Une histoire de rencontre, tout bêtement… 

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En avril prochain paraitra, à la Joie de Lire, Arthur aux yeux d’Azur, deuxième livre de Jacques Roman que l’on pourra qualifier, par commodité, de livre pour l’enfance. A cette occasion, nous publions ici une préface à Tout bêtement, premier de ces deux livres, restée jusqu’à aujourd’hui inédite. Cette chronique entend souligner que, loin de constituer un écart ou une exception dans l’œuvre poétique de Jacques Roman, Tout bêtement s’inscrit pleinement dans le mouvement d’un travail qui a toujours été innervé, porté par la question de l’enfance.

Tout Bêtement a été publié en 2012 chez le même éditeur. L’ouvrage se compose de poèmes accompagnés chacun d’un dessin, ou, pour être plus précis, comme l’indique le sous-titre en couverture, « [rêvés] à partir des illustrations de Carll Cneut » - dessinateur belge dont l’œuvre s’est portée en grande partie vers le livre de jeunesse. Et, en effet, il convient de mettre en exergue la rencontre qui a rendu ce livre possible et qui, comme toute vraie rencontre, n’a ni début, ni fin ; est si nécessaire qu’elle pourrait bien se passer d’exister, et ne finirait que par accident, fût-il tragique.

A l’origine

De l’écrivain et de l’illustrateur, habituellement, on aimerait savoir « qui c’est qui a commencé » ; «c’est pas moi », disent les enfants pris en flagrant délit de sagesse; « je n’y peux rien, c’étaient les ordres, la hiérarchie, les lois d’airain de l’économie »… disent les adultes pris en flagrant délit de fuite. On aimerait toujours savoir ce qui revient à qui ; dans la tâche de créer, certains feraient émerger, à l’origine, l’étincelle d’une idée, d’une sensation ou d’une vision, qu’il reviendrait à d’autres de porter, de commenter, ou d’illustrer.

Jacques Roman, par le passé avait déjà écrit à deux plumes - l’exemple le plus illustre en est sans doute Du monde du chagrin, recueil épistolaire, écrit avec Bernard Noël et paru aux éditions Paupières de Terre. Quoique Tout Bêtement ne soit pas né d’un projet conjoint entre deux artistes- la rencontre en effet, s’est faite par le truchement de Francine Bouchet, directrice des éditions la Joie de lire, qui a proposé à Jacques Roman d’écrire « à partir des illustrations » - le devenir commun des élans conjugués de Cneut et de Roman ici est tel que les images du premier semblent avoir attendu les poèmes du second pour s’exprimer, de même que ceux-ci, après avoir travaillé de loin, depuis l’enfance, du puits de l’enfance, attendaient ces dessins pour jaillir enfin. En cela, Tout bêtement est pleinement un livre « écrit à quatre mains », ou plutôt d’une plume croisant un pinceau.

S’ils devaient s’exprimer ensemble, et quoiqu’ils ne se soient jamais rencontrés - mais cela n’est qu’un détail, on l’aura compris -, ils emprunteraient peut-être les mots avec lesquels Deleuze et Guattari ouvraient la deuxième de leurs œuvres communes:

Nous avons écrit [Tout Bêtement] [1] à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde. […] Pourquoi avons-nous gardé nos noms ? Par habitude, uniquement par habitude. Pour rendre imperceptible, non pas nous-mêmes, mais ce qui nous fait agir, éprouver ou penser. Et puis parce qu’il est agréable de parler comme tout le monde, et de dire le soleil se lève quand tout le monde sait que c’est une manière de parler. Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je. Nous ne sommes plus nous-mêmes. Chacun connaîtra les siens. Nous avons été aidés, aspirés, multipliés. [2]

Or très précisément, rêvés à partir des dessins de Cneut, ces poèmes, tous (ou presque) écrits sous la forme du on impersonnel - « non pas [pour] en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus aucune importance de dire ou de ne pas dire je » - sont « aidés, aspirés, multipliés » par une ménagerie onirique défilant de page en page et les tenant par la main.

