Lorsqu’on évoque la sémiologie[1] de l’image en littérature de jeunesse, aux enseignants mais pas seulement, on rencontre, au mieux l’étonnement, plus généralement la méconnaissance.

Ferdinand de Saussure, Roland Barthes, Christian Metz, Geneviève Jacquinot, entre autres, ont certes popularisé la discipline mais en la cloisonnant dans l’imagerie populaire à l’analyse d’images publicitaires, photographiques, télévisuelles et cinématographiques.

Pourtant, lorsqu’on se penche sur la littérature illustrée, force est de constater que les lecteurs accèdent au média par sa dimension physique et iconographique, donc par l’image. Comment, par conséquent, ne pourrait-on (ne devrait-on ?) pas s’interroger sur sa réception ?

La dimension artistique incontestable de certains livres traduit le talent des illustrateurs et leur filiation aux plus grands artistes. Outre son manque cruel de reconnaissance dans les arts beaux, l’image issue de la littérature de jeunesse ne possède pas de pairs dans l’histoire de l’art permettant de lui appliquer une grille de lecture classique. Les éléments constitutifs de son contexte de création peuvent apparaître comme des contraintes de lecture, ou des adjuvants comme le propose cette chronique.

Un livre illustré est un média composite au sein duquel un unique message est porté conjointement et simultanément par trois vecteurs : un objet, un texte, des images. Ainsi, dans son processus de création, l’illustrateur devra invariablement intégrer le triple ancrage de l’image : le corpus auquel elle appartient et au sein duquel elle prend place ; le texte pour lequel elle existe ; l’objet-livre qui la contient.

La littérature de jeunesse distingue aujourd’hui cinq grandes catégories d’ouvrages. Cette typologie, plus ou moins consensuelle, permet de différencier le rôle de l’image dans compréhension du message.

Dans le cas de l’album où auteur et illustrateur sont les mêmes, ces contraintes sont probablement les plus fortes puisque le message est porté conjointement par le texte, l’image, le livre. La conception est globale, chaque élément fait sens et porte le discours.

Dans le cas du livre d’image, dit aussi imagier, le texte est absent mais il est l’unique finalité de l’image. L’image est/contient le ou les mots et doit y mener.

Dans le livre illustré où auteur et illustrateur sont deux personnes différentes, un texte est transmis à un illustrateur qui crée des images. Tout deux ne se rencontrent pas nécessairement et l’illustrateur soumet une interprétation graphique du texte.

Même dans les livres documentaires où l’illustration peut délivrer d’autres informations que le texte, la relation est forte puisqu’elle possède ce potentiel de complémentarité.

Enfin, la bande dessinée, malgré ses codes et sa mise en page propres, présente une interdépendance du texte et de l’image, de l’image et de son corpus également.

Pour étudier le média, il faut donc envisager une lecture protéiforme.

  • L’approche plastique s’attachera à lire le message du point de vue de l’objet ;
  • L’approche iconographique analysera le message du point de vue des images ;
  • L’approche linguistique s’attachera au message du point de vue du texte ;
  • L’approche iconique[2] abordera éventuellement l’intertextualité[3], l’interartialité[4] et l’intermédialité[5] de l’ouvrage.

Cette lecture protéiforme permettra de dégager le dialogue qu’entretiennent ces différentes approches, lequel conduira à comprendre LE message. Si vous trouvez tout à coup la démarche bien compliquée, pensez au dernier film que vous avez vu. Le cinéma est un média composite par excellence. Un unique message est porté par des discours, des images, des sons, de la musique et sa lecture ne pose aujourd’hui aucun problème.

C’était sans compter un contexte vacancier de fin d’été... À la fin du mois d’août, mes valises pleines de toutes ces clés de lecture, j’ai découvert un peu par hasard l’exposition consacrée à Petzi au Château de Saint-Maurice[6]. Avec une scénographie soignée et un parcours habilement pensé pour tous les âges, une visite ludique semblait m’attendre, bienvenue dans le contexte précité.

