Instants de couleur, Rachel & Cécile Gariépy © Québec Amérique 2023

Instants de couleur est un album de littérature jeunesse que j’ai eu la chance de découvrir en avant-première au congrès de l’ACFAS 2023 lors du colloque n°557 sur "La littérature jeunesse à l’école et hors les murs ». Cet album m’a touchée par la force évocatrice des mots employés et leur complémentarité avec les illustrations ; le temps passé à le lire est comme suspendu, tandis que ressurgissent de précieux souvenirs et émotions. C’est donc avec enthousiasme que j’ai contacté Rachel DeRoy-Ringuette, autrice de ce bel ouvrage et professeure en didactique de la lecture et de l’écriture au primaire à l’Université du Québec à Trois-Rivières, dans le but de co-écrire cette chronique. Nous vous proposons de découvrir cet album au fil d’un échange mêlant observations, analyses, interprétations et questionnements.

Un échange entre Rachel DeRoy-Ringuette et Kelly Moura

Kelly : L’illustration de la première de couverture étant aussi colorée que le titre, la deuxième de couverture m’intrigue : des teintes grisées et des mots posés sur la page apparaissent, tels des motifs sur une toile.

Rachel : Tu as raison ! Je n’avais pas du tout remarqué le contraste d’ambiance de couleur ! Comme quoi, on peut toujours (re)découvrir son propre livre !

Instants de couleur, Rachel & Cécile Gariépy © Québec Amérique 2023

Kelly : Je constate qu’il s’agit de verbes qui évoquent des actions en lien avec nos cinq sens. Lorsque je les lis, de multiples images me viennent en tête. « Toucher », « ressentir » - je m’imagine toucher le tronc d’un arbre et sentir le calme de la forêt, l’écorce sous mes doigts… « Sentir », « effleurer », « humer », « flairer » – je m’approche encore de cet arbre et prends le temps de le détailler, de m’arrêter pour le « contempler » …

Cette page nous propulse dans l’imaginaire et dans l’ambiance de cet album écrit sous forme de liste, qui évoque à chaque page une situation, un souvenir, un instant nouveau. Un peu comme si ces moments partagés permettaient de mettre en couleurs, d’imager concrètement ces verbes donnés au départ. Je me questionne d’ailleurs sur l’idée qui a initié l’écriture de cet album.

Rachel : Tu as raison, c’était l’idée d’amorcer la revue des sensations avant même d’entrer dans le livre. Les pages de garde initiales me sont apparues comme un endroit propice pour poser cet horizon d’attente. On ne sort pas la théoricienne de l’album aussi facilement qu’on le croit ! Sans blague, avec mon éditrice Stéphanie Durand, nous trouvions que pour que tous puissent vivre au maximum l’expérience des sens, il était bien de les rendre explicites. Ainsi, j’ai fait une liste de verbes qui touchent les cinq sens, certains plus faciles, d’autres plus complexes, et nous avons fait un choix parmi ceux-ci. C’est l’illustratrice Cécile Gariépy qui les a écrits, avec sa propre calligraphie, et qui a choisi les couleurs, tant pour le fond que pour la typographie.

Kelly : Merci pour ces informations, mais dis-moi Rachel, qu’est-ce qui t’a inspiré l’écriture de ce texte et par quoi as-tu commencé ?

Rachel : Alors, curieusement, l’inspiration pour ce livre est venue lors d’un voyage au Mexique chez ma belle-famille ! Nous sommes allés souper dans un restaurant-librairie et… je n’ai pas pu m’empêcher d’aller flâner dans le coin des livres jeunesse. J’y ai vu un livre tout simple intitulé Colores. À l’intérieur, il y avait une répétition construite comme ceci “Verde como …” et une ou des illustrations d’éléments emblématiques du Mexique de la couleur vert, puis “Azul como…” et le même procédé, ensuite “Amarillo…”, etc. Je raconte ceci selon mes souvenirs, mais c’était grosso modo l’idée du livre : une couleur + des symboles mexicains qui s’y rapportent : nourriture, plantes, vêtements, etc. C’était un départ : associer des couleurs à des repères culturels québécois variés. J’ai donc commencé à coucher sur papier (ou sur téléphone !) cette idée. À ce moment-là, je trouvais que c’était un peu pauvre pour une publication – sans juger le livre qui m’a inspirée –, mais pour moi, je me disais que le concept pouvait aller plus loin. Bien humblement, voici mon brouillon. Tu vois c’est inégal dans l’énonciation.

