Sur un air d’accordéon ou peut-être Géographie du livre ou encore Livres en bandoulière

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Joyeusement, sur un air d’accordéon, spatialement, comme un routard, armé de notre seul sac en bandoulière, il arrive que des rencontres nous renforcent, nous « boostent» et nous fassent voyager. Ici ce fut le cas avec les éditions belges Esperluète.

Sur la table : trois livres de même format. Les trois évoquent la thématique du voyage.


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V. Linder (2011). Abécédaire de voyage, Noville-sur-Mehaigne : Esperluète. ©

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C. Chevrillon, F. Lison-Leroy, F & C. Nys-Mazure (2012). Encore un quart d’heure, Noville-sur-Mehaigne : Esperluète. ©

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A. Brouillard (2013). Voyage d’hiver, Noville-sur-Mehaigne : Esperluète. ©

Exploration physique / matérielle :

12 x 16,5 cm.

L’épaisseur des 3 livres varie de 2 à 4 cm.

Livre accordéon ou leporello (livres sans couture ni colle).

Déployés, les ouvrages mesurent entre 3m70 et 6m de long.

De construction très simple, ils élargissent la conception traditionnelle du livre que j’aimerais observer avec mon regard de graphiste.

Face à moi, les premières de couverture induisent clairement l’univers de chacune des auteures. Aucun texte sur la quatrième de couverture, sauf pour celui de l’ « Abécédaire de voyage » : avec 3 styles artistiques différents.

Suivant la classification de Sophie van der Linden, nous sommes en présence de livres graphiques ; la dynamique est portée par les images, même si le texte et le support sont intimement liés à elles.

Tout d’abord parlons de manipulation du livre : s’approprier le livre, le prendre dans ses mains, le feuilleter c’est déjà rentrer dans son histoire, le toucher, l’ouvrir… c’est déjà le lire. Pour cela le support accordéon est idéal. On peut le lire double-page par double-page ou le déployer.

Le livre accordéon implique une lecture en pleine ouverture. Après familiarisation, il est possible d’en faire une «lecture sauvage», de «recadrer le livre», de faire se rencontrer des visuels en jouant avec les pages et de se constituer ainsi un autre voyage.

Ouvrir l’ouvrage plus largement procurera de délicieuses découvertes et échanges collectifs.

Il tient debout comme une sculpture.

L’exposer à l’école, dans les couloirs, dans une cour de recréation, sous un préau, dans un jardin, sur une place, dans le hall principal. Ne pas oublier que les ouvrages font entre 3m70 et 6m de long, il faut en profiter, alors ouvrons en grand les ailes de ces trois livres accordéon.

Trois déclinaisons du voyage

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V. Linder (2011). Abécédaire de voyage, Noville-sur-Mehaigne : Esperluète. ©

« Abécédaire de voyage »

Le livre abécédaire fait partie des premiers ouvrages destinés aux enfants.

C’est un livre non narratif, à concept reposant sur une série de contraintes. Sa seule et unique contrainte suit la chronologie des lettres de l'alphabet ; les objets choisis déambulent d’une manière aléatoire. Une Clef illustre pour la lettre A ; Une série de boutons illustre la lettre I ; Deux coquillages, la lettre T ;

Le lien se tisse avec le texte noté à la main. La liste de mots pour T et les coquillages est - timbre, tissage, thé, territoire, ces 4 mots sont barrés seul le dernier de la liste s'illumine en rouge ici - toit. Le décalage entre les objets représentés et les mots cités invitent ainsi à une autre perception de la réalité.

Un voyage au pays de la lettre, du mot et de son rapport à l’objet. Cette exploration met en évidence la trace, la permanence de l’écrit, la mémoire avec son usure et ses chemins de traverse.

L’auteure propose une sélection d’objets du quotidien et utilise la technique du frottage

pour les reproduire sur chacune des pages du livre. Chaque objet est placé à droite de la lettre concernée.

Chaque frottage est reproduit sur papier ligné ou quadrillé, la seule touche de couleur nous vient de chacune des lettres de l’abécédaire, un rouge légèrement passé.  Sur un des plis de l’ouvrage nous pouvons apercevoir des traces d’agrafe. La palette des couleurs donne le ton dans une ambiance gris et sépia.

Valérie Linder s’émancipe de certaines contraintes. Elle respecte la chronologie de l’alphabet mais propose en ajout de chaque lettre de l’abécédaire une liste de mots notée discrètement à la main : ce choix de quelques mots crayonnés en bas de page est à chaque fois biffé… seul le dernier mot (inscrit au crayon rouge) reste en lice. Les mots choisis sont en décalage avec le frottage de l’objet représenté.

