La Joie de lire : 30 ans de littérature jeunesse en terre genevoise ! 

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Qui connaît la cohérence et l’exigence de la maison d’édition genevoise ne s’étonne pas que la célébration de cet anniversaire ait donné lieu, entre autres festivités, à un colloque consacré aux « chemins de la liberté dans la littérature jeunesse ». Cette journée de réflexion et d’échanges s’est tenue le 2 mars dernier à la médiathèque Françoise-Sagan de ParisParmi le public composé essentiellement de professionnels,  je vous livre mes impressions et quelques moments choisis.

 Logo pour les 30 ans de La Joie de lire 

Implanté dans le bouillonnant 10e arrondissement de Paris, le bâtiment de la Médiathèque Françoise-Sagan (inaugurée en 2015) entoure un jardin inspiré des cloîtres méditerranéens. Dans ce lieu paisible, tout n’est que croisements, rencontres, ouvertures. Un cadre idéal pour cette journée qui a réuni des auteur.e.s, traducteurs, critiques, enseignant.e.s, bibliothécaire.s, chercheur.euse.s, venus mêler leurs regards sur un catalogue qui pratique avec conviction le décloisonnement, et questionner, plus généralement, la place de la liberté dans leur métier et, donc, dans la littérature de jeunesse. D’emblée, Francine Bouchet, fondatrice et directrice de la maison, a donné le ton à cette journée : après avoir rendu un hommage ému aux jeunes lecteurs, aux bibliothécaires, et à son équipe, elle résumait ainsi sa conception du livre : il est « comme un cas de figure de notre existence », il permet « d’imaginer un autre destin, une autre vie ». En filigrane semble s’esquisser les contours de notre identité émancipée des schémas, capable de se renouveler dans son rapport à l’autre.

Le livre pour faire bouger les lignes

Si ces mots ont résonné dans chacune des interventions qui suivirent, c’est peut-être avec Bernard Friot qu’ils trouvèrent leur expression la plus farouche. Il faudrait citer mot pour mot l’allocution quasi politique de cet écrivain, traducteur et enseignant. Evoquant le danger pour la littérature de se figer dans des catégories (d’âge et de genre notamment), il puisait des contre-exemples réjouissants parmi des livres venus de l’étranger édités par La Joie de lire : L’hippopotame, l’ours, la tortue… et autres histoires, Dom do dom !, Kurt et le poisson ou encore Mistral… Autant de titres qui transgressent allégrement les schémas narratifs classiques et brouillent les repères d’âge. Rappelant le travail du chercheur Jean Perrot, Bernard Friot a alors insisté sur le choix qui nous incombe : entrer dans une mondialisation imposant un modèle dominant ou préférer celle qui prône l’ouverture, la circulation et le dialogue. Et l’intervenant d’engager la scène éditoriale française à accueillir des auteurs et illustrateurs jeunesse européens « pour partager dès l’enfance, des images, des histoires, […] un imaginaire commun qui est une condition pour une communication vraie ».

J. Kahoun & J. Miloslav (2016), L’hippopotame, l’ours, la tortue… et autres histoiresGenève : La joie de lire ©

En la matière, La Joie de lire œuvre déjà en s’intéressant aux productions de l’Europe de l’Est : Gucio et César, Clémentine n’aime que le rouge, les aventures de Médor, Moi, si j’étais grand… Pour la libraire Delphine Beccaria, ces ouvrages, créés par des maîtres polonais, tchèques et hongrois, ouvrent d’incroyables horizons graphiques et narratifs. Malgré l’accueil parfois mitigé qui leur est réservé, La Joie de lire entend continuer ce qui relève à la fois d’une démarche patrimoniale et d’une volonté de s’ouvrir à d’autres cultures littéraires et artistiques. A ce sujet, le rôle précieux des traducteurs n’était pas oublié pendant les discussions : Dominique Nédellec – traducteur du portugais – expliquait, non sans autodérision, le délicat passage d’une langue à une autre : « on démonte tout puis on remonte tout, avant de partir en sifflotant, les mains dans les poches ». Selon les textes, cette « recréation clandestine » se fait minime ou radicale. Les cas concrets exposés éclairaient avec justesse l’une des idées développées par Bernard Friot : « un livre traduit est forcément sorti de son contexte, contraint à une intégration plus ou moins heureuse. Et il revient aux médiateurs de créer les conditions pour qu’il vive au mieux son biculturalisme »…

De droite à gauche de la photo : F. Bouchet ; P. Rosier, graphiste à La Joie de lire ; D. Beccaria, librairie ; V. Soulé, journaliste, bibliothécaire et formatrice.

Chemins de création

Quand le récit s’émancipe de ses propres codes, le champ de la créativité se fait infini. En étudiant les documentaires de La Joie de lire, le chercheur Michel Fourny a ainsi mis en évidence les subtils jeux graphiques qui les sous-tendent ainsi que la place grandissante laissée à la narration : dans Des fourmis dans les jambes, l’auteure Ingrid Thaubois assume l’empathie qu’elle éprouve pour Nicolas Bouvier ; quant à l’histoire vraie de Kako le terrible, elle est mise en scène avec audace par Barroux qui mixe dessin et photos d’époque. Cette tension narrative trouve sa consécration avec La danse de la mer de Laëtitia Devernay, qui fait la preuve que le documentaire sait – pour le peu qu’on lui en laisse la possibilité – entrecroiser avec talent faits réels et imaginaires.

