nous fait lire. Recherches et travaux, 83, 11- 24.

Baroni, R. (2017). Les rouages de l’intrigue. Genève : Slatkine.

CIIP (2016). L’île aux mots. Français 5e. Paris : Nathan.

Dolz, J., Noverraz, M., & Schneuwly, B. (2001). S’exprimer en français. Séquences didactiques pour l’oral et pour l’écrit. Bruxelles : de Boeck.

Todorov, T. (1970). Introduction à la littérature fantastique. Paris : Seuil.

Tourneur, J. (2007). Les figures de la peur. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

 

Par Tiffany Colaço Guerreiro, Sandrine Aeby Daghé et Manuela Schepisi, Université de Genève, FAPSE

Chronique publiée le 3 décembre 2018