Une double mécanique pour un moteur créatif : le travail de Frederik Peeters

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Frederik Peeters, illustrateur et auteur de bandes dessinée, est aussi reconnu comme affichiste et illustrateur en publicité dans la presse helvétique. A l’heure actuelle, il a produit une trentaine de livres, des séries, un album sans texte (Saccage) ; certains de ses livres sont traduits en espagnol, italien, portugais, anglais (USA), coréen, japonais, tchèque, mais très peu en allemand. Parfois, il publie seul comme auteur, illustrateur et scénariste, ou participe à la confection du récit (P.Dragon, S.Lehman, P.-O. Lévy, L. H. Phang, Wazem) ou encore produit ses images de scénarios écrits par d’autres personnes (I. Al Rabin). Le temps d’un entretien, il évoque son travail.

« Tout ce que j’explore découle d’un double choix narratif. Celui qui vient de moi, de ce que j’ai envie d’explorer et de raconter ; puis, celui qui vient des contraintes, des dimensions techniques, de ce qui se donne à voir dans la reconfiguration par le dessin ou le scénario. »

Voilà ce que Peeters dit de son processus de création.

 

Pas de destinataire, ni de but forcément à atteindre, ni de morale

Il n’écrit pas pour quelqu’un à qui il adresserait ses dessins ou ses scénarios. Pris par l’histoire à raconter, il se met en tensions pour explorer une double mécanique : celle de vivre un processus lié à une envie, un questionnement en phase avec son quotidien et celle de travailler aux prises avec les contraintes techniques de la narration de l’histoire. Même s’il ne crée pas pour quelqu’un, il a néanmoins le souci d’être reçu par son lectorat. « Ça ne doit pas être compliqué, ça doit être parfaitement huilé ». Mais cette réception peut impliquer plusieurs interprétations. Par exemple, pour Pilule bleue, on peut retenir l’histoire d’un jeune homme qui s’engage avec une jeune femme malgré sa maladie, le quotidien d’un couple aux prises au HIV, les tâtonnements du monde médical face à une nouvelle maladie… Cette BD est écrite en « je » adoptant le point de vue du personnage principal, Fred. Peeters dit simplement que c’est un « livre miroir qui fonctionne » qui est reçu différemment en fonction des lieux, du moment et des personnes.

Mais s’il n’y a pas de destinataires orientant sa production, il y a quand même une communauté aux mêmes sensibilités qui se retrouve dans différents pays. Ses références de base se retrouvent dans la pop culture : les Comics américains des années 60 (Comix underground), les mangas, les jeux vidéo. Tout ce qui façonne la culture Geek. Il souligne l’importance de ces références communes.

Il évoque qu’il est attentif au sexisme, aux simplifications et se méfie du politiquement correct, des faux-semblants, des projections. Quand il aborde des minorités, Peeters les appréhende sous différentes facettes avec leurs ombres, leurs lumières et leurs ambivalences, par exemple. Le bédéiste ne rejette pas les stéréotypes (graphiques ou narratifs) mais il les questionne, les pousse par une appropriation personnelle. Exigeant, vigilant également à ses automatismes, il porte un œil attentif à ses propres cristallisations : « Épurer pour simplifier sans enlever la saveur ni la complexité de cette simplicité », mais aussi : « affiner un trait sans le figer et sans s’enfermer ». Il n’est donc pas question de morale, de fantasme ni de mélancolie perdue mais un regard sans fard sur l’humain.

 

Trois postures différentes

La BD a depuis longtemps évolué et les dessins sont bien plus qu’une illustration du texte. Avec le jeu des cases, des cadrages, des plans, du contenu, de la double-page, de la séquence, de l’histoire liée à un album ou à une série, on joue du détail et de l’ensemble, des rythmes et de la temporalité. Le texte et les images ouvrent ainsi un espace interprétatif en convergence et/ou en divergence fait de tensions par rapport à l’histoire racontée. Peeters travaille différemment s’il assure le scénario et le dessin, s’il s’occupe du dessin ou encore s’il collabore au texte et au scénario. Il relève que la charge émotionnelle est tout autre également et ne porte pas sur les mêmes dimensions. Pour le processus et le noeud de l’histoire quand le créateur est tout seul, il lui faut quelque chose qui résiste, qu’il a envie d’explorer au moment où il se lance : la relation d’un père et de sa fille, celle d’une mère et de sa fille, des parents qui vieillissent, le passage de la vie d’adolescent à celle d’adulte, les rapports amoureux, le transhumanisme, etc. Puis, une fois qu’il a son thème, quelques éléments de l’histoire, il ouvre ses réceptacles. Tout ce qui peut nourrir son travail est retenu : rêveries, films, rencontres. Il dessine, fait des schémas, envisage des arcs narratifs, refait ses cadrages, travaille sur les voix énonciatives et orchestre les points de vue ; il construit et déconstruit. Il met en place un univers qui ouvrira sur de vastes potentialités dramatiques. Il préfère ainsi se comparer à un pêcheur qui lance des lignes et observe ce qui mord à l’hameçon, qu’au créateur qui exécute quelque chose qu’il a en tête. Parfois, à la manière des machines de Tinguely, comme son personnage Oleg dont l’album est sous presse, quand il se retourne, il est surpris de ce qu’il a finalement construit. Il relève qu’il faut garder l’enthousiasme, l’élan vital, ne pas perdre de vue ce moteur, car parfois le processus dure plusieurs semaines, plusieurs mois, voire plusieurs années :

