La Nuit du visiteur ou la nuit de toutes les peurs

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« Il vous faudra des nerfs d’acier pour ne pas abandonner cette lecture éprouvante en cours de route et risquer ainsi de louper la clef de l’énigme », prévient la quatrième de couverture de La Nuit du visiteur de Benoît Jacques.

 ©Benoît Jacques (2008), La Nuit du visiteur, Montigny-sur-Loing : Ed. Benoît Jacques books

« […] même s’il ne vous est pas encore possible d’en décrypter le sens caché ».

Toc toc toc. Qui est là ?

La Nuit du visiteur rejoue Le Petit Chaperon Rouge et le remaniement de cette histoire, plutôt que de proposer une parodie, maximise le potentiel effrayant du conte. En effet, tout débute « à la fin de la journée », lorsque « s’étend le crépuscule » et que même les adultes, en l’occurrence Mère-Grand, sont anxieux (« fatiguée, inquiète et solitaire // elle attend »).

On toque à la porte et Mère-Grand n’a pas la moindre idée de qui cela peut bien être. Les yeux écarquillés, le visage surpris, elle est prête à se cacher sous la couette. Tout cela n’est guère rassurant. D’autant que le noir est très dense en pleine forêt et qu’on n’y voit goutte : seule l’imagination fonctionne et s’emballe. Se succèdent alors d’étranges créatures sur d’obscures pages. Ogres et géants ; volatiles nocturnes et insectes ; diable, fantôme, sorcière et squelette défilent. Ils deviennent de plus en plus imposants par rapport à la « cabane minuscule » de Mère-Grand. Ils hurlent dans la nuit jusqu’à ce que la véritable identité du monstre qui toque à la porte soit révélée : c’est Le Grand Méchant Loup. Horreur ! Il est énorme, il comble tout l’espace visuel par son immense taille, sonore par sa voix tonitruante. Et il est déterminé : « Je suis ici pour vous manger ».

Est-ce là un livre qu’on laisse entre les mains d’un enfant ? Il a l’air de mettre les nerfs des lecteur·rice·s à rude épreuve, qu’on serait tenté de choisir une autre œuvre qui aborderait, elle, un thème plus léger que celui de la peur. Et pourtant, ce serait passer à côté d’un enseignement essentiel, celui « du contrôle et de la maîtrise de [ses] peur[s] »[1]. Plutôt que de sentir mal à l’aise lorsqu’un enfant est épris d’un sentiment de peur (du noir, des monstres, de la différence, de la solitude…) et de négliger ces émotions-là, il est de mise que les parents (les adultes) y prêtent attention et tentent d’aiguiller l’enfant dans son combat contre ses angoisses[2]. Pour ce faire, les livres de jeunesse sont un outil, pour l’enfant et l’adulte, qui permet, ensemble, de se confronter à ce qui effraye.

©Benoît Jacques (2008), La Nuit du visiteur, Montigny-sur-Loing : Ed. Benoît Jacques books

Au-delà de la peur, page après page

La construction même de cette œuvre semble encourager les lecteur·rice·s à poursuivre le récit, en dépit du risque que cela comporte pour eux. En effet, après chaque page où se loge une créature effrayante, on retrouve Mère-Grand. Après chaque coup d’œil jeté à l’extérieur, on retourne à l’intérieur de la rassurante bâtisse, dans l’ilot sécurisé que représente le lit. A l’obscurité des doubles pages noires succède la clarté des doubles pages rouge et blanche.

En quelque sorte, ce livre est élaboré à l’image d’un poème en rimes croisées (abab) où évènement rassurant et évènement effrayant s’alternent, de telle sorte qu’un rythme s’instaure, au milieu des bois, dans l’inconnu de la nuit[3]. Ce rythme, ce « retour, à des intervalles réguliers dans le temps »[4] de la lumière familière est peut-être ce qui motive l’enfant à tourner les pages : qu’importe le monstre qu’il découvrira dehors, il devine, au fil de sa lecture, qu’il retrouvera toujours le foyer de Mère-Grand. Sachant que l’effroyable n’infiltre pas toutes les pages, il ose jeter un œil à la suivante.

D’autre part, si l’inconnu terrifie, il peut également attiser la curiosité, force à laquelle il est parfois difficile de résister. Or, l’envie de savoir, et donc l’envie de poursuivre l’histoire même si elle fait peur, est ici entretenue par le jeu de rimes qui structure la narration. En effet, l’identité et l’apparence de la créature qui se présente sur le perron de Mère-Grand sont corrélées, par la rime, aux paroles antéposées de cette dernière :

Mère-G :         Mais pourquoi s’obstine-t-il // à parler à voix basse ?

Monstre :         – C’est Horace ! // De hurler ainsi au dehors // je me lasse.

La requête de la vieille dame (parler plus fort et plus clairement) et la réponse donnée (l’identité du visiteur) forment une paire adjacente, dont les éléments sont d’autant plus liés qu’ils riment entre eux. Or, le second élément de cette paire apparait toujours trois pages plus loin que le premier (au lieu d’immédiatement lui succéder), créant une sorte d’enjambement, non pas d’un vers à l’autre mais d’une page à l’autre. Ce phénomène « atténue la pause en fin de vers, ou même l’abolit presque totalement » et « crée un effet de continuité »[5] qui titille la curiosité des enfants : quel monstre se cache là-derrière ? quelle sera son nom et sa rengaine ? Ainsi, l’architecture du livre et du récit invite les téméraires à poursuivre leur lecture et parvient à les mener jusqu’au point culminant, celui où on se dit que Mère-Grand va céder à la panique puisqu’elle apprend que c’est Le Grand Méchant Loup qui rôde devant chez elle.