 La création est une affaire de papillons

Pour en revenir au sous-titre, donc, il faut reconnaître qu’on y perd son latin, si l’on essaie de le suivre (mais la littérature n’est-elle pas, comme l’écrivait Michaux, « un gosse qui, poursuivant un papillon invisible d’une tierce personne, voudrait par ses propres zig-zag, représenter le parcours du papillon » [3] ?). En parlant de papillon, de ce sous-titre, il faut dire qu’il nous entraîne un peu à la manière de la parabole célèbre du rêve de Zhuangzi:

Zhuangzi rêva une fois qu'il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas qu'il était Zhuangzi. Soudain, il se réveilla, et il se tenait là, un Zhuangzi indiscutable et massif. Mais il ne savait pas s'il était Zhuangzi qui avait rêvé qu'il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu'il était Zhuangzi. Entre Zhuangzi et un papillon, il doit bien exister une différence ! C'est ce qu'on appelle la Transformation des choses.

Tchouang-tseu, Zhuangzi, chapitre II, « Discours sur l'identité des choses » [4]

Comment, en effet, rêver à partir d’illustrations ? - à supposer que l’on s’accorde sur le sens des mots et que l’on admette qu’une illustration est ce qui prend appui sur un texte, pour le traduire en image ; venant ainsi, assurément, après. Comment partir de ce qui ne vient qu’après ?

Y a-t-il là un lapsus ? Si oui, dans la mesure seulement où il est évident que les lapsus sont rêvélateurs

La solution tiendrait-elle à un seul « détail » de la genèse de l’œuvre, ces dessins seraient-ils le fruit d’un premier travail d’illustration par Cneut d’un autre texte qui lui aurait été soumis et d’où ils auraient été tirés ? Tel est le bien le cas, comme le rappelle la préface signée par Jacques Roman que nous publions sur cette page. Soit. Cela n’y change rien, le même papillon vole de livre en planche à dessin, et de planche à dessins en nouveau livre ; et la question demeure : est-ce le texte qui se rêve image, ou les traits qui se rêvent alphabet ?

Tout lecteur est le rêve d’un poème

Ecrivant ces lignes et survolant les pages du livre, comme un clin d’œil, une mise en abîme faisant tenir le livre et mon commentaire par-dessus tête, il m’est arrivé que je me confronte à cette drôle de coïncidence. Alors que ma pensée saisie par la mention du rêve sur la couverture me portait à tire-d’aile de papillons vers les songes circulaires de Tchouang-tseu, c’est l’ombre du rêve de Zhuangzi qui s’est mise à planer sur les vers de Jacques Roman ; parmi les jeux étranges de cette drôle de ménagerie, me voici arrêté par cet instantané de vol.

J. Roman pour le texte et C. Cneut pour les illustrations (2012). Tout bêtement, Genève : La Joie de Lire. © 

Ai-je rêvé ces vers ? Sont-ce ces vers qui ont comme vérifié ma lecture ?

En définitive, l’une des forces de Tout bêtement est de montrer que l’image et le texte ne tiennent ensemble convenablement qu’à la condition d’une réelle « amitié » ; ou pour gloser la célèbre formule de Montaigne à propos du défunt la Boétie, « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Ce rêve autorisé par les dessins de Cneut répond enfin lui-même à un autre rêve, venu du fin fond de la nuit de l’écriture, celui de trouver non pas une porte d’entrée vers l’enfance, mais une voix de sortie - condition de tout bon livre pour l’enfance : « De nombreux écrivains, peut-être tous les écrivains, ont rêvé un jour de laisser un livre pour leurs enfants ou leur petits-enfants, ou plus simplement pour l’enfance, avertis sans doute qu’au cœur de leur œuvre, fût-elle tragique, leur cœur d’enfant n’avait cessé de battre. » (in Préface inédite, publiée ci-dessous).

J. Roman pour le texte et C. Cneut pour les illustrations (2012). Tout bêtement, Genève : La Joie de Lire. ©   

[1] L’anti-Œdipe, dans le texte original.

[2] Deleuze, G et Guatarri, F. (1980). Mille Plateaux, Paris : Minuit.

[3] Michaux, H. (2000). Qui je fus, Paris : Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, œuvres complètes, p.78.

