Une lecture graphique des contes rascaliens  (partie 2 : Les Trois Petits Cochons

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Rascal (2012). Les trois petits cochons, Paris : Ecole des loisirs. © 

Dans Les Trois Petits Cochons, Rascal propose à nouveau une narration visuelle riche, truffée d’indices graphiques semés avec brio. Cette chronique présente une lecture graphique du conte par le biais des différentes imageries utilisées. Les traitements visuels du loup et des cochons nous intéresse particulièrement : il prouve tout particulièrement l’habileté de Rascal à jongler avec divers styles de représentations ce qui apporte de l’intérêt, de la précision et même de l’humour au conte.

Un loup en toutes lettres…

Tout au long du livre, la représentation du loup est iconique. La typographie est considérée comme une image. On peut l’affirmer du fait que l’écriture est littéralement intégrée dans l’illustration et par la manière dont est reproduit le mot loup, s’adaptant visuellement au contenu narratif. Plus le loup avale de victimes, plus la forme typographique devient imposante. Non seulement cette utilisation du mot illustre l’idée que le loup mange les cochons et donc grossit, mais elle sert aussi, visuellement, à rythmer l’édition. Un tel choix graphique n’est pas anodin : il permet de ne pas réduire le loup à un animal et pour laisser la possibilité au lecteur de se représenter le loup qu’il désire, notamment en mobilisant son répertoire illustratif, puisque le loup est un personnage-type largement représenté dans la littérature de jeunesse.

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Rascal (2012). Les trois petits cochons, Paris : Ecole des loisirs. © 

Par ailleurs, on peut associer la fonte choisie à une écriture scolaire (à la main, en liée et à la plume), ce qui facilite le lecture du mot par l’élève. Celui-ci est effectivement en terrain connu, il peut aussi faire le lien avec son propre apprentissage de l’écriture. Ce choix de graphie est certes susceptible de renvoyer au public visé par l’ouvrage de Rascal, mais permet également de s’interroger sur l’adéquation entre la graphie choisie et les caractéristiques du personnage qu’elle représente. Une écriture enfantine peut-elle servir à représenter un loup cruel ? Ou vise-t-elle à masquer la vraie nature du personnage, en suggérant sa capacité de ruser pour tenter de faire sortir le troisième petit cochon de chez lui ? La graphie enfantine comme forme de déguisement ? La question d’une association adéquate entre la symbolique d’un animal et une police de caractère peut également être pensée de manière plus globale à l’aune d’activités visant à sensibiliser les élèves à l’esthétique typographique (voir la proposition d'activité décrite plus loin dans cette chronique et illustrée par des exemples d’associations dont la pertinence reste toujours discutable).

Ce type d’imagerie typographique offre une double page d’illustrations particulièrement intéressante : la représentation verticale du loup en lettres qui tombe dans le conduit de la cheminée et rend le mot difficilement lisible. Certes, le lecteur peut toujours tourner le livre pour déchiffrer le mot avec plus d’aisance. Toutefois, l’intérêt d’une telle représentation, outre le fait d’inciter le lecteur à manipuler le livre, semble résider ailleurs. Cet ensemble de lettres, illustré verticalement, conduit l’œil à interpréter le mot comme une masse visuelle pour l’assimiler définitivement à une image. Ce procédé pousse le lecteur à reconsidérer le statut du mot qui fonctionne dans ce récit de manière atypique, d’autant plus que cette série de contes rascaliens – ne l’oublions pas – se distingue par une absence de texte.

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Rascal (2012). Les trois petits cochons, Paris : Ecole des loisirs. © 