Brouillon de travail de Rachel © Rachel DeRoy-Ringuette

À la suite de l’énumération sommaire, j’ai des notes qui rendent compte de la nécessité d’ajout de qualificatifs et de la non-nécessité de nommer la couleur. Je commençais à penser en fonction d’un album plus complexe, avec des relations entre le texte et l’image qui se complètent davantage qu’elles ne se répètent. Mais les sens n’étaient pas encore tout à fait au centre de mes préoccupations, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas encore consciemment explorés.

Kelly : Je te remercie du partage de cette anecdote et de ton brouillon ! C’est super d’y avoir accès et de se rendre compte en partie du cheminement par lequel tu es passée, de voir les idées de départ qui ont été mises de côté ou transformées en cours de route. Tu as très vite pensé à une mise en mots qui puisse apporter du relief à l’association d’une couleur avec un repère culturel, avec l’ajout de qualificatifs ou encore l’envie de trouver une alternative au mot comme par exemple. Un élément important qui selon moi participe à l’enrichissement du texte est l’usage de déterminants possessifs, qui désignent l’autre et moi (« Ta promenade sur le trottoir », « Son plongeon rafraîchissant », « Mes doigts sucrés », …) et dessinent l’histoire à la fois intime et collective - partagée (« Notre cueillette sur l’île », « Notre bataille annuelle »). Ces déterminants viennent d’ailleurs contraster la façon dont on rédige habituellement une liste, ou plutôt son caractère impersonnel.

Instants de couleurs, Rachel & Cécile Gariépy © Québec Amérique 2023

Je pense que cela permet d’autant plus au lecteur de se figurer ses propres souvenirs. Bien que ces instants représentent un vécu québécois, certaines pages paraissent universellement parlantes. Avais-tu pensé à un destinataire particulier ?

Rachel : D’abord, je suis ravie de savoir que même si c’est très ancré dans le territoire, cela peut évoquer aussi des souvenirs et des sensations plus universelles. Ce commentaire me fait réellement plaisir ! Pour ce qui est du destinataire, au départ, je voyais un enfant en bas âge, tout en me disant que ce livre devait être rassembleur et familial. En même temps, je voulais que le livre puisse transcender l’âge “normal” du destinataire, c’est-à-dire que je souhaitais que cet album puisse également trouver sa place en classe du primaire, et que les enseignantes puissent faire des activités plus ou moins complexes, selon l’âge des élèves, afin d’explorer la langue, les sensations, les repères culturels, les effets plus littéraires comme la relation entre le texte et l’image ou, comme tu le mentionnes, la structure en liste. À ce sujet, lors de la soumission du projet, mon énumération était constituée de “un” et “des” impersonnels pour chaque instant. C’est mon éditrice qui m’a suggéré de tenter le coup de varier les déterminants, pour trouver un narrateur. Ainsi, je me suis mise dans la position d’un narrateur enfant pour choisir les bons déterminants. Dans l’image de la pomme, on voit bien que nous percevons les choses à travers les yeux d’un enfant qui est trop petit pour rejoindre le fruit et qui regarde la main tendue d’un adulte qui y parviendra. C’est donc en revêtant mes yeux d’enfant que j’ai associé le déterminant à l’instant choisi. Ce qui est drôle, c’est que j’ai découvert le narrateur réel, seulement quand j’ai reçu les esquisses de Cécile. Comme elle a fait deux à trois propositions pour chaque page, avec l’éditrice, Stéphanie, nous avons fait nos choix et c’est en plaçant le tout que j’ai vu le narrateur : l’enfant qui dit : « mes doigts sucrés ». Bien entendu, je savais que c’était lui, mais j’ai découvert son visage et sa dégaine avec les illustrations ! Certains peuvent croire qu’il n’y a pas de narrateur et que c’est une série d’instants évoqués, c’est une interprétation qui est aussi possible.

Esquisses © Photo Rachel DeRoy-Ringuette

Sur le plan des illustrations, le choix a été ardu, car toutes étaient intéressantes ! Je savais que je voulais une variété de plans, d’angles et de posture de narrateur visuel. La photo ici montre un des essais de choix, qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ce qui est maintenant publié. En fait, Stéphanie et moi avons refait l’exercice ensemble et en discutant et en posant nos arguments dans une relation harmonieuse et respectueuse, nous en sommes arrivées à la proposition finale. Avais-tu remarqué cette variété de plans ? Comment tu y réagis ?

Kelly : Oui je l’avais remarquée ! Je trouve particulièrement intéressant de jouer sur ces différents plans. J’avais toutefois pensé au départ à une suite d’instants évoqués et n’avais pas perçu cette subtilité liée à la présence du narrateur qui, maintenant que tu en parles, me saute aux yeux et me permet d’élargir mon interprétation !

