Lire la bande dessinée, cela s’enseigne ? Entretien outre-Atlantique avec Marie-Hélène Marcoux, enseignante, chercheuse et pédagogue convaincue.
Curieuse de mieux connaitre les outils qui permettent d’analyser la BD, mais également de mieux comprendre les enjeux liés à son enseignement, l’équipe de www.voielivres.ch propose une série de trois chroniques sur le sujet.
Longtemps accueillie par le monde scolaire -parfois même familial- comme une forme de sous-littérature, la bande dessinée a gagné l’intérêt de la didactique du français. Si sa place en classe en tant qu’objet d’enseignement reste timide, sa valeur artistique, l’interaction entre ses dimensions textuelle et iconographique, ses infinies possibilités narratives en font un format littéraire autant passionnant qu’exigeant. Dans un article récent, Raphaël Baroni[1] (AIRDF, 2021) fait le point sur ses vertus désormais communément reconnues. Enseigner la bande dessinée offre la possibilité d’inscrire tous les élèves dans une même pratique sociale : « … il [ce médium] augmenterait de manière significative la motivation des élèves allophones» en permettant aussi aux élèves francophones de mieux comprendre les effets des choix et techniques des auteur.e.s sur leur expérience de lecteurs et lectrices . Viser la compréhension des récits portés et tissés par la bande dessinée, c’est aussi enseigner des stratégies de lecture d’un support dit multimodal et composite au « contexte médiatique de plus en plus marqué ». En 2012, dans l’ouvrage qu’il dirige Bande dessinée et enseignement des humanités, Nicolas Rouvière, témoigne de la prise en compte par les enseignant·e·s des pratiques personnelles du jeune lectorat et des nombreux enjeux didactiques de la bande dessinée. “Littérature vivante”, Nicolas Rouvière montre en quoi les enseignants qui s’en emparent participent de l’enseignement des humanités: “Cette relation plutôt étonnante amène à désacraliser l’enseignement actuel de la littérature pour faire adopter des comportements de réception susceptible de favoriser le goût culturel à la manière de l’expérience artistique relevant des champs des arts plastiques, théâtre et musique.” Relation étonnante ? Pas tant que cela: Nathalie Lacelle, Jean-François Boutin et Monique Lebrun (2017) pensent que les humanités numériques “succèdent selon eux, dans l’ordre des humanités tel qu’il a été défini par Lévi-Strauss (1973), à l’humanisme démocratique du xxe siècle, comme pour mieux signifier sa singularité par rapport à la littératie dite « traditionnelle ».
Vous doutez encore ? Alors écoutez ce qu’en dit Marie-Hélène Marcoux car outre l’enseignement et la recherche, ses missions de consultante et formatrice pour la bande dessinée l’ont amenée à publier deux ouvrages didactiques autour de la bande dessinée (2015 ; 2018). Véritables et très précieux outils pour les enseignant·e·s , www.voielivres.ch vous en parle.
En 2015 et 2018, vous publiez aux éditions Chenelière Éducation La BD au secondaire puis La BD au primaire. Comment sont nés ces deux outils didactiques ?
Comme enseignante, j’utilisais timidement la BD comme amorce ou encore pour consolider une notion, jusqu’au jour où je suis devenue conseillère pédagogique. J’ai alors souhaité proposer la BD aux enseignants que j’accompagnais comme un médium puissant et complet dans lequel viennent s’inscrire plusieurs genres pour travailler la lecture. (D’ailleurs, je propose plusieurs familles de BD dans mes ouvrages.) J’ai donc décidé de créer un atelier de lecture collaborative pour lire l’album Paul au parc de Michel Rabagliati au secondaire. J’ai vécu cet atelier avec des enseignants et ce fut très concluant. J’ai présenté cet atelier dans le cadre d’un colloque et la personne qui allait devenir mon éditrice de Chenelière Éducation était présente. Nous nous sommes rencontrées et je lui ai présenté le projet de La BD au secondaire. En ce qui concerne La BD au primaire, j’ai voulu aller plus loin en proposant de travailler non seulement la lecture, mais les trois compétences en français que sont la lecture, l’écriture et la communication orale.
