A votre avis, quel bruit fait une étoile ? Notes sur la traduction  

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En 1916, à Zurich, Hugo Ball réalisait le Krippenspiel, une partition pour une crèche vivante composée au sein du mouvement DADA. Représenté sur la scène du cabaret Voltaire bien avant d’être édité, ce « concert bruitiste » rejoue la Nativité à travers les sons et les bruits des animaux de la crèche, bien sûr, mais en les accompagnant des crottes des chameaux, des litanies des anges, et des cris des bergers. Un narrateur accompagne ce concert de quelques passages tirés de la Bible, retraçant le parcours de Marie et de Joseph. Mais cette histoire de Noël prend une tournure tragique  inattendue : Joseph ne comprend pas la langue des bergers, et Marie penchée sur son fils le voit déjà crucifié. Dans le contexte de la première Guerre Mondiale, Hugo Ball ne peut dissocier la naissance de Jésus de sa mort.

Le concert bruitiste de Hugo Ball confronte la traductrice que je suis à deux cas de figure : les sons concrets, d’une part, imitant les cris d’animaux, les bruissements, les matières qui crissent, et, d’autre part, les sons inventés de manière apparemment arbitraire. Qu’un âne ne fasse pas iha quand il brait en français, mais bien hi-han, ou que les cloches fassent plutôt ding dong que bim bam, c’est une chose que toute personne pourra expérimenter en passant la frontière linguistique. Mais que dire du sifflement de l’étoile, des prières des pharisiens ou de la litanie chantée par les anges ?

Quand les voyelles « galipettent »

Dorumdarum… rabatarabata, salada, rabata bim bam… : En apparence, ces sons inventés par Hugo Ball ne veulent rien dire. Pourtant, le lecteur, ou l’auditeur de ce « concert bruitiste » ne peut s’empêcher de faire des associations en les entendant.

Dans son manifeste DADA qu’il publie en juillet 1916, un mois à peine après la première représentation de sa Crèche vivante, Hugo Ball explique comment il invente un langage : « Je laisse galipetter les voyelles, je laisse tout simplement tomber les sons, à peu près comme miaule un chat… Des mots surgissent, des épaules de mots, des jambes, des bras, des mains de mots. Au, oi, u. Il ne faut pas laisser venir trop de mots » [1].

De la même manière qu’un âne ne brait pas pareil en français qu’en allemand, les mots inventés dans un système de langue doivent être différents dans un autre système. Les associations créées sont différentes, les épaules, les jambes et les bras de mots ne peuvent pas être les mêmes.

Les bruits du français

En accord avec les éditrices de l’OSL, j’ai donc décidé d’inventer de nouveaux bruits, en imaginant ce qu’ils seraient si Hugo Ball avait écrit son texte directement en français. La traduction devient, dans ce cas-là, la transposition d’un procédé à l’intérieur d’une autre langue.

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H. Ball (2016), Ein KrippenspielBruitisch. Une crèche vivante. Bruitiste. Zürich OSL©.

Illustration et graphisme : Nadine Spengler

Il me semblait primordial de reproduire ce procédé, car DADA c’est d’abord un geste. DADA jaillit dans un contexte de guerre mondiale : pour les artistes qui participent au mouvement, il s’agit de déconstruire les images, et, dans le cas qui nous intéresse, le langage. Car le langage est perverti par l’usage qu’en fait la propagande, par exemple. Il s’agit de réinsuffler aux mots usés une force neuve afin de changer notre approche de la réalité. Or, cent ans plus tard, il me semble toujours aussi urgent de repenser notre langage, de secouer les mots usés par les médias, la publicité, afin de nous offrir un nouvel accès au monde. Réopérer le geste d’Hugo Ball en 2016, c’est affirmer son caractère actuel, éternel, et toujours nécessaire. C’est actualiser, par la traduction, le pouvoir d’un texte aussi vivant aujourd’hui qu’il l’était alors.

Dans le darumdorum des anges, on peut entendre darum, qui veut aussi dire c’est pourquoi ou parce que en allemand, et dans la répétition le mot dada apparaît plusieurs fois. Le zcke de l’étoile évoque les pointes affilées de ses branches. Il me fallait donc réinventer ces bruits par rapport au système du français, mais en analysant, en interprétant le mieux possible les intentions et les associations déclenchées par la version originale. Ainsi, dans le système de sons français, le darum devient tout d’un coup tadam : on retrouve le dada, dans « tadam », et le geste explicatif, c’est pourquoi, devient démonstratif : « et voilà » : tadaaam !

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H. Ball (2016), Ein KrippenspielBruitisch. Une crèche vivante. Bruitiste. Zürich OSL©.

Illustration et graphisme : Nadine Spengler

À saute-croche entre les langues

À ma connaissance, les livres bilingues en littérature jeunesse sont rares. Et quand ils existent, ils sont le plus souvent utilisés à des fins pédagogiques : apprendre, assimiler une langue seconde ou première. Avec ses mots qui n’existent pas, la crèche vivante d’Hugo Ball échappe à cette dimension comparative pour interroger la dimension personnelle du langage en tant qu’outil de communication, bien sûr, mais aussi de création. Les bruits, les sons font surgir sur scène ou dans notre théâtre intérieur les animaux, les personnages. Ils leur donnent corps.

Les bruits inventés pour cette traduction française sont le fruit d’une interprétation personnelle ; ils présentent une possibilité parmi d’autres. On peut imaginer autant de traductions possibles que de traducteurs différents. De la même manière, deux comédiens interpréteraient en allemand le texte d’Hugo Ball de deux façons complètement différentes.

Il faut se remémorer les conditions de création de cette pièce en 1916. Plusieurs artistes participent à la mise en scène, Emmy Hennings, Jean Arp ou encore Tristan Tzara jouent et miment à leur manière les différents personnages. Hugo Ball conçoit son texte comme une partition à interprèter librement. Cent ans plus tard, le risque est grand de cantonner cette pièce au mouvement DADA et de la considérer comme un document historique. Tout le contraire, évidemment, de ce qu’aurait souhaité Hugo Ball, lui qui déclarait dans son manifeste : « Je ne veux pas de mots inventés par d’autres » [2].

En transposant ces sons dans une autre langue, la traduction vient ébranler l’original, le mettre en mouvement. La version bilingue proposée par l’OSL, présentant le texte français en regard de l’original allemand, incite tout lecteur à se demander quel bruit fait un chameau quand il crotte ou à entendre les chants des anges dans son for intérieur. Confronté à deux versions, il pourrait avoir envie d’en créer une troisième, la sienne. En commençant par se poser la question : quel bruit peut bien faire une étoile ?

[1] Hugo Ball, « Premier manifeste Dada », in : Dada à Zurich, Le mot et l’image (1916-1917), trad. par Sabine Wolf, Les presses du réel, 2006.

[2] Idem.

Par Camille Luscher,  traductrice littéraire, Camille.Luscher@unil.ch

«Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre», disait Hugo Ball dans son manifeste Dada publié en 1916. Comment traduire DADA, dès lors, et trouver en traduction un langage original? Des concerts bruitistes aux non-sens rythmiques, l’atelier proposera d’explorer les pistes pour faire surgir «des épaules de mots, des jambes, des bras, des mains de mots.» Aucune connaissance linguistique requise. (cf. spectacle « Dada ou le Décrassage des Idées reçues »).

Chronique publiée le 14 novembre 2016