 L. Devernay (2010), Diapason, Genève : Le joie de lire, Source : www.laetitiadevernay.fr ©

L’œuvre de Laëtitia Devernay se révèle magistrale d’autant qu’elle est « sans texte ». Ou plutôt, « muette », comme préfère le dire Sophie Van der Linden à propos de ces ouvrages qui se passent de mots. Infiniment travaillés, ils interrogent le rôle du médiateur. A quel moment tourner la page ? Que va dire l’enfant ? A quoi sert-on ? A travers des exemples, la romancière et critique pointait la créativité inhérente au genre : Cours ! de la Coréenne Lee Haery joue avec le format oblong pour donner l’espace nécessaire à cette course-poursuite ; Mélimélanimo permet de manipuler les différents niveaux de l’image ; Au pays des lignes fait un lien conceptuel avec la bande dessinée… Quant au récent Underground, il renouvelle les ressorts narratifs du genre et fait avancer radicalement le fonctionnement même de l’album sans texte. Tutoyant le langage cinématographique, ces ouvrages audacieux se situent pour Sophie Van der Linden « au summum de la création ». Ce qui ne les empêche pas de devenir des classiques… Ainsi les livres des saisons de Rotraut Susanne Berner sont-ils recommandés par le Ministère de l’éducation nationale en France. C’est Hélène Weiss, enseignante à l’IUFM (Institut national de formation des maîtres), qui nous en parlait. A leurs côtés, figurent des ouvrages –  Dix petits harengsLe génie de la boite de raviolisLa poule qui pondait des œufs en or… – qui partagent un point commun : si tous, analysait Hélène Weiss, entretiennent un lien avec la tradition, c’est en réalité pour mieux s’en affranchir et inviter à faire un pas de côté. Elle relevait parallèlement que la créativité réside dans cette façon qu’ont certains textes – Socrate et son papa, L’ours qui n’était pas làAllons voir la nuit… – à faire entendre la voix de l’enfant. La recherche d’identité, d’individualité, la solitude y sont présentes comme pour affirmer un élan que rien ne pourrait arrêter : Je pense.             

H. Weiss, illustration I. Godon (2015), Je pense, Genève : La joie de lire ©

L’écriture comme espace de liberté ?

Figure singulière de la littérature suisse romande, S. Corinna Bille occupe une place à part dans le catalogue de La Joie de lire. Celle qui envisageait « l’écriture comme un remède à l’insupportable » a fait de la figure de l’héroïne un motif suprême de son œuvre. Donnant à entendre de beaux extraits, Sylvie Neeman, elle-même écrivaine, dressait le portrait de cette auteure valaisanne qui, de Marietta chez les clowns au Pantin noir, affirme son attachement aux personnages libres et sa sévérité à l’égard de ceux qui se conforment. En rééditant ses textes et en les faisant illustrer par des artistes contemporains, La Joie de lire rend honneur à cette libre penseuse.

Auteur phare de la maison d’édition, Germano Zullo nous rappelait, lui, que tous, nous produisons de la narration. Une narration que nous subissons (Mon tout petit), fabriquons (Le président du monde), et que nous ne contrôlons pas toujours (La rumeur de Venise). Parce qu’un créateur avance dans son œuvre contrainte après contrainte, la liberté se conçoit à son sens plutôt dans la quête et les questionnements. Penser librement – alors que plus loin, à l’abri de l’étendard, règne le dogme – s’avère difficile et périlleux ; les dangers sont nombreux : exclusion, solitude, paradoxe, folie… La liberté de penser reste, pourtant, le compagnon naturel de la narration. « La voie de l’écrivain ne fait pas autre chose que de proposer  et de chercher », conclut Germano Zullo.

Des chemins à construire

Proposer et chercher… Voici peut-être comment, au fil de la journée, s’est esquissé le portrait d’une maison d’édition qui, parce qu’elle ne cède pas aux sirènes de la surproduction, propose un catalogue dont la cohérence n’exclut pas la diversité. Parmi la quarantaine de titres publiés par an, chacun s’inscrit dans une ligne éditoriale assumée qui questionne les valeurs sur lesquelles s’érigent nos sociétés, qui met à jour et démonte les préjugés, les carcans socialement admis et catégorisations faciles. Les ouvrages de La Joie de lire promeuvent, bien sûr, une littérature romande mais celle-ci côtoie, avec allégresse, les mots et les images venus d’ailleurs pour œuvrer ensemble à la construction d’un espace commun, ouvert, riche de cette émotion créée par ce petit pas de côté, par ce regard inédit amené par l’autre.

Par Cécile Desbois-Müller, cecile.desbois@gmail.comrédactrice indépendantea été responsable de la revue romande Parole, Institut suisse jeunesse et média.

Chronique publiée le 24 avril 2017