Quand l’album jeunesse invite à réfléchir à l’écologie
Récemment, j’ai acheté le livre « L’insolente, dialogues avec Pinar Selek »[1], biographie de la militante turque Pinar Selek, antimilitariste, féministe, écologiste, pour ne citer que quelques-uns de ses engagements. Au cours de ma lecture, j’ai appris qu’elle avait notamment écrit un conte pour enfant : Verte et les oiseaux. Le hasard fait donc extrêmement bien les choses puisque je venais de proposer de faire une critique de livre de jeunesse et que je cherchais « la » bonne idée !
Quand Verte et les oiseaux m’est parvenu, je me suis pourtant, demandé si c’était vraiment un conte pour enfants. Les dessins sont linogravés et ressemblent davantage à des petites œuvres d’art qu’à des dessins d’illustration, le thème me parait finalement un peu déconnecté des préoccupations des enfants : les oiseaux sont affolés car des humains, Verte et sa Grand-mère, ont appris leur langage, mettant leur sécurité en péril. « Est-ce que les enfants questionnent les conséquences de leur acte ? », me dis-je. J’en vins à me demander si je n’avais pas plutôt un conte philosophique sous les yeux, écrit par une militante pour dénoncer l’empreinte toujours plus désastreuse de l’Homme sur la Nature, sous couvert d’une jolie histoire pour les enfants.
Pourtant, depuis des mois on ne cesse d’entendre Greta Thunberg parler de sa peur face au déclin du monde qui l’entoure et les rassemblements de lycéens et collégiens fleurissent partout sur le globe. Si ce livre est destiné à des lecteurs plus jeunes que Greta Thunberg (pour les 11-13 ans), il pourrait toutefois faire écho aux angoisses naissantes ou déjà bien installées de ce jeune lectorat, préoccupé par leur empreinte écologique, l’avenir de la planète et le leur.
Deux histoires en un conte
Tout commence dans la panique : les oiseaux craignent pour leur survie depuis que des humains ont appris leur langage. Comment continuer à vivre libre et en sécurité si les humains, en plus d’investir leur habitat naturel, s’emparent aussi de leur langage ?
La perturbation à l’origine de ce récit semble bien venir des humains. Point d’ogre affamé ou de roi tyrannique qui chamboule l’ordre établi ici : le coup de pied dans la fourmilière vient de Verte et sa Grand-mère qui, même si elles ne veulent aucun mal aux oiseaux, mettent en péril ces derniers qui ne pourront, si leur langage est connu des humains, plus se protéger.
Ce nœud narratif se résout rapidement lors d’un conciliabule avec les deux femmes et Vague, la très sage mouette venue des Mers du Sud. Verte et sa grand-mère promettent de n’enseigner leur langue à personne d’autre (p. 24 sur 59). Mais cette promesse fait d’elles deux êtres humains à part car de manière générale, « les humains veulent tout posséder » (p. 18), surtout ce qui ne leur appartient pas.
Ainsi, l’Homme et son attitude de conquérant, voire sa volonté de tout coloniser (p. 21) sont, dès les premières lignes du conte, pointés du doigt.
Cela force indéniablement le lecteur à porter le regard, voire peut-être à ouvrir les yeux, sur la place qu’il occupe dans le monde et à faire son propre bilan : quelle est ma part de responsabilité dans les événements (bons ou mauvais) qui se produisent autour de moi ? Le premier enseignement, la première morale de ce conte est de mesurer la portée de ses actes : pas question de remettre la faute, ici, sur un perturbateur externe horrible ou monstrueux (un loup, des parents qui abandonnent leurs enfants en forêt ou de vilaines sorcières). Ce sont bien, en effet, des personnes dont l’humanité et la bienveillance ne sont pas remises en question dont il s’agit. Voilà donc une morale qui responsabilise le lecteur d’emblée et qui le repositionne sur l’échiquier global : c’est un prédateur, même s’il n’agit pas volontairement comme tel et il est bon qu’il prenne en compte cela pour agir « au mieux ».
