Le marketing expliqué au jeune lectorat, ni ange ni démon

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Comment est née la publicité ? Comment le marketing fonctionne-t-il ? Comment déconstruire les mécanismes de ce phénomène constitutif de la consommation aux 20e et 21e siècles ? Voilà le sujet de Ting !, un album destiné à la jeunesse publié en 2020 chez Helvetiq. Un album à visée informative sur un site de littérature de jeunesse… ? Oui. Pourquoi pas. Ou plutôt oui, parce que cet album-là, comme d’autres albums du même éditeur, a comme finalité d’expliquer des faits complexes en insérant son propos dans une narration.

 

© Cary Steinmann, Laura Simon, Elina Brasliņa (2020) Ting! Comment le marketing séduit le monde. Editions Helvetiq

Des textes pour apprendre

Raconter en informant, informer en racontant : alternativement, dans Ting !, le lecteur ou la lectrice découvrent des éléments factuels ou des analyses qui expliquent le fonctionnement du marketing, et se retrouvent emmenés par un récit qui permet au discours informatif de progresser avec cohérence. Intéressons-nous d’abord à la dimension informative.

Le titre Ting ! Comment le marketing séduit le monde pose d’emblée un horizon d’attente clair. L’ouvrage démystifie les rouages de la publicité, sans angélisme, ni diabolisation : la séduction dont le titre fait état peut autant signifier le glissement qui mène vers une forme d’addiction que la (saine) attirance pour certains biens de consommation mis en valeur par le travail publicitaire. Sur la page de couverture figurent les trois personnages principaux : Vincent, Paul, des élèves de 6e, et la concierge de l’école, ancienne responsable des infrastructures dans une grande firme de marketing qui a fait son éducation en côtoyant des publicitaires. À côté des protagonistes, l’illustration dévoile une série de logos détournés qu’on s’amuse à reconnaître et à reconstituer dans leur forme originale.

Au fil des pages, Paul et Vincent accèdent…

  • Aux significations de concepts de base du commerce, comme la distinction entre le marketing et la publicité : « Le marketing, c’est le package global, l’ensemble, alors que la publicité n’est « que » de la communication, ce que la marque a à dire. La marque s’adresse aux clients par la publicité, qu’il s’agisse d’affiches, de spots publicitaires à la télé ou vis des pop-up sur smartphone. Dans tous les cas, demandez-vous : COMMENT communique-t-elle ? De façon forte, modérée, habile, bête, sympathique, agressive ? » (p. 23)
  • À l’explicitation de phénomènes qui montrent une évolution historique, comme une marchandisation de plus en plus extrême, même de l’humain : « Alors, Federer est aussi une marque ? » « Absolument, et quelle marque ! Le maestro du tennis. » (p. 12)
  • A la présentation de procédés plus critiquables, tels que le greenwashing : « Bien évidemment, une marque essaie, grâce au marketing, d’influencer de manière positive son image. Par exemple, de nombreuses marques de mode n’ont pas une très bonne image : elles véhiculent des idéaux de beauté inaccessibles et produisent trop de marchandises qui finissent jetées à la fin de chaque saison. Dans leurs usines, les conditions de travail sont souvent préoccupantes, aussi bien pour les personnes que pour l’environnement. Par le biais de campagnes marketing, ces marques tentent de se présenter comme soucieuses et respectueuses de l’environnement. C’est ce qu’on appelle le greenwashing. » (p. 17)

Le lecteur ou la lectrice trouveront également des infographies qui contribuent à expliciter comment une idée devient un produit ou qui proposent un exercice de rationalisation avant de procéder à l’achat compulsif d’un bien.

