La (trop timide) place des livres en classe et à l’école

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L’annonce, par le ministre de l’Éducation du Québec, d’investissements pour « garnir » les bibliothèques scolaires de la province semble, à première vue, une bonne nouvelle : enfin, de l’argent sonnant pour l’achat de livres dans les écoles après plusieurs années de vache maigre! Avant de trop s’emballer devant une telle annonce (qui est assurément un pas dans la bonne direction), voyons ce qu’est l’état actuel de la place des livres dans les écoles primaires québécoises, à la lumière des résultats d’une recherche récente (Lépine, 2017*). Les résultats présentés ici pour un contexte bien spécifique peuvent être interprétés à la lumière de travaux récents provenant d’autres pays de la francophonie, notamment de la Suisse (Thévenaz-Christen et al., 2014).

Dans le cadre d’une vaste enquête, nous avons donc interrogé 518 enseignantes et enseignants des trois cycles du primaire sur leurs pratiques et leurs conceptions relatives à l’enseignement de la lecture et de l’appréciation des œuvres littéraires. Comme pour l’enquête réalisée en contexte genevois par l’équipe de Thévenaz-Christen (2014), plusieurs résultats fort encourageants en sont ressortis (notamment quant à la diversité des activités mises en place autour de la lecture), mais de nombreux défis restent à relever.

Bien que les enseignantes et les enseignants du primaire déclarent en majorité utiliser des œuvres littéraires en format papier pour enseigner la lecture/appréciation au primaire, près d’une personne interrogée sur deux :

1) identifie, comme besoin prioritaire dans son enseignement, avoir un meilleur accès aux œuvres littéraires (45,9%);

2) estime n’avoir pas accès facilement aux œuvres littéraires directement dans sa classe (43,7%);

3) souligne avoir moins de 100 livres en format papier en classe (44,2%).

Pour une vingtaine d’élèves dans un groupe-classe du primaire, on se retrouve donc avec quatre-cinq livres par élève pour une année entière d’enseignement (et rappelons que le français occupe environ neuf heures d’enseignement par semaine au premier cycle, soit près de deux heures par jour, et sept heures aux deuxième et troisième cycles... et que les livres sont sources d’apprentissage dans toutes les disciplines scolaires). Il faut aussi noter que l’état des bibliothèques scolaires, bibliothèques scolaires qui pourraient en partie pallier ce problème, est bien inégal sur le territoire québécois.

D’importants travaux américains indiquent que non seulement les bibliothèques scolaires doivent être bien garnies mais que chaque classe devrait être équipée d’un minimum de 500 livres en format papier pour développer le gout de lire et la compétence à lire des textes variés de jeunes lectrices et lecteurs. Au Québec, seul un enseignant sur dix déclare en avoir 500 et plus dans sa classe. Neuf classes sur 10 du primaire québécois n’atteignent donc pas ce seuil considéré comme minimum.

Par ailleurs, les résultats de notre enquête montrent que les quelques livres disponibles en classe sont généralement placés dans un coin-lecture et dans des bibliothèques de classe, mais qu’environ la moitié des classes (52,1%) n’a pas de telle bibliothèque et que, plus on avance dans le parcours scolaire, moins les coins-lecture sont présents (plus de 40% des classes des deuxième et troisième cycles du primaire n’en ont pas).

Il faut souligner que la situation dans les écoles secondaires n’est pas plus reluisante : les enseignantes et les enseignants qui y travaillent se sentent très limités dans leur choix d’œuvres, car ils dépendent des livres et des collections présents à la bibliothèque de leur établissement (Dezutter et al., 2012). Cette situation est vraie pour les livres en français, mais aussi pour les livres publiés dans les autres langues qui sont enseignées au fil de la scolarité obligatoire.

Devant de tels constats, tant les universitaires que les enseignantes et les enseignants se questionnent, comme le font des gens engagés dans des collectifs ou des organismes comme De mots et de craie, sur le peu de budget alloué aux livres, aux œuvres littéraires en format papier et aux lieux pour stimuler le gout et le plaisir de lire des élèves. Pourtant, des projets de recherche-action financés ces dernières années par le gouvernement du Québec et menés dans différents contextes, entre autres autochtones (Blaser, 2016-2020) ou défavorisés (Lépine, 2019-2022), confirment toute l’importance de la proximité physique des livres, directement dans les classes, pour engager les élèves dans des activités de lecture qui sont les plus authentiques possibles. Des travaux suisses ont aussi mis de l’avant l’importance des livres pour enseigner la lecture au fil de la scolarité obligatoire (Thévenaz-Christen et al., 2014).

Nous savons enfin que les personnes qui enseignent paient trop souvent elles-mêmes les livres présents dans leur classe et doivent user d’astuces pour donner le gout de lire à leurs élèves malgré des ressources limitées. Au Québec, être dans une classe bien garnie en livres, au XXIe siècle, demeure un jeu de loterie : dans une même école, on peut trouver des classes équipées de plus de 1000 livres et d’autres de moins de 50… Qu’en est-il, dans ce contexte, des inégalités scolaires et sociales qui en découlent?

Parce que nous œuvrons toutes et tous en milieu universitaire ou en milieu scolaire, mais surtout parce que nous sommes des citoyennes et des citoyens se préoccupant de la situation, nous interpelons haut et fort les ministres de l’Éducation : à quand un investissement massif pour équiper TOUTES LES CLASSES en livres et en mobilier pour donner le gout de lire une fois et pour le reste de la vie À TOUS LES ENFANTS, sans exception?

Ce texte est appuyé par un collectif de chercheuses et de chercheurs en didactique du français (Collectif CLÉ) et des équipes d’enseignantes et d’enseignants de diverses commissions scolaires, dont la liste suit en ordre alphabétique :

Martine Arpin, Julie Babin, Anick Baribeau, Marie-Christine Beaudry, Josiane Bergeron, Annie Bineau, Christiane Blaser, Françoise Bleys, Jean-Philippe Boudreau, Ginette Bousquet, Isabelle Carignan, Simon Collin, Godelieve Debeurme, Louis Desmeules, Olivier Dezutter, Jan-Sébastien Dion, Christiane Donahue, Érick Falardeau, Stéphanie Gauvin-Sasseville, Marlyn Grant, Corinne Haigh, Manon Hébert, Anne-Marie Kallemeyn, Guillaume Lachapelle, Constance Lavoie, Lucie Libersan, Marie-Andrée Lord, Eliane Lousada, Sunny Man Chu Lau, Patricia Marchand, Julie Myre Bisaillon, Yves Nadon, Diane Ouellette, Véronique Parent, Manon Poulin, Isabelle Robert, Cécile Sabatier, Marion Sauvaire, Nathalie Spanghero-Gaillard, Lynn Thomas, Ophélie Tremblay, Élaine Turgeon, Carine Villemagne, François Vincent.

 

La thèse de doctorat dont sont issus les résultats présentés dans l'article sont consultables à l'adresse suivante :

Par Martin Lépine, Ph. D. (martin.lepine@usherbrooke.ca), Professeur en didactique du français, codirecteur du Collectif CLÉ, Département de l’enseignement au préscolaire et au primaire, Faculté d’éducation, Université de Sherbrooke (Québec).

Chronique publiée le 7 octobre 2019