« Quand j’ai un scénario, je sais où va l’histoire et je deviens un technicien. Je délègue la charge émotionnelle du contenu. Je suis dans les trucs narratifs. Par exemple, pour l’Homme gribouillé, je me plonge dans un excitant manga européen, j’y vois d’la bagarre contre un Golem, y’a du sang, ça gicle. Je me fais mon trip. Et même si initialement Serge Lehman ne partageait pas forcément le même univers, même si tout ce que j’avais dans le corps ne figure pas dans le livre final, au bout du processus, nous avons produit quelque chose où chacun s’y retrouve. J’ai fait exploser les cases. Tout ce que je me suis créé est là quelque part. » Il donne d’autres exemples pour les aspects techniques. « Un scénario, conçu pour nous ou pas, impose des contraintes aux dessins sous forme de problème à résoudre ; un troupeau de 150 chevaux, comment le dessiner ? Une femme de 55-60 ans allongée, nue sur un lit qui vient d’avoir un rapport forcé (et pas une relation sexuelle, souligne-t-il) avec son mari, comment la représenter ? Comment montrer le pouvoir de l’homme une fois que c’est fait ? »

Loo Hui Phang et Peeters, F. (2016). L'Odeur des garçons affamés, Paris : Casterman. (Droits réservés, image reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur)

À la lecture du scénario de l’Odeur des garçons affamés, Peeters sentait qu’il manquait quelque chose pour marquer l’errance. Il fallait un personnage : le zombie buveur du sang des chevaux est son apport.

Loo Hui Phang et Peeters, F. (2016). L'Odeur des garçons affamés, Paris : Casterman.
(Droits réservés, image reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur)

 

Aux limites du genre

Frederik Peeters aborde non seulement des genres très différents comme la science-fiction, le fantastique, le western, le policier, le reportage-journalistique, les autofictions mais il les transforme. Le créateur tire parti de leurs ressorts, les explore et les fait évoluer avec son propre questionnement. Alain Boillat (2019) a comparé finement les deux séries, Aama et Lupus. Selon le critique, le dessinateur s’approprie de manière très personnelle les dimensions conventionnelles du genre de la science-fiction. Mais c’est pareil avec le genre du western. L’Odeur des garçons affamés est à la fois un western et une histoire d’amour. Les deux se rejoignent dans le jeu sur la mise en évidence des rapports sociaux de genre sexuel.

 

Black runner, mais pas seulement

Peeters souligne qu’il a gagné en aisance dans le trait et dans la mise en scène avec Lupus et Aama. Son dessin s’est vivifié après ces deux séries. Il explore le noir et blanc et la couleur par la gravure, le pinceau, le stylo, sur du papier à photocopie ou du papier aquarelle. Il apporte un soin particulier aux personnages et à leurs relations dans les cadrages, dans les mises en scène, dans le jeu des points de vue, en nous faisant vivre ses aventures du dedans ou du dehors.

Lehman, S. et Peeters, F. (2018). L'Homme gribouillé, Paris : Delcourt.
(Droits réservés, image reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Loo Hui Phang et Peeters, F. (2016). L'Odeur des garçons affamés, Paris : Casterman.
(Droits réservés, image reproduite avec l’aimable autorisation de l’auteur)

 

Peeters joue des distances et des rapprochements par le jeu des dimensions personnelles qu’il articule avec des questions plus générales.

Durant l’entretien, il évoque aussi Kurosawa, les ambigüités, les paradoxes du Japon et la fascination actuelle de beaucoup de personnes pour ce pays…

Il s’agit indiscutablement d’une ouvre ambitieuse, expressive aux qualités graphiques indiscutables et généreuses qui offrent un regard sur le monde personnel, engagé et engageant. Frederik Peeters est un auteur de notre temps dont il partage les préoccupations avec brio, décalage, humilité et engagement.

