Aborder l’écologie au premier cycle ?

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Sur mon île, Myung-Ae Lee, Éditions de la Martinière Jeunesse, 2019©.

 

Le 23 septembre 2019, l’activiste et figure désormais incontournable de la lutte contre le réchauffement climatique, Greta Thunberg, a pris la parole lors du sommet sur le climat de l’ONU à New York. En larmes, elle a prononcé un discours alarmant, dans lequel elle déplore le manque d’action des générations antérieures – trop préoccupées par la croissance économique –  qui laissent désormais les millennials et la génération Z reprendre le flambeau d’un combat qui semble perdu d’avance. Elle a soulevé, en outre, qu’il incombe à présent aux jeunes la responsabilité (trop ?) pesante de trouver une solution à ce qu’elle nomme « extinction de masse ». Cette allocution m’a rappelé un épisode de la série Big Little Lies (HBO©, 2019), récemment visionné et dans lequel la fille de l’une des protagonistes fait une crise d’angoisse suite au message catastrophiste qu’on lui transmet en classe pour sensibiliser au réchauffement climatique. La responsabilité de l’école dans la manière d’aborder l’écologie avec les petit·e·s m’a dès lors interpellée.  En effet, bien que les propos de Greta Thunberg reflètent l’urgence climatique dans laquelle nous sommes, la réaction de panique de ce personnage de Big Little Lies me paraît réaliste – un·e enfant n’est pas nécessairement équipé·e pour recevoir un message aussi pessimiste que celui de la jeune activiste au sujet de la planète. Néanmoins, il paraît essentiel, maintenant plus que jamais, d’aborder les questions écologiques dès le plus jeune âge, afin de sensibiliser les petit·e·s au tri, au respect de la nature, etc. Dès lors, quelle posture adopter en tant qu’enseignant·e face à une question de cette envergure ? Il semblerait que pour l’aborder en classe, la littérature jeunesse a aussi son (modeste) mot à dire…

Sur mon île, de Myung-Ae Lee, paru en 2014, puis traduit du coréen pour le public francophone en 2019, est un album jeunesse dédié aux enfants dès 6 ans qui me semble offrir un compromis intéressant pour sensibiliser les enfants aux questions écologiques de manière esthétique et subtile, sans tomber dans un discours trop moralisateur. En l’occurrence, l’album relate l’histoire d’une île particulière, habitée par de nombreux animaux qui y côtoient de près les déchets plastiques déversés par l’Homme. Au fil de l’histoire, écrite à la première personne, on découvre d’une part que le protagoniste est un oiseau, d’autre part que l’île en question est en fait une plaque de déchets accumulés sur l’océan. L’horizon d’attente entourant le mot « île » (naturel, paradisiaque, idyllique) évolue tout au long de l’album pour finalement renvoyer au désastre écologique en partie lié à la surconsommation à travers le monde. Un texte introductif inséré en épigraphe explicite la réalité représentée de manière esthétique et poignante dans l’album.

 

Sur mon île, Myung-Ae Lee, Éditions de la Martinière Jeunesse, 2019©.

Le génie de Sur mon île, c’est notamment qu’il est écrit en « je », mais dans une focalisation qui semble externe. Ainsi, à travers les planches, c’est le petit oiseau qui nous guide, tandis que les illustrations offrent des prises de vues plus larges sur les différents aspects de « l’île ». Nous sommes donc dans une narration à la fois subjective et objective, qui permet aux enfants de s’identifier au « je » qui raconte, tout en étant en mesure d’interpréter des éléments significatifs de l’iconographie.

Une île colorée, une île triste…

L’album, en noir et blanc, use de la couleur pour livrer son message central : l’envahissement du plastique et sa menace sur l’écosystème des animaux marins. L’esthétique particulière joue avec les codes chromatiques, afin de visuellement marquer l’urgence et la tristesse de la situation. Ainsi, les animaux et la nature sont dépeints dans les tons gris, austères, tandis que le plastique et tout ce qui relève de l’univers de consommation de l’Homme sont représentés avec des couleurs vives. Comme pour marquer que les objets fabriqués puis consommés – le plastique en particulier – sont esthétiquement beaux, mais néfastes pour la biodiversité, la couleur fait « tache » avec l’environnement naturel des animaux marins. En ce sens, l’avant-dernière planche interpelle, car on y découvre une île entièrement artificielle, faite de plastique. La nature, représentée par les oiseaux gris/noirs, est complètement prise d’assaut par un plastique coloré, qui détonne avec les nuances naturelles de l’écosystème maritime.

