Construire des ponts

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C’est une drôle de gymnastique que celle de l’écriture. Si cette pratique est essentiellement solitaire, elle vise non seulement à tisser des liens avec des lecteurs, mais également à leur permettre d’accéder aux mondes qui peuplent l’imaginaire. Les écrivains sont des bâtisseurs de ponts.

Puisque c’est ainsi que je me plais à imaginer mon travail d’auteure, il aurait été étonnant que je ne tente pas de lier l’une à l’autre les sphères de ma vie : celle de l’écrivaine et celle de la pédagogue. Bien que je sois enseignante pour les élèves du secondaire, j’ai commencé à partager ma passion pour l’écriture avec les tout-petits lors d’ateliers ludiques donnés principalement aux Iles-de-la-Madeleine, un archipel québécois situé au centre du Golfe du Saint-Laurent dans l’est du Canada. D’une saison à l’autre, j’ai dû prendre un pas de recul par rapport à mes méthodes afin d’en tirer l’essentiel pour livrer le secret de mes histoires à mes jeunes apprentis. Cela m’a permis de réaliser que si ma démarche de création oriente les stratégies que je propose aux enfants, elle est aussi nourrie par les ateliers que je vis avec eux. Comme si cela me permettait d’identifier les bases de mes propres processus et de les amener plus loin. De là la réflexion que j’amorce humblement ici, car j’aimerais que celle-ci puisse colorer d’autres pratiques, qu’il s’agisse de créateurs ouverts à explorer de nouvelles approches ou d’enseignants intéressés à faire écrire différemment leurs élèves.

Sur la route des cueilleurs

L’écriture, pour moi, se rapproche de ces trajets sinueux qu’empruntent les cueilleurs sur un territoire. Je l’ai compris en suivant ma tante des Iles dans les prés salés de l’archipel. L’objectif n’était alors pas de nous déplacer d’un point à l’autre, de là les étonnants serpentins créés par nos pas dans les prés, mais bien de remplir nos paniers de canneberges. Tout comme nous l’avons fait elle et moi, écrire, c’est choisir avant tout de récolter. Rêves, souvenirs, rencontres, paroles : qui sait ce qui pourra ensuite nous inspirer.

Nous portons tous en nous quantité de morceaux d’histoires. Ceux-ci sont souvent plus simples que ce que l’on peut imaginer et il ne manque parfois qu’une étincelle pour voir l’inspiration fuser. C’est ce que j’essaie d’inculquer aux enfants lors de mes ateliers d’écriture. Pour y parvenir, je leur fais cueillir toutes sortes d’idées : des personnages, des lieux, des surprises. Je leur propose aussi des photos et des objets susceptibles d’évoquer chez eux des moments particuliers : rubans d’anniversaire, boutons de chemisier, bouts de laine, dinosaures de plastique, étoiles dorées. Il est alors fascinant de voir toute la fantaisie qui en surgit. À vous qui êtes adultes et qui me lisez, pensez que vos tiroirs regorgent probablement de ces artefacts particuliers susceptibles de vous insuffler le parfait nécessaire à rêver.

C’est notamment à la suite d’une collecte que j’ai pu donner vie à un album à paraitre : La caresse de l’ours polaire. Cette année-là, j’enseignais au primaire et parmi les élèves de six ans qui m’étaient confiés se trouvait une enfant bien spéciale. Au cours de chaque journée passée avec elle, je cumulais des bouts de papier sur lesquels je notais à la hâte ses gestes, ses paroles, ses pensées. Sans ces parcelles amassées, jamais je n’aurais pu faire de la magie avec le quotidien de ma petite fée. De là l’importance de toujours avoir avec soi de quoi griffonner pour ne rien perdre des trésors placés sur notre route.

 

La cueillette d'idées pour s'inspirer. Photo : Marie-Andrée Arsenault

Une histoire comme un chemin

Bien entendu, tous mes projets ne sont pas esquissés de la même manière. Il m’arrive d’emprunter différentes voies pour donner sens aux fruits de ma cueillette. C’est entre autres par le dessin que certains récits ont pris forme dans mes carnets, à commencer par le mini-roman La traversée des mers. L’activité aurait pu être bien anodine : l’ébauche rapide d’un sentier en bordure de la plage et des endroits visités par Alma, mon personnage. Ces traits de couleur – de bons vieux crayons de bois retrouvés dans un étui datant de mon école primaire – sont pourtant devenus les racines de toute une saison dans la vie de ma petite Alma.

 

L’été suivant, des dizaines d’enfants ont, à leur tour, dessiné le parcours d’un personnage de leur cru, plaçant le long de celui-ci surprises, alliés et fins surprenantes ou heureuses. Les couleurs sont devenues des mots et ceux-ci ont formé des phrases nous donnant accès à bon nombre de nouvelles aventures. Cette année-là, confortée par la confiance des enfants racontant les histoires prenant vie dans leurs cahiers, je me suis surprise à redessiner un chemin. Le long de celui-ci, deux fillettes laissaient tomber des pierres colorées pour permettre à leurs parents de les retrouver. À bien y penser, c’était là un drôle de Petit Poucet réinventé.