 

© Cary Steinmann, Laura Simon, Elina Brasliņa (2020) Ting! Comment le marketing séduit le monde. Editions Helvetiq

 

Ce schéma en arbre suggère d’acheter seulement si on a pu définir au préalable ce qui est de l’ordre du besoin versus de l’envie, et si l’objet en question échappe à l’obsolescence programmée. Le diagramme est d’autant plus intéressant que tous les chemins ne mènent pas à un achat : le conseil, selon les parcours, est de renoncer à l’achat, de le reporter ou d’imaginer d’autres types de relations à autrui : « Laisse tomber. Un gros câlin lui fera autant de bien ». La page s’achève sur des suggestions où le marketing devient un outil hors de toute axiologie mis au service de causes autres que marchandes : le marketing vert pour enthousiasmer ses camarades pour la protection de l’environnement ou encore le marketing engagé pour réduire les déchets plastiques représentent quelques-unes des suggestions.

Des textes pour apprendre… et raconter !

On l’a dit en introduction : la particularité de cet album est d’associer type de texte informatif et type de texte narratif. De deux manières différentes. Tout d’abord, les différents contenus informatifs sont insérés dans une trame narrative générale, mettant en scène les trois personnages déjà cités. Régulièrement, une fois les contenus pour apprendre présentés, le texte revient à l’intrigue principale et rappelle la situation de communication entre les deux élèves et la concierge.

 

© Cary Steinmann, Laura Simon, Elina Brasliņa (2020) Ting! Comment le marketing séduit le monde. Editions Helvetiq

 

Mais il existe une autre manière de conjuguer les deux types de textes en faisant des incises narratives des sortes d’îlots, qui parsèment l’album. La page qui présente la notion de « logo » offre dans la première moitié un contenu informatif, puis dans la seconde moitié laisse la place à un texte narratif qui nous raconte l’histoire (incroyable) d’un logo que de nombreux lecteurs et lectrices adolescents (re)connaissent.

« Phil et Bill ont créé NIKE il y a de très nombreuses années. Phil étudiait à l’université de l’Oregon aux Etats-Unis et Bill était son entraîneur d’athlétisme. Phil était bon coureur, et Bill, entraîneur. Cependant, tous les deux n’étaient pas complètement satisfaits des chaussures de course commercialisées à l’époque. Ils ont alors décidé de fabriquer eux-mêmes celles dont ils avaient besoin, et ont fondé la société Nike. Le nom est une référence à Niké, la déesse grecque de la victoire. Carolyn, une étudiante en graphisme, a conçu le logo devenu ultracélèbre, baptisé « Swoosh », pour lequel elle a perçu une rémunération de trente-cinq dollars – le montant convenu entre eux. Aujourd’hui, le Swoosh est l’un des plus célèbres logos du monde. » (p. 11)

Ainsi, l’album nous entraîne dans des histoires, tout en transmettant des contenus informatifs. Cet équilibre intéressant est en ce sens emblématique de la ligne éditoriale construite par Helvetiq. A l’origine des éditions, en 2008, se trouve le jeu éponyme qui vous a fait oublier le Trivial Pursuit parce qu’il vous a permis de réviser ou d’apprendre les éléments constitutifs d’une forme de « suissitude ». Pensé d’abord comme un soutien pour les personnes candidates à la naturalisation, le jeu témoignait également d’une envie de démocratiser le savoir de manière sociale, avec un mantra : si l’on rend le savoir accessible et captivant, les gens s’y intéressent. Parties d’une conception du jeu qui au-delà de la dimension ludique raconte aussi une histoire en inventant un univers et des règles, les éditions se sont ensuite enrichies d’une collection de livres, notamment pour la jeunesse. Le fondateur des éditions, Hadi Barkat, convoque la métaphore du voyage pour décrire l’entrée d’Helvetiq dans le champ éditorial de la littérature de jeunesse : un voyage-aventure, où on lance un sac sur son dos et… on part. De traductions comme premières publications, la maison d’édition s’est ensuite orientée vers des ouvrages originaux. La collection des albums documentaires ambitionne d’offrir des fenêtres sur un monde jugé complexe – et aussi intéressant, parce que, justement, complexe. À en croire les sujets retenus par l’équipe éditoriale, on comprend que chez Helvetiq, rien ne résiste à l’envie d’expliquer et de transmettre à partir du moment où l’on trouve des images parlantes et un propos adapté au lectorat. Le cerveau ou l’intelligence artificielle sont deux autres thématiques que des albums documentaires traitent, fondés sur un même équilibre entre information et narration. Même si la compréhension d’un jeune lectorat pourra être freinée lors de certains passages, notamment en raison du degré d’abstraction que requièrent certains des phénomènes décrits, le fil narratif invite à poursuivre la lecture, en se raccrochant aux îlots de contenus que l’on comprend et en sollicitant l’aide de l’adulte lorsque cela devient nécessaire.