Le deuxième nœud narratif que l’on retrouve dans ce livre est un peu plus « classique » en termes de construction. La situation initiale est la même : Verte, sa grand-mère et les oiseaux coulent des jours heureux en symbiose, sans que personne ne se rende compte qu’elles communiquent avec les volatiles. Arrive soudain le jour où Verte ne vient plus voir sa grand-mère car elle a été vendue par son père comme servante à des gens fortunés qui la battent et la retiennent captive.
L’élément déclencheur retrouve de sa monstruosité (un père indigne et de « mauvais riches »), même si toutefois on insiste pour dire que ce sont bien des humains à l’origine de ces méfaits, comme le rappelle la grand-mère quand elle explique aux oiseaux ce qui est arrivé à sa petite-fille : « Nous, les humains, sommes plus forts que vous, nous pensons même être plus intelligents que vous, mais il se passe de très mauvaises choses entre nous. Des choses que vous ne pouvez même pas imaginer (p. 27) ».
Dans la suite de l’histoire, les oiseaux viennent en aide à la petite fille et parviennent à la sauver. La liste des adjuvants est diversifiée : ce sont des pigeons qui la retrouvent, un aigle d’Australie, Queue Pointue qui vient la chercher à l’aube et l’emmène se cacher sur une ile, loin de toute vie humaine sur l’île aux Sourires, le paradis des oiseaux.
Là, elle est accueillie par Madame Cormoran Souriante et Verte vit d’amour et d’eau fraiche au milieu des oiseaux. Verte et sa grand-mère communiquent en s’envoyant des lettres, que les oiseaux transportent de bec en bec.
Au-delà de la « happy end », la difficile question philosophique ?
Bref, tout va bien dans le meilleur des mondes. Et on a bien là tous les ingrédients du conte, aboutissant à une situation finale aussi paisible : un élément déclencheur vient perturber une situation initiale calme, des événements extraordinaires se produisent (un aigle transporte une petite fille sur des kilomètres…), les péripéties s’enchainent jusqu’à mener à une fin heureuse.
De plus, le lecteur prend connaissance de l’histoire de Verte, de sa grand-mère et des oiseaux grâce à un conteur qui se propose de relater cette histoire. En effet, le début du conte s’ouvre avec l’allocution d’un corbeau qui interpelle le lecteur à la deuxième personne du pluriel : « Mais le mieux c’est que moi, Corbeau Boiteux, je vous raconte tout depuis le début… » (p. 8) On retrouve bien ici dans l’une des caractéristiques du conte : la transmission orale.
En outre, l’ancrage temporel n’est pas défini « c’était la première fois qu’il y avait une telle pagaille » (p. 8) ; quant à l’ancrage spatial, il est imaginaire !
Et en ce qui concerne les illustrations, mêmes si elles ont des airs d’œuvre d’art, elles sont relativement simples en ce qu’elles représentent souvent un ou deux protagonistes, sans grand décor ou paysage pour agrémenter l’ensemble. Et puis ils sont tous en vert et blanc, renvoyant au prénom de Verte. Comme si ces dessins renforçaient la seule caractéristique de la fillette : Verte est l’amie de la nature et des animaux, elle est du côté du « bien ». Comme Candide qui n’est que crédule, Verte ne serait qu’écologiste.
En dépit des apparences simples que peuvent donner à voir ces images, le dénouement donnera pourtant de la profondeur aux personnages et au conte, genre qui sépare parfois la multitude des personnages en deux camps très distincts et opposés.
D’ailleurs, le conte ne s’arrête pas tout à fait sur cette fin heureuse. Verte se met à dépérir sur son île. Maintenant qu’elle sait de quoi les humains sont capables, maintenant qu’elle a vu que certains enfants sont condamnés à servir d’autres humains dans des conditions épouvantables, comment peut-elle continuer sa vie normalement, elle qui a bénéficié d’une aide extraordinaire et qui vit désormais loin de tout conflit sur une île paradisiaque ? A-t-elle seulement le droit de profiter de ce bonheur, n’est-ce pas injuste pour tous les autres enfants ? « J’ai vécu dans cette maison, il ne faut pas que d’autres le vivent. Je veux les sauver », explique-t-elle à Madame Cormoran (p. 45).