Poursuis l’historiette et ta peur cherra

Pourtant, si Le Grand Méchant Loup comptait ébranler Mère-Grand par son annonce, c’est raté ! La surdité de cette dernière en neutralise le caractère épouvantable et finit de faire basculer le récit dans un registre humoristique :

Loup :             C’est le Grand Méchant Loup ! Maintenant vous savez tout […]

Mère-G :         – Oooooooooooooooooooh !... Mais il fallait le dire plus tôt… // moi qui                avait peur que ça soit Le Grand Méchant Loup »

Suite à ce dialogue de sourds, Mère-Grand tente de retrouver la formule qui permet au visiteur d’ouvrir la porte d’entrée. Mais sa mémoire lui faisant défaut, elle ne parvient plus à mettre le doigt dessus. Lui viennent à l’esprit différentes formules construites sur le modèle de « tire la chevillette et la bobinette cherra », mais qui paraissent insensées, telles que « Vire la bicyclette et la trottinette fumera !... ». Pendant ce temps, Le Loup s’esquinte sur la poignée sans parvenir à entrer. Au plus Mère-Grand énonce des absurdités, au plus Le Loup se fatigue, avant d’abandonner, éreinté. Cette scène est drôle tout autant qu’elle est rassurante : drôle parce que Le Loup a l’air plus ridicule et impuissant que méchant ; rassurante parce que si la porte ne cède pas, alors on peut légitimement se sentir en sécurité lorsqu’on est chez soi. Les monstres restent dehors tandis qu’on est à l’abri, au lit. Finalement, Le Grand Méchant Loup se résigne et au fur et à mesure qu’il quitte l’enceinte de la maison, l’image s’illumine et avec elle l’esprit embrumé de Mère-Grand. En effet, il n’y a plus guère besoin de dicton, la clé est depuis longtemps sous le paillasson !

En définitive, les enfants courageux (ou curieux) qui sont parvenus jusqu’à la fin du conte sont récompensés parce que Le Petit Chaperon Rouge et sa Mère-Grand sont saines, sauves (contrairement à la version de Perrault dans laquelle elles sont mangées) et inconscientes du danger qu’elles ont frôlé (contrairement à la version des frères Grimm où elles sont mangées puis sauvées). La construction de cette histoire a permis aux lecteur·rice·s de tenir bon, de se confronter à la succession de monstres et finalement de se rendre compte que Le Loup est plus humain qu’il n’y parait : il s’énerve face à la surdité de Mère-Grand et finit par partir, lassé (vexé ?) de voir qu’il n’arrive pas à effrayer la vieillarde. Les enfants ont emprunté le chemin qui mène à la constatation suivante : Le Loup ne fait plus peur, ils en ont fait l’expérience par ce livre.

Ainsi, ils ont donc eu raison de persévérer, d’autant plus que la clé de l’énigme (« Tire la bobinette… ») est plutôt cocasse (« Sous le paillasson, mon petit… il n’y a qu’à se baisser »). Celles et ceux qui croyaient lire un livre effrayant sont récompensé·e·s parce qu’il s’agit, en réalité, d’une parodie. Ce conte commence mal mais finit bien et, alors que les modèles de Perrault ou de Grimm exhortent les enfants à la prudence en leur faisant peur, cette version-ci encourage les lecteur·rice·s à dompter leur(s) peur(s), « à s'amuser à avoir peur » (en continuant à tourner les pages) et finalement à « rire ensemble »[6] du pauvre Loup qui repart bredouille.

Quant à moi, je vous l’avais bien dit, tout est résumé ici : « Il vous faudra des nerfs d’acier pour ne pas abandonner cette lecture éprouvante en cours de route et risquer ainsi de louper la clef de l’énigme ». Visiblement seul Le Loup a loupé la clé parce qu’il n’a pas eu des nerfs suffisamment solides pour résister à la sénilité de Mère-Grand.

[1] C. Guérette (1996), « Il était une fois… la peur », Education et francophonie, Volume XXIV, n°1 – La littérature de jeunesse. Version en ligne disponible avec cet URL : http://www.acelf.ca/c/revue/revuehtml/24-12/guerette.html.

[2] B. Bettelheim (1976) 1982 ?, Psychanalyse des contes de fées, Canada : Ed. Robert Laffont.

[3] M. Stéphanoff (2004), « Avoir peur fait-il grandir ? », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2, n°56, p. 99.

[4] Larousse [en ligne], définition « rythme », site consulté le 5 janvier 2017, URL : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/rythme/70326?q=rythme#69567.

[5] Wikipédia [en ligne], « Enjambement », site consulté le 5 janvier 2017, URL : https://fr.wikipedia.org/wiki/Enjambement_(po%C3%A9sie).

[6] C. Guérette (1996), « Il était une fois… la peur », Education et francophonie, Volume XXIV, n°1 – La littérature de jeunesse. Version en ligne disponible avec cet URL : http://www.acelf.ca/c/revue/revuehtml/24-12/guerette.html.

Par Joséphine le Maire, étudiante en Lettres à l’UNIL (Master),  josephine.lemaire@unil.ch

Chronique publiée le 22 janvier 2018