Selon vous, cette place est-elle la même dans les différents systèmes scolaires francophones que vous connaissez ?
Je n’observe pas de différences importantes entre les différents systèmes scolaires francophones. Partout, il y a des enseignants motivés qui souhaitent « faire de la place » à la BD et d’autres qui n’y croient pas autant. Je pense que si certains enseignants sont réticents à faire entrer la BD en classe, c’est peut-être parce qu’ils ont encore en mémoire la BD de leur adolescence, souvent associée à une lecture rapide et facile, où l’on doit rire. Or, au cours des trois dernières décennies, la BD est devenue un objet littéraire à part entière où l’on peut rire, bien sûr, mais aussi s’émouvoir, être touché, choqué, se reconnaitre par des histoires riches et complexes.
Vous proposez le dispositif de lecture collaborative. En quoi consiste-t-il ?
La lecture collaborative consiste à lire à voix haute en groupe une BD au cours de laquelle l’enseignant provoque les échanges. Les élèves lisent et discutent d’une BD pour former une véritable communauté de lecteurs telle que la conçoit Sabine Vanhulle, c’est-à-dire « non pas une collection d’individus qui sont invités de temps à autre à participer et à donner leur avis, mais comme une communauté d’apprenants, en l’occurrence de lecteurs, qui collaborent intensivement dans une dynamique de construction de sens[2] ». En faisant émerger les représentations des élèves, l’enseignant attire leur attention vers le texte et vers l’image pour faire prendre conscience qu’ils sont au service l’un de l’autre. Trois types d’activités sont possibles : l’activité de questionnement de l’auteur, de questionnement de texte et le raisonnement collaboratif. Je décris et j’explique ces activités dans mes deux ouvrages et je propose des idées pour gérer ces activités en classe. Lire de façon collaborative, c’est lire et se questionner oralement au fur et à mesure de la lecture et non après la lecture par un questionnaire écrit. En fait, en lecture collaborative, il n’y a pas de crayons ni papier, mais un enseignant, une BD et son auteur et des lecteurs. Il sera toujours temps de répondre à des questions (de l’enseignant) seul et par écrit…
Vous privilégiez l’enseignement du langage graphique, jusqu’à une terminologie précise. Pourquoi ?
Pour la simple raison qu’on a besoin d’un minimum de termes pour pouvoir parler efficacement d’une BD. Je propose d’aborder le langage en cours de lecture et non par une activité préparatoire ou un glossaire décontextualisé avant la lecture. À partir des connaissances antérieures des élèves (ils en ont puisqu’ils ont déjà lu des BD pour la plupart), nous abordons précisément le langage graphique en posant des questions ciblées par l’enseignant au fur et à mesure de la lecture. Les questions sont parfois très simples, mais elles permettent aux élèves de s'approprier et ancrer rapidement quelques notion.
Qu’apporte le format BD à l’enseignement des stratégies de lecture ?
Au cours des dernières années, plusieurs chercheurs se sont intéressés à l’enseignement de la lecture. Deux courants se sont précisés : l’enseignement explicite de stratégies de lecture et l’enseignement basé sur la discussion autour du contenu du texte qui permet la co-construction du sens. L’approche que je propose se situe de ce côté, mais j’ai souhaité proposer 9 activités pour travailler l’inférence, le fameux « lire entre les lignes », de façon explicite. La BD est le médium par excellence pour travailler cette stratégie.
Et que désigne la « double lecture » d’une BD ?
On croit souvent que lire une BD demande peu de temps. Il est vrai qu’un lecteur peut décider d’y consacrer moins de temps que pour la lecture d’un roman, mais il risque de passer à côté de l’essentiel. Lire une BD demande une double lecture, celle du texte, mais aussi celle de l’image et de combiner ses deux lectures pour construire le sens de l’œuvre. En d’autres mots, il s’agit « d’instruire l’œil », expression de Groensteen que j’aime bien. La BD apparait alors comme ce que Tauveron[3] appelle d’une part, un texte réticent, c’est-à-dire qui propose des défis de compréhension intéressants pour les élèves et d’autre part, comme un texte proliférant, qui offre de nombreuses occasions d’interpréter.