 

Des pistes pour le secondaire I et II

Frederik Peeters est reconnu comme faisant de la BD adulte. Mais ne pourrait-il pas être présenté aux adolescent.e.s du secondaire II ou à ceux qui termineraient le secondaire I ?

Les thématiques, les genres, certains personnages, le lien entre les dimensions immersives et personnelles avec d’autres plus génériques seraient des entrées prometteuses à explorer avec ce public. J’en évoquerais deux ici qui partiraient de la notion de genre et qui inviteraient à chaque fois à articuler des dimensions personnelles à des dimensions plus collectives et sociales.

En s’inspirant de la démarche de Boillat et en la simplifiant, à partir de deux albums, Les Miettes et L'Odeur des garçons affamés, les élèves pourraient :

  • travailler le résumé des deux histoires par une activité de condensation : un baron avec son armée cherche à détourner un train de Zurich vers Vaduz pour en déplacer la capitale financière (histoire 1) / un photographe répertorie les paysages de l'Ouest pour un géologue et tombe amoureux d’un jeune garçon du groupe (histoire 2)
  • chercher des indices du genre western dans les albums en évoquant les pages et effectuer des associations avec ce qu’ils connaissent et ce qu’ils peuvent trouver (sous forme d’une enquête par exemple en partant des dessins, des personnages, des mises en scène, de films, etc).
  • reprendre les caractéristiques du genre en question : genre cinématographique mais pas seulement qui se situe en général en Amérique du Nord au XIX, lors de la conquête de l’Ouest des terres des indiens par les Américains des vastes étendues (désert), impliquant des rapports de pouvoir qui se manifestent par des rapports de forces (pistolets) etc.
  • comparer les choix effectués par Peeters et discuter de la fonction du genre : il y a d’un côté, un western alpin, loufoque (histoire 1) et de l’autre une histoire d’amour entre un photographe et un jeune garçon qui se révèle être une femme. On comprend qu’elle a fui pour échapper à son destin choisi par son père et dicté par sa condition de femme. On se demande si le photographe est vraiment homosexuel et on se rend compte que l’enjeu n’est pas là. Leur amour dépasse les conventions sociales, les catégorisations. Il se situe du côté des dimensions perceptives et sensuelles de l’odorat, de la vue et du toucher (rappel du titre et de certains passages où nous respirons la poussière dessinée). Entre les deux albums, on passe d’un regard en extériorité à quelque chose de plus sensuel, de plus subtile et personnel.
  • discuter sous forme de débats les valeurs, le fonctionnement des sociétés patriarcales, les revendications nationalistes, le rôle de l’argent (histoire 1), le genre sexuel, la rationalité et le sensible (histoire 2). Ces thématiques renvoient à la distribution des rôles et aux rapports sociaux de nos sociétés occidentales patriarcales.

 

Un autre travail avec Constellation peut être effectué, à partir de la structure en trois chapitres du livre qui reprennent trois points de vue, les élèves pourraient :

  • travailler une activité de condensation en partant des personnages et de leur point de vue (un agent qui a commis une action politique, un faux steewart, une femme russe). Raconter l’histoire du point de vue de…
  • reprendre le cours de la narration selon les points de vue, identifier ce qui fait avancer le récit, comparer ce qui est dit et fait
  • jouer des cadrages de genres et raconter cette histoire en fonction d’une romance, d’un récit politique.

Albums retenus pour la chronique :

Ibn Al Rabin et Peeters, F. (2001). Les Miettes, Genève : Drozophile.

Lehman, S. et Peeters, F. (2018). L'Homme gribouillé, Paris : Delcourt.

Loo Hui Phang et Peeters, F. (2016). L'Odeur des garçons affamés, Paris : Casterman.

Peeters, F. (2001). Pilules bleues, Genève :  Atrabile.

Peeters, F. (2002). Constellation, Paris : l’association.

Petters, F. (sous presse). Oleg, Genève : Atrabile.  https://www.decitre.fr/livres/oleg-9782889230969.html, consulté le 30 septembre 2020.

Séries :

Peeters, F. (2002-2006), Lupus. Genève :  Atrabile. - 4 albums

Peeters, F. (2011-2014). Aâma, Paris : Gallimard. - 4 albums

 

Référence évoquée :

Boillat, A. (2019). « La science-fiction au prisme de l’intime : étude des séries Lupus et Aâma de Frederik Peeters (2002-2014) », ReS Futurae [En ligne], 14 | 2019, mis en ligne le 21 décembre 2019, consulté le 22 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/resf/3522 ; DOI : https://doi.org/10.4000/resf.3522

 

 

Chronique publiée le 26 octobre 2020

Par Carole-Anne Deschoux, Professeure associée à l'UER de didactique du français, HEP Vaud, carole-anne.deschoux@hepl.ch