Entretien avec Virginie Martel, premier volet : la littérature de jeunesse à l’ère numérique

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A l’occasion de la semaine d’introduction aux études en Bachelor Primaire, la HEP-Vaud a invité le 28 août dernier Virginie Martel. La Professeure au Département des Sciences de l’éducation à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR-campus Lévis), a donné une conférence sur la lecture à l’ère numérique. Virginie Martel s’intéresse aux questions didactiques liées à la lecture/littératie et aux œuvres jeunesse.

Voie Livres a profité de sa venue pour l’interroger dans ce premier volet (1/2) sur les caractéristiques de la littérature de jeunesse numérique.

Voie Livres : Vous avez tenu une conférence à Lausanne sur l’enseignement au primaire de la lecture à l’ère numérique. Quelle est la situation actuelle de la littérature numérique adressée aux enfants et quelles sont vos observations quant à cette nouvelle littérature ?

Virginie Martel : Au Québec, la littérature de jeunesse numérique est en voie d’expansion. Même si la tendance reste encore timide, surtout pour les œuvres destinées aux enfants plus âgés, le livre sur support numérique est de plus en plus présent et l’offre d’œuvres dynamiques et interactives s’enrichit progressivement. La littérature jeunesse n’est donc pas laissée pour compte dans la croissance technologique actuelle. Pour documenter l’essor de la littérature de jeunesse numérique et favoriser son expansion, le groupe de recherche en Littératie Médiatique Multimodale[1] (LMM), sous la direction de Nathalie Lacelle, est justement engagé dans un projet de recherche. Celui-ci soutient le développement des démarches d’édition numérique jeunesse au Québec en s’appuyant sur les connaissances actuelles en matière de pratiques favorables de production, de diffusion et de réception[2]. Chose certaine, les maisons d’éditions ont avantage à aller au-delà du livre numérisé (qui reproduit pour une lecture sur écran le format papier) pour s’engager véritablement dans le livre jeunesse numérique et toutes les possibilités qu’il permet.

Forcément, l’ère numérique change les choses en matière de lecture, mais elle ne bouleverse pas tout non plus.  Ma grande fille de 14 ans, malgré quelques rares incursions dans le monde du livre numérique, reste très attachée à la lecture d’œuvres en format papier. Ma plus jeune fille de 8 ans est de son côté tout autant intéressée à la littérature de jeunesse « classique » et numérique. Il m’arrive de lire avec elle des livres nativement numériques, des œuvres donc fondamentalement interactives, et elle adore le caractère actif de la démarche de lecture qui y est généralement proposée, le fait qu’elle puisse activer des animations, qu’elle puisse faire des choix, etc… Elle m’a dit un jour que c’était comme un album à rabats, version techno!

Bien sûr, dans les œuvres jeunesse interactives de type fiction littéraire, plusieurs aspects du récit sont récurrents comme les personnages principaux,certains événements ou certains lieux. Toutefois, en fonction des choix d’interactions effectués, le parcours de lecture peut être modifié d’une fois à l’autre, multiplié, sans fin préalablement déterminée. Dans les nouvelles littéracies numériques, les auteurs nous donnent en somme une liberté de parcours de lecture – à laquelle on est moins habitué avec le livre imprimé. De fait, le « contrat de lecture » s’en trouve modifié. Entre autres, le recours à l'audio, marié généralement à de l'animation et à de multiples liens, exige une lecture de tous les modes d’expression, une lecture multimodale (la lecture du texte, mais aussi celles de l’image fixe et mobile et du sons). Et, ce n’est pas parce que les jeunes d’aujourd’hui sont des « digital natives » qu’ils sont dotés nécessairement de compétences en lecture numérique et multimodale. D’où l’importance qu’il y a à en faire un objet d’enseignement.

L’arrivée du numérique peut aussi avoir des répercussions heureuses quant à la motivation à lire. Mon impression est que le numérique peut faire adhérer à la lecture certains qui n’appréciaient pas cette pratique, dans sa version traditionnelle du moins. En revanche, certains lecteurs « classiques » peuvent ne pas s’y retrouver. Aussi, j’espère que la tendance qui va se dessiner sera celle d’une production complémentaire et riche en matière d’œuvres « classiques » et numériques dédiées à la jeunesse. De même, j’espère que les pratiques d’hier et de demain sauront se rencontrer pour bénéficier des avantages de chacune. Ainsi, la maitrise de la compétence à lire du texte (celui présent dans les œuvres en format papier comme les œuvres numériques) continuera d’être nécessaire et recherchée, tout comme l’ensemble des stratégies traditionnellement associées à la lecture, mais transversales d’une œuvre à l’autre (prédire, réaliser des inférences, dégager l’idée principale, surmonter des obstacles de compréhension, etc.). Parallèlement, les compétences plus spécifiquement liées au monde du numérique, dont celles liées à la navigation dans une œuvre interactive ou sur le WEB, et au traitement complémentaire de tous les modes de communication (le texte mais aussi l’image, le son), devront aussi occuper une place centrale dans l’enseignement et l’apprentissage du nouveau savoir-lire.

 

 

VL : Avez-vous quelques exemples de littérature de jeunesse interactive à suggérer et une réflexion sur le type d’activité de lecture qu’elles proposent?