Le parcours d'Alma dans La traversée des mers. Photo : Marie-Andrée Arsenault

 

Marcher sur un fil

De ponts vers l’imaginaire aux dessins de chemins, en passant par les trajets sinueux des cueilleurs, j’ai fait appel à quelques comparaisons pour illustrer ce qu’est pour moi l’écriture. Dans tous les cas, le travail de l’écrivain demeure le même : donner du sens aux idées puisées en les liant par un fil conducteur. L’équilibre à trouver est fragile, de là l’importance de bien sélectionner les éléments à relier. C’est ainsi que j’ai d’abord réfléchi à l’album Des couleurs sur la Grave dans lequel je souhaitais associer deux réalités éloignées : le divorce vécu par des enfants et le chemin de sable reliant deux des iles de l’archipel des Iles-de-la-Madeleine. C’est à force de jongler avec ces images que j’en suis venue à voir en ces bouts de terre, des parents éloignés et dans ce chemin de sable plus fort que les marées, les fillettes par lesquelles le papa et la maman ne seraient jamais complètement séparés.

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La méthode que je présente aux enfants, dans mes ateliers, leur permet de manipuler les idées et rapproche ainsi l’écriture du bricolage. C’est dans cette optique que je confectionne avec mes apprentis des colliers à histoires. Je leur propose toutes sortes de billes colorées classées dans des bocaux identifiés : « Petit pois de princesse », « Vaisseau spatial », « Nuage de guimauve », « Armure de chevalier » …  Le choix n’est pas facile! Une fois sélectionnées, celles-ci doivent être alignées sur un fil doré. L’ordre est important, puisqu’il détermine comment le récit sera raconté. C’est là une belle occasion de faire preuve de créativité pour associer le plus habilement possible les idées à assembler. Et une fois le collier noué et arboré, rien n’empêche de recommencer pour porter avec soi plus d’une aventure à partager. Des adultes préféreront peut-être le carnet au collier, mais j’avoue avoir un faible pour ces bijoux à conter.

L'atelier de colliers à histoires. Photo : Marie-Andrée Arsenault

L’heure de pointe

5 h 47 : c’est l’heure à laquelle je prends l’autobus au coin de ma rue pour me rendre à l’école les matins de semaine. Pour plusieurs, c’est encore la nuit. Pourtant, c’est souvent entre deux arrêts, transportée par le murmure étrange de l’aube, que j’écris le mieux.

Dans le métro, comme à ma table, je me plonge dans mes textes en écoutant de la musique en boucle. En plus de générer des vagues, les mélodies que je choisis me ramènent toujours sur les mêmes rives. C’est là que m’attendent inlassablement les fidèles naufragés de mon imaginaire : des outardes se reposant sur la rivière à l’approche de l’hiver, des poupées de chiffon dans le ventre d’une sécheuse, des jardins engloutis par la mer… tant de fragments épars, de souvenirs retrouvés ici et là dans la course du temps.

Au fil de mes trajets vers le travail, d’un point à l’autre de Montréal, je gonfle des carnets entiers de vies. C’est ainsi que je retrouve mon souffle dans le rythme effréné qui nous est imposé. J’arrête le temps pour me créer un espace de liberté. Entre deux rives, entre deux mondes. Un havre où il est possible de m’ancrer. Ce besoin relève probablement de la nécessité de retenir ce qui fuit, comme la terre friable des Iles-de-la-Madeleine que la mer reprend inlassablement. En écrivant, je m’agrippe aux falaises de mon imaginaire pour empêcher qu’elles ne s’érodent. J’érige des phares témoins de mes rêves, de mes joies et de mes tristesses.

Enfin, certains textes s’écrivent justement dans l’urgence de rallumer les phares. C’est ainsi que s’est imposé à moi Mingan les nuages, un album sur le deuil d’une enfant devant dire adieu à son chat. Contrairement à mes autres livres, je ne suis jamais parvenue à expliquer comment j’ai bricolé celui-ci, les mots s’étant bousculés sur le papier comme les passants à l’heure de pointe. Mais puisque les épreuves et les soucis font partie de la vie, je me dis qu’il faudra bientôt que j’enseigne à mes apprentis qu’il n’y a pas meilleur moyen de tourner la page que d’écrire une histoire à partir de ce que l’on vit. Beau défi pour l’écrivaine comme pour l’enseignante.

 

Chronique publiée le 18 mai 2020

Par Marie-Andrée Arsenault, enseignante et auteure

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Marie-Andrée Arsenault vit parmi les mots. Auteure pour les petits, enseignante pour les grands, elle compte à son actif les titres suivants :

 

La caresse de l’ours polaire, Montréal, D’Eux, à paraitre en 2021.

Un chemin dans la mer, Montréal, La Bagnole, à paraitre en 2021.

Des couleurs sur La Grave, Cap-aux-Meules, La morue verte, 2019.

Mingan les nuages, Montréal, Isatis, 2017.

La traversée des mers, Montréal, Bayard Canada, 2017.

Les souvenirs du sable, Montréal, Bayard Canada, 2014.