Parmi les ouvrages que vous citez, quels seraient vos deux coups de cœur pour le primaire ?
- Le mouton qui fait meuh ! Collection Malou, de Morin et Chabin, Éditions Michel Quintin (2014)
Malou est une fée qui inspire confiance au point qu’on vient lui demander conseil concernant un mouton qui beugle. Pour elle, cela ne semble pas représenter un gros problème puisqu’elle se considère d’ailleurs comme différente par son statut de fée amoureuse d’un crapaud. Comme les habitants et le troupeau de ce mouton pour le moins original semblent avoir de la difficulté à accepter cette différence, Malou décide donc d’aller rendre visite au mouton. Le lecteur est convié à prendre part à cette aventure, mais aussi à réfléchir au thème du respect des différences. Magnifique !
- Pour les plus grands : Louis parmi les spectres, de Fanny Britt et Isabelle Arsenault, La Pastèque (2016)
On le sait, l’enfance n’est pas toujours de tout repos. Dès les premières pages, on apprend que les parents de Louis sont séparés à cause de l’alcoolisme du père qui semble très malheureux. Ce thème peut sembler difficile pour les enfants, mais la lecture collaborative permet de présenter des thèmes délicats puisque nous sommes ensemble pour les aborder et en discuter. À lire !
Et pour le secondaire ?
- Chroniques de jeunesse, Guy Delisle, Éditions Pow Pow (2021)
On connait les chroniques de Guy Delisle qui nous font voyager dans plusieurs pays du monde. (D’ailleurs, je vous les recommande !) Le revoici avec une nouvelle chronique, mais qui raconte un épisode qui se passe cette fois à Québec soit ses étés comme étudiant qui travaille dans une usine de papier. Encore une fois, son sens de l’observation est mis à profit pour partager avec le lecteur le savoir-faire d’ouvriers colorés d’une usine de papier et pour raconter quelques anecdotes. Guy Delisle nous fait connaitre un adolescent qui se forme et se transforme sous nos yeux.
- Le petit astronaute, Jean-Paul Eid, La Pastèque (2021)
Naviguant entre la fiction et l’autofiction, Jean-Paul Eid réussit tout en douceur à raconter les souvenirs d’une famille par le regard de l’aînée. Voyant que leur ancien appartement est à vendre, Juliette décide de pousser la porte lors d’une visite libre. Voilà que remontent à la surface bien des souvenirs de la naissance de son frère Tom, deuxième enfant, atteint de paralysie cérébrale, et de la vie de famille qui a changé. En faisant le tour de la maison, pièce par pièce, le lecteur accompagne Juliette dans ses souvenirs où les écueils, les défis, mais aussi les petites victoires sont racontés. Comme elle le dit si bien : « Les maisons, ça sert à fixer nos souvenirs pour les rendre indélébiles ». Le petit astronaute est un album lumineux qui mettra de l’eau dans les yeux de ses lecteurs.
Pour en apprendre plus sur la bande dessinée :
Baroni R. (2021), Apprendre la dimension scripturale de la lecture avec la bande dessinée. La lettre de l’AIRDF, 2021. Numéro 68.
Dupuy C., « Nicolas Rouvière (dir.), Bande dessinée et enseignement des humanités », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 juillet 2012, consulté le 14 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/lectures/8943 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.8943
Nathalie Lacelle N., Boutin J.F.et Lebrun M. (2017). La littératie médiatique multimodale appliquée en contexte numérique — LMM@. Outils conceptuels et didactiques, Presses de l’Université du Québec
Chronique publiée le 14 décembre 2021
Par Claire Detcheverry, chargée d’enseignement (claire.detcheverry@hepl.ch)
[1] Université de Lausanne
[2] Vanhulle, S. (1999). Concevoir des communautés de lecteurs : la gestion de la classe dans une didactique interactionniste. Revue des sciences de l’éducation, 25(3), 651-674.
[3] Tauveron, C. (1999). Comprendre et interpréter le littéraire à l’école : du texte réticent au texte proliférant. Repère, 19, 9-38.