Arrive ainsi la deuxième prise de conscience, pour Verte et pour le lecteur : peut-on vivre en sachant que d’autres souffrent partout ailleurs ? Quand on sait que certains somment les enfants de « finir leur assiette car ils pourraient nourrir une famille en Afrique avec ce qui reste », on comprend qu’il est parfois difficile pour certains enfants de ne pas culpabiliser d’avoir « la chance qu’ils ont ».
Pour Verte, la situation est intolérable. Alors, candidement, elle demande à Cormoran de sauver tous les malheureux de ce monde : avec tous les oiseaux, ils pourraient les secourir et les emmener sur d’autres îles cachées. Quel enfant n’a jamais pensé qu’on pourrait aider tous ceux qui souffrent de famine en leur partageant « simplement » de la nourriture ?
Verte apprend qu’on ne peut pas enlever des enfants malheureux partout dans le monde « pour les protéger » sans déclencher de guerre entre oiseaux et humains (p. 47). Même si les intentions sont louables, les conséquences seraient dramatiques. Ainsi, elle va devoir vivre, sans se morfondre ou se laisser dépérir, avec le poids de cette prise de conscience.
Voilà l’ultime opposant que va devoir affronter Verte dans sa quête d’une vie heureuse : la tristesse et le mal-être qu’elle vit.
Peut-être est-ce ce questionnement existentiel auquel aucune réponse ne viendra pleinement répondre qui fait entrer ce conte dans une forme un peu plus proche du conte philosophique.
Trouver sa place pour agir à son échelle
Ces prises de conscience peuvent laisser l’enfant dans un état de détresse parfois terrible. Certains diront alors que ce livre sera trop brutal dans son questionnement, dans son enseignement. Et en effet, l’enfant se retrouvera à interroger son rôle dans le monde et devra accepter son impuissance à « réparer » ses méfaits, ce qui sera peut-être terrible pour lui.
Pourtant, je suis persuadée, comme nous le montrent aujourd’hui le combat et la mobilisation de Greta Thunberg, que ces questions émergent dans l’esprit des enfants bien avant qu’on ne le soupçonne et que ce qui serait angoissant ce serait plutôt de les laisser sans réponse. Or, grâce à ce livre et grâce au cheminement de Verte, ils auront un exemple de fin heureuse et un début de solution : certes, on ne peut pas changer le monde, mais on peut agir à son échelle. Verte commence à aider des oiseaux blessés. Elle fait en sorte de faire le bien autour d’elle, même si elle ne peut pas tous les sauver ni empêcher « les forêts de brûler, l’air d’être pollué… » (p. 50).
Verte a tout simplement compris ses limites : « Je sais ce que je suis capable de faire et ce dont je ne suis pas capable ». Elle va pouvoir faire les actions à sa mesure car elle a trouvé sa place. Elle ne veut plus être ce qu’elle n’est pas. Tel est bien l’enjeu des enfants lorsqu’il leur est demandé de grandir : prendre conscience de leurs limites, trouver leur place et comprendre que le monde n’est pas un conte, fait de « bons » et de « méchants » qu’il suffirait de séparer.
Verte et les oiseaux remet de la complexité dans ce qui est souvent présenté comme binaire. Oui l’homme a une influence sur le monde qui l’entoure, oui c’est un « prédateur », « un dominant » mais cet impact n’est pas forcément que négatif (Verte et sa grand-mère aident et soignent aussi des oiseaux). L’Homme, conscient de ses responsabilités peut, sans culpabiliser pour tous les maux de ce monde, faire fleurir son environnement plutôt que le saccager sans complexe. Ainsi, dans ce conte, Candide n’est plus candide puisqu’elle appréhende le monde dans la multitude de ses facettes.
[1] G. Gamblin, L’Insolente, dialogues avec Pinar Selek, Editions Cambourakis, coll. Sorcières, 2019.
Par Joséphine le Maire, journaliste
Chronique publiée le 28 octobre 2019