La Bataille des Livres : quand la littérature vient à l’école et l’école à la littérature

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Violaine Vidal est coordinatrice de l’association la Bataille des Livres. Claire Detcheverry est enseignante et impliquée dans la recherche en didactique du français. Toutes deux convaincues par le rôle de la littérature dans la construction de l’individu, elles associent leurs regards pour témoigner de la portée du travail réalisé par cette association.

Au cours de la semaine intense qui accueille la tournée des auteurs de la Bataille des Livres, 260 classes romandes, de la scolarité obligatoire, vivent un moment plus que privilégié, hors des sentiers battus qui comptent mener au goût de la lecture. Dans l’une de ces classes, une vingtaine d’élèves sont enthousiastes à l’idée d’échanger avec l’auteur qui a récemment animé leur âme de jeunes lecteurs, une enseignante se délecte du champ des possibles et un auteur pose les valises généreuses de sa créativité pour en offrir les coulisses, genèses et secrets. Au cours de la rencontre, l’audace des innombrables questions, la sincérité des réponses et le plaisir du partage des travaux fusent. Comme lors des discussions fondatrices qui jalonnent une vie, chaque petite et grande personne repart différente, avec cette chose en plus que porte la littérature.

Cette scène a eu lieu grâce à l’association la Bataille des Livres, créée il y a un peu plus de 20 ans, par un enseignant genevois désireux de donner plus de place à la littérature dans les classes de son école. De bataille, il n’est en réalité point question. Un voyage au Canada lui a permis de découvrir un projet appelé « The Battle of the books ». Il en est rentré avec le nom tout en en faisant évoluer les principes. Très vite, le projet a pris de l’ampleur et s’est étendu non seulement à toute la Suisse romande, mais à d’autres pays francophones.

L’idée est simple : chaque classe inscrite reçoit en prêt pour une année scolaire une sélection de 30 livres, soigneusement choisis par un comité de lecture composé d’enseignants. Il y a quatre sélections, chacune correspondant aux quatre degrés scolaires concernés (de la 5P à la 8P). On y trouve principalement des romans, parfois un album ou une bande dessinée, mais toujours francophones et accessibles aux lecteurs autonomes. Tous sont là pour être choisis, lus, échangés et discutés tout au long de l’année.

Afin d’encourager les élèves à se lancer, l’association propose différents dispositifs pensés par les enseignants bénévoles qui forment les comité cantonaux, dont l’objectif est de faire de la lecture un moment de plaisir et une source de partage, éléments constitutifs des futurs apprentissages des élèves. Outre la tournée des auteurs et illustrateurs décrite plus haut, l’enseignant choisit parmi une dizaine d’activités celles qu’il veut mettre en place selon ses envies et sa disponibilité :

  • l’activité de lancement, qui permet aux élèves de découvrir les 30 livres de la sélection,
  • le livre voyageur, qui circule de classe en classe à travers les 7 cantons romands accompagné d’un cahier dans lequel sont laissés des messages à l’intention des suivants,
  • les ateliers d’écriture en ligne sous la houlette d’auteurs ou d’illustrateurs, qui s’étalent sur toute la durée de l’édition,
  • les livres mystères, à découvrir grâce aux indices distillés sur une semaine,
  • les quiz, en classe ou en direct sur Internet avec les classes des autres pays,
  • les activités en ligne autour du site internet de l’association (publication de critiques, de photos de travaux réalisés, de devinettes,…)
  • et enfin les fêtes cantonales, qui clôturent chaque édition en réunissant les élèves des différentes écoles pour une journée d’animations autour des livres et de la lecture.

La plupart de ces activités sont mises en place dans tous les pays participant au projet (Sénégal, Belgique, Haïti, République Démocratique du Congo, France, Burundi, Canada, Rwanda, Maroc, Suisse et Dubaï), et les livres proposés sont les mêmes partout. Plus de 16'000 élèves à travers le monde, dont 7500 en Suisse romande, sont ainsi réunis.

Le livre comme objet littéraire

Mais à l’échelle d’une classe, en quoi la démarche de la Bataille des Livres vient-elle soutenir l’enseignement de la lecture et de la littérature ? Si elle le nourrit, c’est par la place primoridale qu’y occupe l’objet-livre. La Bataille des Livres s’inscrit dans un paysage scolaire dans lequel il connaît un sort inégal ; dans les moyens d’enseignement de la 5P à la 8P, où jamais il n’est proposé ni en tant qu’objet ni dans l’intégralité de son texte ; dans les bibliothèques de classe soumises à des budgets timides et aléatoires ; grâce aux différentes associations et institutions qui multiplient les entrées de la littérature de jeunesse dans le monde scolaire.