VM : Je pense notamment à la maison d’édition/production « La boite à pitons  » avec qui nous collaborons et à sa collection « Fonfon interactif »[3], pensées pour s’inscrire dans la réalité numérique, à l’adresse des enfants de 3 à 8 ans. Par exemple, nous avons récemment exploité dans le cadre d’un camp numérique organisé en collaboration par la chaire LMM[4] et la BanQ[5], l’œuvre La Reine et-que-ça-saute ! Comme plusieurs œuvres jeunesse numériques, on peut lire soi-même le texte ou l’on peut se le faire lire via une lecture audio. En de multiples occasions dans l’œuvre, il est possible d’activer des  interactions ou des animations et même de réaliser des activitées intégrées (souvent des minis-jeux) liées (étroitement ou non) à l’univers du récit proposé. On peut même dans le cas de cette œuvre récupérer des éléments visuels pour les utiliser ultimement dans la plateforme de création associée.

Il est à noter que pour les lecteurs plus âgés, l’offre parait moins importante. Pour les 11-15 ans, de nombreuses œuvres (dont plusieurs bandes dessinées et ouvrages documentaires) sont numérisés (donc disponibles pour une lecture à l’écran), mais elles ne sont pas interactives et dynamiques. De fait, les œuvres nativement numériques se font plus rares. La concurrence des jeux vidéo et celle exercée par d’autres genres numériques directement accessibles sur internet expliquent peut-être cela. Toutefois, il existe des productions dignes d’intérêt, dont certaines bandes dessinées conçues pour une consommation numérique et/ou disponibles en format papier auquel on greffe des codes QR ou des applications pour accéder à du contenu augmenté. C’est le cas de la BD Anne Franck au pays des Mangas.

Dans les œuvres nativement numériques, il faut cependant admettre que la frontière est ténue avec le jeu vidéo et le film d’animation puisque toutes les possibilités offertes par le numérique et les nouveaux moyens inhérents à la technologie sont convoqués.  Dans ce type d’œuvres, on peut se demander s’il n’est pas nocif pour l’activité de lecture, et la recherche de sens qu’elle sous-tend, de passer de la trame officielle (textes et images liés au récit dominant) à ses compléments interactifs, par exemple un mini-jeu qui permet de trouver des pièces d’or égarées ? D’une part, on sort de la trame narrative (mise sur pause), d’autre part, on active une fonctionnalité qui ne participe pas nécessairement à la dynamique du récit (au contraire, la fonctionnalité pourrait même l’entraver en s’y superposant). Des effets liés à l’immersion du jeune lecteur dans la fiction sont toutefois observables puisque les fonctionnalités se proposent pour la plupart d’investir un moment important de la diégèse.

Avec les œuvres de littérature numérique de ce type, on peut aussi se demander, et plusieurs le font, si face à ce type d’œuvres, on est encore en train de lire et si oui, de quelle manière? Peut-on lire des animations, lire du son ? Pour être au plus près des pratiques actuelles, le groupe LMM préfère désormais parler de réception, plutôt que de lecture, d’œuvres « augmentées ». Aujourd’hui, il est vrai que la lecture au sens classique du terme n’est plus seule dans les activités de saisie et de traitement des œuvres qui sont souvent composées tout autant de textes que d’images et de son. Bien sûr, la question des lectures plurielles ou des modalités plurielles de la lecture est déjà à l’œuvre dès qu’on est invité à lire un livre classique qui repose sur l’articulation texte-image (comme les albums de fiction illustrée dédiés au lectorat jeunesse). Sans être numérique, la lecture d’un livre de géographie est déjà très éloignée de celle d’un roman par exemple puisqu’elle exige d’entrée de jeu la lecture complémentaire du texte et des nombreuses images (illustrations, photographies, cartes, graphiques, etc.) présentes. Cependant, la lecture des œuvres nativement numériques ne peut être que multimodale puisqu’elle repose sur le recours simultané et interactif à plusieurs modes de communication.

Si l’on revient à Fonfon, pour l’exemple, on observe de plus que la réception n’est pas isolée d’autres pratiques du livre numérique: une plateforme de création est à disposition des lecteurs, qui peuvent se faire à leur tour auteur, créer leur histoire. De fait, dans un cadre augmenté, assurément numérique, la lecture est aussi une activité de production : je lis, je m’imprègne et je produis (pour éventuellement partager et diffuser).

 

VL : Qu’en est-il du rôle de l’école ?

Tout cela devrait avoir des implications sur les plans d’études. Dans les programmes de formation, c’est très généralement en classe de français que la lecture est abordée. Or, ultimement, il faudrait intégrer la lecture et ses déclinaisons spécifiques dans toutes les disciplines ! Par exemple, un enseignant d’histoire devrait travailler avec ses élèves la façon dont doit être abordé, pour le comprendre, un manuel d’histoire, composé de titres, d’images, de légendes… , mais aussi un site Internet dédié à un sujet d’histoire, un film, un ouvrage documentaire, etc. Je suis favorable à une école où chaque discipline puisse (et doive) développer des compétences de réception (et de production). La lecture n’appartient pas exclusivement à la discipline « français » et il n’y pas de raison pour que cette discipline se sente volée ou ôtée d’une spécificité.

Les notions de réception et de production (plutôt que d’écriture) élargissent notre conception des compétences de communication et doivent amener tous les acteurs de l’éducation à se sentir concernés par leur développement, notamment à l’ère du numérique.

[1] https://www.litmedmod.ca

[2] Projet soutenu par le Fonds de recherche du Québec- Société de culture (FRQSC), en partenariat avec le Ministère de la Culture et des Communications

[3] http://laboiteapitons.com/collection/interactive/

[4] https://www.litmedmod.ca/chaire-de-recherche-en-litteratie-mediatique-multimodale

[5] Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ)

 

Chronique publiée le 1er octobre 2018