Sur un papier qui rappelle les cahiers d’école, la droiture, l’alignement, l’auteure nous offre son propre univers poétique : le geste, son frottement et son empreinte, l’écriture manuscrite, le choix des objets ( enveloppe, cuillère, clef, plume..) font référence à la sensibilité de l’auteure, à son attachement à la poésie du quotidien.

Ensuite, c’est au lecteur d’en tracer son parcours géo-sensible. Un voyage qui  pour ma part me mène de la porte de la maison jusqu’en Orient.

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C. Chevrillon, F. Lison-Leroy & C. Nys-Mazure (2012). Encore un quart d’heure, Noville-sur-Mehaigne : Esperluète. ©

« Encore un quart d’heure »

Les dessins aux crayons de couleurs de Camille Chevrillon nous emportent dès la première de couverture. Cette dernière est foisonnante de personnages, d’animaux et d’objets, rappelle les pages d’un cherche trouve. A l’intérieur, la mise en page s’éclaircit et fait la part belle aux illustrations cette fois-ci valorisées par l’espace blanc du papier déterminé par l’auteure lors de la composition de la mise en page.

Le ton du texte est un ton contemporain à valeur poétique visant la quotidienneté de la vie (moment du repas, enfance, école, famille).

Texte et dessins sont subtilement fantasques.

L’utilisation par trois fois dans le livre du titre « Encore un quart d’heure » permet aux auteures de développer trois appréciations du temps :

« Encore un quart d’heure à geler dans la voiture en attendant papa »

« Encore un quart d’heure avant d’annoncer : les spaghettis sont dans les assiettes » 

« Encore un quart d’heure pour finir ma sucette au citron »

Ce livre nous propose d’apprécier, d’intérioriser le moment présent dans nos actions et pensées quotidiennes. Image et texte se rencontrent, cheminent ensemble.

La mise en page du texte est simple, il est placé en haut ou en bas de page dans un souffle léger, rythmé par la douce répétition « encore un quart d’heure ». Il s’imbrique quelques fois au dessin. Pas de frénésie dans cela, un mouvement ample et doux, peut-être une danse avec son voisin le dessin.

« Encore un quart d’heure » est donc l’histoire  d’un voyage « pour me déguiser en pilote et filer jusqu’aux étoiles avant l’éclipse et peut-être le big bang ». Tout en apesanteur suivant le fil de trois chemins (un bleu, un vert, un noir).

Les dessins n’illustrent pas mot pour mot le texte, pas de redondance de ce côté, plutôt un élargissement poétique. Le tout est une retranscription de la beauté fugace d’un instant de vie, d’un sentiment éphémère et intense…. un voyage immobile.

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A. Brouillard (2013). Voyage d’hiver, Noville-sur-Mehaigne : Esperluète. ©

« Voyage d’hiver » est une fresque picturale. Une invitation au voyage où l’image porte toute l’histoire : il n’y a pas de texte. Seul le titre du livre donne la thématique.

Je vous conseille de déplier totalement « Voyage d’hiver », de le déposer face à vous à bonne hauteur et de démarrer tranquillement votre lecture, de prendre le temps d’observer ce qui s’y déroule. Pas de coupure, la couverture fait partie intégrante de l’histoire.

Effet cinématographique garanti : un long travelling latéral nous emmène d’une gare à une autre avec la sensation d’être voyageur/spectateur/acteur.

Départ : quai de gare d’une petite ville. Arrivée : gare d’une grande ville.

Entre ces deux points, la beauté d’un paysage en hiver se présente sous les yeux du lecteur.

Les images d’Anne Brouillard sont très picturales, la lumière hivernale transposée avec maîtrise et sensibilité. Une succession de « tableaux » représentant la nature (par ex. la rivière et ces abords), les habitations, l’architecture de gare, pas de personnage sauf sur les quais.

Sentiment simple et peut-être complexe à faire partager : « il ne se passe pas grand chose ».

Par l’observation, la phase contemplative est à venir. Nous sommes devant une succession d’images se présentant à la pensée comme une vision complète. Le paysage (le temps du trajet) défile et pourtant ce moment grâce à la restitution et au talent d’Anne Brouillard est suspendu.

Par Pascale Lhomme-Rolot, pascale.lhomme@bluewin.ch, graphiste, plasticienne, co-fondatrice des éditions Le Mécano et de Pure Crème atelier d’art graphique.

Chronique publiée le 6.02.2017