[4] Source Wikipedia

Par Mathieu Depeursinge, assistant à la HEP Vaud, mathieu.depeursinge@hepl.ch 

Chronique publiée le 17 avril 2017

Parce que mes yeux vagabondent en d’autres lieux que mes muscles

Et demeurent frais comme air de pipeau

Parce que le dessin de ma bouche est le dessin d’une autre bouche

Guy Lévis Mano

Nous sommes le 25 décembre. La neige danse sur les toits où l’on dirait que les anges lugent. Mon regard se détourne de la fenêtre et retourne au blanc du papier. Il y voudrait pouvoir peindre avec des mots un monde rouge et or quitté, j’allais dire, il y a longtemps, mais devant ma feuille, il me semble maintenant que la neige tombe en moi et je vois, je me vois près d’un sapin au pied duquel on a déposé L’Ile mystérieuse et les Enfants du Capitaine Grant de Jules Verne, dans l’édition rouge et or à tranche dorée de Pierre-Jules Hetzel, alors que je ne suis pas encore un poète de sept ans. Oui, j’étais ce lecteur prodige, l’enfant fier, un jour de l’année 1954, de recevoir des mains de la directrice de l’école de la rue des Récollets à Paris, le Prix de lecture, sous forme d’un petit ouvrage autour duquel on avait noué un ruban rouge : Picotin, le petit âne, de Romain Simon, Editions Hachette, collection Les albums roses. Fier du ruban et interdit devant le livre pour petit, puisque moi je lisais les gros livres de Monsieur Jules Verne, m’abîmant certains après-midi où l’on me laissait seul, dans la contemplation et la rêverie, à la vue des gravures de Gustave Doré. Plus tard, à l’âge de treize ans, la lecture de Qu’elle était verte ma vallée de Richard Llewellin me bouleverserait âme et corps, et je me demande parfois si ce n’est pas ce livre-là qui aux pouvoirs de l’écriture m’aura livré…tandis que l’enfant malheureux demandait refuge au dessin et à la couleur. Combien de fois aurai-je tourné les pages de Placide et Gédéon (1926) dessiné par Benjamin Rabier et édité par Jules Tallandier, combien de fois La Merveilleuse Histoire du bon Saint-Florentin d’Alsace dessinée par Hansi aux éditions Jean-Jacques Waltz (1925) ? De cette Merveilleuse Histoire, pourquoi encore gravée en mémoire cette image : le cortège des animaux suivant sur une route la dépouille du bon Saint-Florentin, ces animaux parsemant le livre aussi familiers à la sainteté qu’ils sont familiers au cœur de l’enfant.

Je dois aujourd’hui à Carl Cneut cette bénédiction, m’avoir reconduit sur le chemin de mémoire qui remonte de l’homme vers l’enfant. De nombreux écrivains, peut-être tous les écrivains, ont rêvé un jour de laisser un livre pour leurs enfants ou leur petits-enfants, ou plus simplement pour l’enfance, avertis sans doute qu’au cœur de leur œuvre, fût-elle tragique, leur cœur d’enfant n’avait cessé de battre. Je pense ici aux Petits contes nègres pour les enfants blancs (1928) de Blaise Cendrars et, plus encore, à ce livre paru en 1965 à Londres chez Faber & Faber, puis traduit en français et édité par Gallimard vingt-cinq ans après la mort de son auteur, James Joyce, livre jamais édité de son vivant mais rédigé sous la forme de lettres envoyées à son petit-fils Stephen : Le chat et le diable. Je pense aussi, enfant rebelle, à cette porte ouverte dans un mur de prison que me fut la lecture à quinze ans de l’œuvre de Jacques Prévert, la lecture d’Henri Michaux auquel écrivant…

Il y en a qui sifflent dans le noir

Et d’autres qui sifflent au bord de l’eau

On fait les deux quand on est cafetière

Il m’a semblé voler un poème…

Je sais cela de mon regard. Je l’ai appris petit, quand regardant un arbre je désirai le voir en son cœur. Tronc, branches et feuilles, ensemble, m’étaient cette présence, m’invitant à connaître. J’ai ce regard-là devant l’image. On entre dans sa tête par les yeux, on découvre un formidable débarras et l’on se trouve dans l’embarras d’avoir à emporter ceci plutôt que cela. C’est ainsi qu’encore longtemps je regarderai les dessins de Carl Cneut, n’oubliant jamais que dans le débarras, il y avait tant d’objets brillants que je n’ai pas emportés, et cela pour avoir écouté siffler une petite cafetière, une petite cafetière tout bêtement.

Observant l’âne assis sur une souche, les bras croisés, pantalon rapiécé, méditant en compagnie d’une fleur, je crois que quelque chose de Picotin n’a cessé d’occuper ma vue et que cet âne-là me ressemble. Par quelle coïncidence, Carl Cneut, illustrant Fluit zoals je hent, paru en Belgique chez Querido, a-t-il dédicacé le livre…

Jacques Roman