… pour sensibiliser les élèves à l’art de la typographie 

La représentation du loup en toutes lettres, dans une typographie enfantine, peut servir d’occasion pour initier de jeunes enfants à l’esthétique graphique. Le choix de police d’écriture est effectivement un élément essentiel de la communication visuelle. Ce qui définit une typographie est sa classification (système inventé par Maximilien Vox en 1952), l’histoire de son utilisation ou encore, plus subjectivement, son allure générale. Comme les élèves ne sont pas graphistes, c’est uniquement ce dernier élément qui nous intéresse : l’allure générale. On pourrait imaginer un exercice d’association pour laisser parler le feeling visuel des élèves. L’idée est de distribuer des pictogrammes (si possible non stylisés, pour ne pas brouiller les pistes) et de demander aux élèves d’associer chacun des animaux avec une police de caractère. Le tout pourrait avoir la forme d’un simple jeu de cartes. Les formes typographiques seraient assimilées soit à l’apparence de l’animal, soit à son attitude. Cet exercice serait une façon de sensibiliser les élèves à l’interprétation des formes typographiques en leur donnant des clefs de compréhension graphique. En exemple ci-dessous, une liste d’animaux et de typographies avec pour chacune des composantes, un adjectif qui aide à définir l’association. Ainsi, le lion pourrait être associé à la police Didot, du fait que l’animal et la typographie choisis sont tous deux distingués, classiques (cf. exemple 1). Le choix des caractéristiques (police et animal) ainsi que leur association sont bien évidemment discutables et doivent, comme toute interprétation, pouvoir se justifier, notamment par une sélection d’adjectifs pertinente qui tienne compte à la fois de la symbolique animale et des spécificités typographiques (forme, hauteur, épaisseur, ... des lettres).

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Trois petits cochons tout en couleur

L’autre exemple de narration graphique que contient le conte de Rascal est la manière de représenter les cochons. Tout au long du récit, le traitement de ces derniers évolue.

Au sein du récit, les trois petits cochons font leur première apparition ensemble - dans le ventre de la truie : ils sont tous blancs. Puis, chacun est ensuite illustré à l’aide d’un aplat de couleur différente (jaune, vert et rouge). On les aperçoit partir de la maison familiale – sous l’œil de maman truie – pour construire leurs propres maisons. Ils sont dès lors individualisés et ne figureront plus ensemble sur une même double-page.

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Rascal (2012). Les trois petits cochons, Paris : Ecole des loisirs. © 

La troisième représentation des cochons est la plus intéressante. Par leur positionnement dans la page, mais aussi par le contenu informatif qu’ils délivrent, les cochons tiennent lieu de légende ou de note en bas de page. Le traitement visuel des deux premiers cochons constitue une référence aux techniques de découpe de viande des bouchers. Rascal fait ainsi une allusion – pouvant faire sourire le lecteur – au sort que réserve le grand méchant loup aux deux cochons. Le cochon rouge, celui qui a construit la maison en pierre, garde le même aplat que sur les pages précédentes, puisqu’il ne connaîtra pas le même sort que ses deux frères. Au contraire, c’est lui qui mangera le loup…

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Rascal (2012). Les trois petits cochons, Paris : Ecole des loisirs. © 

Enfin, la représentation visuelle des trois petits cochons se trouve également sur l’objet-livre avec le rappel des trois couleurs associées à chaque cochon dès la 1ère de couverture. Celle-ci représente les trois cochons – un jaune, un vert et un rouge – et chacun contient une partie du titre de l’ouvrage. Ces trois couleurs sont réutilisées dans le même ordre non seulement dans le conte pour représenter les cochons, mais aussi pour colorer les pages de garde. Ces deux feuilles de papier servent à tenir physiquement la couverture et le dos de la couverture au feuillet intérieur du livre. En feuilletant la fin du livre, on est surpris par l’utilisation du bleu pour la dernière page de garde, puisque cette couleur ne renvoie pas à aucun des trois cochons.  Il suffit alors de retourner le livre pour voir une truelle bleue, illustrée sur la 4ème de couverture et susceptible de renvoyer au dénouement du récit, voire à la morale du conte.

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Rascal (2012). Les trois petits cochons, Paris : Ecole des loisirs. © 

Une nouvelle fois, Rascal narre un conte – les Trois Petits Cochons – à travers le graphisme. Il y glisse des indices colorimétriques, typographiques ou encore stylistiques qui servent à orienter la lecture du récit. Chaque objet graphique semble avoir sa raison d’être, d’autant plus que le livre ne contient pas de système de navigation, comme une numérotation de page. Avec cette série de contes innovante où le texte est absent, l’illustration se révèle plus que jamais synonyme de narration.

Par Emilie Benvegnin, graphiste, http://cargocollective.com/emiliebenvegnin et Vanessa Depallens, assistante à la HEP, vanessa.depallens@hepl.ch

 Chronique publiée le 21 novembre 2016