Le lecteur est alors balancé entre un point de vue extérieur et le point de vue du narrateur-personnage. C’est la plupart du temps à travers ses yeux, en totale immersion, que nous accédons aux expériences représentées. C’est génial, encore un élément qui permet au lecteur de se projeter dans ces instants comme s’ils étaient siens ; le rapport au texte ainsi institué favorise notamment son investissement affectif.

Je remarque que les illustrations évoquent du mouvement, en accord avec le texte qui amène, à chaque nouvelle page, une action (et ce bien qu’il n’y ait pas de verbes… le choix des mots est habile !). Dans l’imaginaire l’illustration s’anime, elle prend vie. On voit le déplacement des personnages, la floraison des iris, les crépitements du feu… Je dirais même qu’on les entend.

Instants de couleur, Rachel & Cécile Gariépy © Québec Amérique 2023

Les contours de l’illustration ne sont pas délimités, c’est comme si nous n’accédions pas totalement à l’entier de la scène. On le voit bien ici avec le feu de camp, c’est lui qui est au centre puisque l’attention du narrateur est focalisée sur les crépitements. Il s’agit d’un zoom sur un détail particulier, un peu comme une photographie que l’on sait prise dans un contexte ! Des informations importantes se trouvent par ailleurs dans les illustrations. Pour revenir à la fameuse page qui nous fait découvrir le narrateur par exemple (« Mes doigts sucrés »), l’illustration nous permet de saisir le contexte dans lequel la phrase est dite, et donc de comprendre précisément à quoi le texte fait référence… Goûter à la sève d’érable directement récoltée en forêt. La complémentarité texte-image témoigne d’une grande réflexion entre le choix des mots et des détails présents dans l’illustration, et peut-être aussi celui des couleurs ?

Rachel : Alors, pour les couleurs, au début, j’allais vers la base : jaune, rouge, bleu, vert, orange, rose, brun… Bref, je les abordais de manière très rudimentaire, mais la palette de Cécile Gariépy a apporté un raffinement indéniable où il devenait essentiel de détailler et de préciser, pour aller au-delà du “rouge, jaune, bleu”. Pour ma part, j’ai consulté le nuancier Colorama de Crushiform et des nuanciers en ligne pour parfaire mes connaissances sur le sujet, mais c’est Cécile qui a statué sur les noms de couleur que l’on retrouve à la dernière page. C’est un travail remarquable, car cette page enrichit le vocabulaire quant aux nuances de couleurs. D’ailleurs, c’est justement en raison de son travail exceptionnel avec les couleurs que je souhaitais que ce soit elle l’illustratrice de ce livre ! J’admirais cet aspect particulier de son travail, dans ses livres, mais aussi sur ses murales qui ponctuent Montréal (et d’autres villes à travers le monde), ses illustrations de presse, ses affiches, etc. Les autres caractéristiques de son travail sont l’importance du personnage et l’aspect minimaliste. Je trouve que cette vidéo produite par La Fabrique culturelle reflète exactement les raisons pour lesquelles elle était mon premier choix. C’est donc Stéphanie qui a contacté Cécile, qui s’est rapidement montrée intéressée par le projet. Nous nous sommes ensuite rencontrées toutes les trois et rapidement nos échanges ont tourné autour de ce que tu évoques : les relations texte image, les visées subjectives et objectives, le cadrage et les couleurs. Aussi, tu as vu juste avec la mise en page à fond perdu qui rappelle une photographie, d’ailleurs le format carré est aussi pensé en fonction d’un instantané qui peut ressembler au Polaroïd ou au format plus contemporain que l’on voit sur Instagram. Dans tous les cas, le format est clairement en accord avec l’idée que des instants-souvenirs captés sont évoqués. Comme tu le constates, peu a été laissé au hasard !

Kelly : Je te remercie encore de ces apports ! « Cerise cuite », « Jaune canari », « Poil de chameau », « Fraise écrasée » … Des noms de couleurs remplis d’originalité qui nous invitent clairement à observer finement ce qui nous entoure et en détailler les nuances. Chaque élément semble effectivement minutieusement pensé ! A l’instar d’un tableau, ou d’une « toile pour les aurores boréales », cet album me rappelle de m’arrêter. Pour contempler, écouter, toucher, goûter, ressentir le moment présent et considérer le temps qui passe au gré des saisons… Pour sentir que je vis !

Dans cette chronique, Rachel DeRoy-Ringuette, Professeure en didactique de la lecture et de l’écriture et autrice pour la jeunesse, Université du Québec à Trois-Rivières (rachel.deroy-ringuette@uqtr.ca) échange autour de son travail avec Kelly Moura, Chargée d’enseignement à la Haute école pédagogique Vaud, UER didactique du français (kelly.moura@hepl.ch).