Une auteure de littérature de jeunesse nous parle de son dernier ouvrage. Pour expliciter des étapes de la création, pour dire comment le livre ouvre vers une communauté de lecteur, pour partager, enfin, son rapport à la littérature et au jeune lectorat.

 

 

Dans mon corps…

Je suis heureuse de présenter ici Dans mon corps…, mon dernier album jeunesse, paru en février 2018 aux éditions La Joie de lire. Il ne s’agit évidemment pas de faire la critique de mon propre livre, mais de décrire quelques pistes de travail développées au long de la conception et de la réalisation de cet ouvrage, de raconter les « histoires d’une image[1] », des images qui le composent.

Dans mon corps…

© Mirjana Farkas / La Joie de lire

 

Anatomie(s) imaginaire(s)

 

D’entrée de jeu, Dans mon corps n’est pas un livre documentaire, mais plutôt un parcours imaginaire au fil des émotions et des sensations des enfants. Les liens avec la vraie anatomie sont là, mais comme en transparence. Restent l’idée de circulation interne, l’énergie qui nous meut et la présence d’une multitude de composants.

J’ai tenté de formuler des questions ouvertes, au cours de cette promenade à l’intérieur de quelques enfants. Les adultes s’y retrouveront peut-être ; ils peuvent en tous cas faire l’exercice du « je me souviens » et y récolter des émotions, des ressentis physiques, des maux et douleurs, des plaisirs de leur enfance. Les frontières sont minces entre ces sensations, quand on est petit ; parfois symptômes et sentiments sont entremêlés et il est difficile de les formuler. Je me souviens du mélange de timidité et de crainte diffuse qui teintait de migraine mes dimanches soirs, à la veille de mon cours de piano avec un prof que je n’aimais pas. Je me souviens du mélange de délice confortable et de douleur frissonnante provoqué par la fièvre des maladies infantiles. Je me souviens de maux de ventre quand quelque chose ne me plaisait pas et que je me taisais (je les ai toujours).  Quant aux enfants d’aujourd’hui, j’espère qu’ils trouveront des échos de questions et ressentis personnels dans ces pages.

 

Dans mon corps…

© Mirjana Farkas / La Joie de lire

 

 

J’ai ainsi utilisé ma propre mémoire d’enfance pour écrire et dessiner Dans mon corps… J’ai aussi puisé dans l’apprentissage précieux que j’ai fait auprès d’autres enfants dont je m’occupais l’été, en camp, où une grande attention était donnée aux petits mots comme aux expressions du corps de l’enfant [2]. Je suis bien sûr loin d’être une experte en somatisation, mais souvent l’inconfort trouve soulagement dans l’écoute de l’adulte, dans la capacité de dire. C’est très vrai pour les enfants, pour qui le langage non verbal est essentiel[3]… et ça reste vrai, souvent, en grandissant.

 

Territoire et terrain de jeu

Mon langage non verbal préféré étant le dessin, j’ai souhaité représenter certains états du corps dans ce livre, au carrefour de moments simples et quotidiens (dormir, manger, boire) et de questions complexes (la naissance, la mort, l’héritage génétique, la peur). Avec le temps, j’ai développé une palette de teintes vives et fortes, qui m’animent et vibrent à l’heure de travailler. Je dis parfois que je fabrique mes images, dans le sens où mon dessin se construit petit à petit, à partir de nombreuses pièces et éléments que je fais bouger sur mon écran jusqu’à ce que je sois satisfaite de la composition générale. C’est particulièrement le cas pour cet album, où j’ai travaillé à une série de puzzles, dont les pièces se trouvent toutes mélangées en ouverture et clôture du livre.