Sur mon île, Myung-Ae Lee, Éditions de la Martinière Jeunesse, 2019©.

De même, sur les deux planches centrales de l’album, les différents animaux sont illustrés en prise avec les déchets, qui usurpent leur espace vital. Chacun des animaux « curieux de savoir ce que sont ces petites choses de toutes les couleurs » est représenté en difficulté face aux objets qui ne relèvent pas de son environnement naturel. La curiosité de l’espèce animale, à l’image d’enfants souhaitant explorer l’inconnu, est rapidement sanctionnée sur la planche suivante : « Quelquefois, il y a même des amis qui restent emprisonnés à l’intérieur. ». Ainsi, ce qui peut être interprété comme une activité innocente et sans conséquence sur la première planche aboutit à un drame dans la seconde, suggérant de manière subtile le danger que les déchets représentent pour ces êtres vivants. L’illustration et le discours à la première personne organisent le message de telle sorte que l’enfant comprend le sérieux de la problématique des déchets. Ainsi, il·elle peut être sensibilisé·e, à l’aide de l’enseignant·e, à l’importance du tri et de l’impact plus global du plastique sur la nature, à partir de l’exemple des animaux illustrés. Les dessins rendent visuelle la menace des déchets pour la biodiversité – problème qui peut ensuite être abordé avec les petit·e·s de manière à les rendre sensibles à la cause, sans pour autant les alarmer.

Sur mon île, Myung-Ae Lee, Éditions de la Martinière Jeunesse, 2019©.

 

Pédagogie par l’exemple

Le langage simple et le point de vue subjectif utilisés dans l’album participent à dépeindre une situation dramatique, en évitant en effet le ton alarmiste et moralisateur. Le constat dressé est plutôt un constat de tristesse, appuyé par les tons gris, ainsi que par la planche représentant l’oiseau protagoniste. En haut d’une pile de déchets, qui l’entourent et l’empêchent de faire usage de son bec, l’oiseau symbolise une réalité affligeante, à laquelle seul un engagement écologique important pourrait remédier.

Sur mon île, Myung-Ae Lee, Éditions de la Martinière Jeunesse, 2019©.

L’auteure et illustratrice fait mention de cet engagement : « parfois, des gens viennent en grand nombre pour les enlever ». Le message semble néanmoins clair. Tant que l’on continuera de consommer de la même manière, les efforts resteront vains : « …mais l’île se remplit aussitôt d’encore plus de choses de toutes sortes ». L’engagement écologique doit dès lors être doublé d’une redéfinition de nos besoins de consommation, et ce dès le plus jeune âge. En ce sens, sans faire culpabiliser les enfants ni leur faire peur, l’album se présente comme une occasion d’aborder l’impact des actions individuelles à plus large échelle. Plus spécifiquement, Sur mon île ouvre la voie à une pédagogie par l’exemple, puisqu’il permet à l’enfant de suivre l’oiseau protagoniste, montrant l’impact des déchets sur son habitat. En se décentrant et en adoptant le point de vue du « je » oiseau, l’enfant comprend la gravité de la situation. À partir de là, l’enseignant·e peut dans un premier temps rester dans l’univers de l’histoire relatée et aborder avec les élèves la problématique au sein du cadre fictionnel. Puis, dans un deuxième temps, il·elle peut s’en éloigner pour élargir l’horizon et sensibiliser les enfants aux dimensions écologiques accessibles à leur âge, telles que le tri, les habitudes de consommation et d’alimentation, le respect de la nature, etc. – sensibilisation inscrite d’ailleurs dans les programmes romands. L’univers foisonnant de la fiction ouvre le champ des possibles pour aborder des problématiques d’actualité en classe, en créant notamment un espace privilégié de discussion autour de sujets sociétaux délicats. En passant par la narration, l’album jeunesse de Myung-Ae Lee permet d’introduire l’écologie de manière poétique et subtile à l’école, en évitant d’accabler les petit·e·s avec des messages trop défaitistes, anxiogènes ou susceptibles de les sortir trop tôt des douceurs de l’enfance !

Sur mon île, Myung-Ae Lee, Éditions de la Martinière Jeunesse, 2019©.

 

 

Par Violeta Mitrovic, assistante-diplômée à la HEP Vaud, violeta.mitrovic@hepl.ch

Chronique publiée le 14 octobre 2019