La rencontre des élèves avec l’objet littéraire dépend ainsi des propres sensiblités, engagement et confiance de l’enseignant. Pour certains, la littérature se résume encore au patrimoine classique et au style exigeant qu’on attribue aux œuvres de réputation littéraire. En découle un double obstacle : d’un côté, l’enseignant s’imagine ne pas détenir les outils nécessaires pour aborder la question littéraire ; de l’autre, il imagine mal ses élèves, enfants d’aujourd’hui hyperconnectés, avoir envie de se plonger dans un livre. La Bataille des Livres, en proposant une sélection variée d’œuvres actuelles et les moyens pour les rendre vivantes et intéressantes, entend rassurer les uns et les autres sur l’accessibilité et l’aspect résolument libre et protéiforme de la littérature jeunesse contemporaine. La rencontre avec l’auteur, les différentes activités, le partage entre pairs, tout est mis en œuvre pour désacraliser l’objet livre. La présence d’ouvrages simples ou légers laisse aux lecteurs encore fragiles la possibilité de participer pleinement au projet au même titre que les plus aguerris. Avec cette idée de plaisir – toujours. Qui fait qu’aucune lecture n’est obligatoire et que toute lecture est bonne à prendre. Laisser entrer la Bataille des Livres en classe, c’est entrer en littérature par une autre porte.

La diversité de la littérature jeunesse actuelle est telle qu’il est assez facile de trouver de quoi plaire aux élèves et leurs enseignants. Dépoussiérée, créative et faisant écho au vécu et aux questionnements des jeunes lecteurs contemporains, elle est le fruit d’intentions artistiques, éthiques et culturelles de la part des auteurs et illustrateurs. De quoi plaire également au comité de lecture de la BdL, qui fait ses choix dans ce vaste éventail selon quelques critères bien définis : le titre doit être paru dans l’année écoulée, francophone, adapté à l’âge des enfants et être lu de manière autonome par ceux-ci, car la plupart seront lus sans l’accompagnement de l’enseignant. Si les grandes maisons d’édition sont présentes, l’association essaye de faire la part belle aux petites maisons et s’efforce de proposer des ouvrages issus des quatre coins de la francophonie.

Une communauté de lecteurs

Pour aller plus loin dans la désacralisation et la démocratisation de l’objet livre et de l’acte de lecture, la Bataille des Livres permet également aux enseignants et aux élèves d’inscrire cet acte dans une démarche collective et sociale. La lecture n’est plus seulement une aventure individuelle ou intellectuelle : elle ouvre des portes vers des dispositifs amusants et concrets à réaliser en groupe. Avec sa classe, mais aussi avec des classes d’autres écoles, d’autres cantons, d’autres pays ! Les participants forment ainsi une véritable communauté de lecteurs à travers le monde, au sein de laquelle chacun peut lire les mêmes livres et participer aux mêmes activités. L’important est de participer, dirait-on, davantage que de progresser relativement à un alignement de compétences préalablement identifiées. On pourrait également dire que la BdL contribue à construire un contexte favorable (plaisir, motivation), afin que des apprentissages soient menés avec les élèves, dans un second temps.

De fait, la Bataille des Livres invite au tant nommé « plaisir de la lecture ». En s’adressant à des élèves à partir de la 5P, elle compte sur leur autonomie de lecteurs d’une part, leur propension à en profiter d’autre part. La visée de plaisir n’est pas une injonction au sens où elle peut être entendue dans le monde d’aujourd’hui vis-à-vis de la jeunesse. Elle vise à inscrire l’élève dans un univers où le livre est d’abord au service de sa construction en tant que sujet lecteur. Il peut ne pas avoir envie de lire, il peut commencer et ne pas finir sa lecture, il peut rentrer en contact avec les textes par les chemins qu’il construira lui-même. Les différentes démarches proposées dans la temporalité d’une année scolaire lui offriront de toute façon de quoi mesurer le fait qu’un texte ne vient pas de nulle part, qu’il est le fruit d’une démarche créative, qu’à ses interprétations correspondent des intentions, celles d’un autre sujet : l’auteur. Auteurs qui, quand on les questionne sur ce qu’ils gagnent à rencontrer leurs lecteurs, font tous part d’au moins un récit décrivant un élève en rupture avec l’apprentissage qui a recontracté le temps de cette rencontre le goût pour la curiosité, pour la découverte, pour une forme d’apprentissage. La communauté des lecteurs, en ayant accès aux coulisses de l’écriture, au récit de la genèse d’un métier, prend conscience du processus de création au cours duquel bien souvent le vécu et l’écrit sont rendus perméables. Invités eux-mêmes à écrire régulièrement, les jeunes lecteurs s’approprient leur propre possibilité d’écriture.

Et quand le dialogue entre un lecteur et son auteur – si rare entre les deux entités aux pôles du livre –, s’installe, on peut entendre :

« - J’ai pleuré en lisant ce chapitre.

- Moi aussi, en l’écrivant. »

Pour plus d’information : www.bataille-des-livres.ch/le-film-de-la-bdl

 

Chronique publiée le 28 mai 2018

Par Violaine Vidal, coordinatrice de l’association « Bataille des Livres », violaine.vidal@bataille-des-livres.ch et Claire Detcheverry, enseignante, étudiante en master en didactique du français langue première, detch@bluewin.ch