Dans mon corps…

© Mirjana Farkas / La Joie de lire

 

S’est petit à petit imposée l’envie de dessiner des scènes riches, détaillées et à la fois simples et synthétiques. J’ai réduit l’arrière-plan à un bain de couleur en lien avec l’ambiance, l’émotion de chaque séquence. J’y ai placé des « enfants-boîtes», grandes silhouettes blanches que j’ai remplies de différents univers en mouvement. L’enfant-ville de la première page ressent son habitat en lui, il devient le plan de sa ville animée, ainsi qu’une invitation à nous rendre attentifs à notre trafic interne, physiologique, émotionnel. Chaque personnage est un petit monde, que je souhaite intrigant et ludique, pour que le lecteur, la lectrice, prenne un temps d’observation et de promenade.

 

Dans mon corps…

© Mirjana Farkas / La Joie de lire

 

 

 

 

Références

Derrière ce projet, il y a bien sûr des références et des influences[4], comme tout d’abord les « livres-maison », où le dessin nous emmène à l’intérieur d’un immeuble, d’une tanière, avec un point de vue de face, en coupe. L’enfant lecteur devient un géant et observe qui fait quoi à chaque étage, les itinéraires domestiques (escaliers, échelles, cheminée, trou de souris), les espaces habités de la cave au grenier. Je pense aussi à des pages dessinées pleines de fourbi, comme une chambre d’enfant en désordre, où fouiner longuement.

© Claudia Palmarucci, Luca Tortolini, Les Maisons des autres enfants, Cambourakis.

 

© Delphine Durand, Ma maison, Le Rouergue

Aux balbutiements de ce projet étaient présentes les planches anatomiques et autres vieilles gravures, comme le livre que je regardais chez ma grand-mère, un livre qui sentait le vieux papier, composé de calques pour décomposer les différents systèmes du corps humain. Enfin, certaines pages de garde où je traînais longuement ; je profite désormais de ma chance de composer des livres pour faire ce plaisir au lecteur – une façon de relire le livre à peine fini, de se promener dans un résumé dessiné. De manière plus large, il y a souvent dans mes dessins quelque chose entre le jeu de cache-cache, les ombres chinoises, le puzzle, le bestiaire.

 

A petit feu

Des premières idées jetées dans un carnet à la publication de Dans mon corps…, trois ans se sont écoulés. Mon rythme de création est lent quand il s’agit de livres. Des étapes au long cours, des hésitations, des longs silences occupés à travailler sur d’autres dossiers pour faire bouillir la marmite, des phases de travail intenses et une accélération quand la date prévue pour transmettre mon projet à la maison d’édition s’approche. Je ne sais pas si je pourrais aller plus vite… peut-être que cette cuisson à feu lent me permet de confirmer au fil du temps la validité de mon projet, le réel intérêt que j’ai à poursuivre son développement jusqu’à sa finalisation.

Mon intérêt pour le regard particulier des enfants, exigeant, attentif au moindre détail, est toujours renouvelé : c’est un regard qui saisit le mouvement au vol, la vivacité des couleurs, l’expression des personnages, le sens et le double-sens, l’humour, un regard qui s’émerveille et comprend, qui n’aime pas la nonchalance ni qu’on le prenne pour un idiot, un regard qui lit les images bien avant l’acquisition de la lecture, un regard qui rit. J’espère que mes images entrent ainsi en dialogue avec leurs jeunes lecteurs, qu’elles ne sont réellement terminées qu’au moment où ils les regardent et se les approprient. Si ce livre leur donnait  envie de chercher en eux-mêmes des petites îles au trésor, des fruits sucrés, des palmiers ombreux, des fleurs multicolores, des ombres chinoises, j’en serais ravie.

 

 

Par Mirjana Farkas, Illustratrice, www.mirjanafarkas.com

Chronique publiée le 19 mars 2018

 

La Joie de lire

https://www.lajoiedelire.ch/livre/dans-mon-corps/

 

[1] Nicolas Bouvier, Histoires d’une image, Zoé, Genève, 2001.

[2] Avec l’association La Belle Toile, Genève

[3] Jacques Salomé

[4] A ce sujet, voir le très beau site Backdrop Atlas et notamment la page dédiée à mon livre Famiglie (ELSE & Orecchio acerbo, 2015) : http://www.backdrop-atlas.com/#atlas629