Du point de vue plastique, Petzi est très « classique » ou l’est devenu, au point d’être « dessinable » par diverses personnes selon une charte graphique établie.

Du point de vue iconique, des animaux vêtus de salopettes et autres emblèmes enfantins évoluent dans un monde sans morale ni méchant.

Les approches linguistique et littéraire allaient cependant remettre en question mes rapides lectures plastique et iconique.

L’œuvre, dans sa version francophone, est née avec une narration légendée aux images avant de se conformer aux codes de la bande dessinée avec des bulles insérées dans les images dans les années 1980. Première surprise, dans cette version légendée, un pictogramme du personnage précède systématiquement ses paroles. L’image comme élément introducteur de paroles, l’interdépendance du texte et de l’image trouve ici un exemple fort intéressant. Le lecteur identifie le personnage qui parle par son pictogramme, le texte qui semblait détaché de l’image puisque relégué sous l’image trouve sa place dans l’image par ce vecteur pictographique.

Ma visite devenait tout à coup source de découverte et je décidai de recommencer l’exposition pour lire tous les panneaux explicatifs du début, que j’avais honteusement passés pour arriver plus vite aux images.

Ainsi, j’apprends que les auteurs de Petzi sont un couple danois : le mari, Vilhem Hansen, est dessinateur publicitaire et sa femme, ancienne modiste, écrit les textes. Seconde découverte, Carla Hansen écrit les textes une fois les images terminées et sans communiquer avec son mari. Le dessinateur œuvre en premier et l’auteur imagine les dialogues sans concertation. Monsieur avoue même que les textes de sa femme ne correspondent jamais à ce que lui avait imaginé en dessinant. Ma journée était gagnée !

Qu’un illustrateur reçoive un texte à illustrer, soit, mais l’inverse ? En extrapolant la réflexion, je trouve un bel exemple pour évoquer la polysémie des images. Comment faire parler une image et potentiellement détourner les intentions de son auteur ? Que de modernité ! Si l’on considère la problématique dans le contexte sociétal actuel et le besoin d’enseigner la lecture de l’image, on trouve ici une porte d’accès.

Dès lors, et même si l’on ne connait pas la narration qui a guidé le dessinateur, Petzi me permet d’évoquer quelques pistes de réflexion à l’usage des lecteurs et des enseignants :

Dans le cas généralement standard d’une image créée à partir d’un texte, celui-ci ne devient-il pas un garant, un garde-fou d’une lecture de l’image objective ?

Ne permet-il pas de limiter les interprétations, les détournements, les dérives ?

Ne dompte-t-il pas l’imaginaire et son potentiel d’extrapolation, plus ou moins bien intentionné ?

J’en arrive à une double conclusion :

- Le texte, pour l’image, devient une porte d’accès à la lecture de l’image. En commençant par s’appuyer sur le texte pour comprendre l’image dans la littérature de jeunesse, on développe des outils culturels, linguistiques, artistiques, sociétaux.

- L’image, pour le texte, devient une porte d’accès à la langue. En s’appuyant sur l’image pour enseigner les aspects linguistiques et littéraires, on offre des moyens supplémentaires dans l’acquisition de la langue.

Il ne reste donc plus qu’à (se) former à la lecture protéiforme...

[1] Science des significations selon Julia KRISTEVA, « SÉMIOLOGIE », Encyclopædia Universalis [en ligne], http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/semiologie/

[2] S’attachant aux éléments du messages en qualité de signes.

[3] Ensemble des relations, notamment littéraires, existant entre plusieurs textes.

[4] Ensemble des relations existant entre plusieurs œuvres d’art.

[5] Ensemble des relations existant entre plusieurs médias.

[6] À voir jusqu’au 11 novembre, www.chateau-stmaurice.ch/site/exposition-petzi/

 

Par Maud Lebreton-Reinhard, chargée d’enseignement en sémiologie de l’image en analyse du discours (HEP-Vaud) et représentante HEP auprès de la Fondation Les Maîtres de l’Imaginaire, maud.lebreton-reinhard@hepl.ch

Chronique publiée le 29 octobre