Le marketing numérique : comment dire la complexité ?

Expliquer un phénomène complexe, sans le dénaturer en le réduisant à une version simpliste de lui-même : voilà un défi que Ting ! relève et réussit particulièrement bien avec l’exemple du marketing numérique. Le texte explique le procédé auquel recourent les entreprises pour toucher un public cible : elles s’adressent à des entreprises technologiques comme Google ou Facebook qui collectent les données et les traces de leurs utilisateurs et utilisatrices pour ensuite les monnayer. Les traces laissées en ligne permettent à des spécialistes de développer des algorithmes dont la finalité est de dresser le profil d’une personne, d’identifier ce qu’elle aime et achèterait potentiellement, afin de lui proposer des publicités centrées sur des produits qui entreraient dans son horizon d’attente. Plus inquiétant encore, l’enfermement dans une bulle de filtres propose aux utilisateurs et utilisatrices des produits ou des opinions qui confirment ce qu’ils consomment ou pensent déjà.

Ici aussi, la narration soutient la transmission d’une information documentée : la situation d’énonciation mettant en scène les trois personnages permet d’incarner différents points de vue. En organisant un échange entre la concierge et les enfants, le texte peut ainsi soumettre au lectorat différentes questions et postures ordinaires par rapport à la collecte des données personnelles et la bulle de filtres. L’intervention de Paul, « [M]ais c’est super pratique qu’on nous propose exactement ce qu’on veut. Et ça ne coûte rien » (p. 57), est révélatrice d’une forme de naïveté sur les conséquences de ces procédés, tandis que celle de l’adulte, « On croit que tout le monde pense la même chose, car on ne voit que les opinions allant dans le même sens » (idem), rappelle les risques encourus par des communautés rendues hermétiques qui ne communiquent plus. La discussion avance sans que les arguments des un·e·s ou des autres ne soient disqualifiés. Mais cette confrontation de points de vue contribue à la quête d’une forme d’impartialité qui caractérise les textes informatifs.

À l’heure où justement les bulles de filtres nous guettent toutes et tous, menaçant de nous enfermer dans une saisie du monde univoque et lisse, on se réjouit que certains ouvrages de littérature de jeunesse concourent à apporter de la dissonance positive. Au-delà de l’information documentée contenue dans l’ouvrage, on apprécie la touche d’insolence de la concierge, qui enseigne et déniaise simultanément : « Oui, vos baskets à tous les deux ont la même coupe, sont blanches et confortables. Pour autant, la vitesse à laquelle vous courez quand vous les avez aux pieds ne dépend pas de la marque, mais bien de vous » (p. 12). Faire l’histoire du marketing tout en demeurant clairvoyant sur ses fonctionnements, ses réussites et ses travers semble particulièrement adéquat pour développer une opinion chez le lecteur et la lectrice. Se forger son opinion, se laisser séduire par le marketing, sans être dupe : peut-être est-ce à ce prix-là qu’on développe chez les élèves cet esprit critique qui semble plus nécessaire que jamais.

Chronique publiée le 3 mai 2021

Par Sonya Florey, Professeure ordinaire HEP en didactique de la littérature, sonya.florey@hepl.ch