À ne pas manquer ! Six albums coups de cœur de Sylvie Neeman, autrice et chroniqueuse au journal Le Temps

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Aviez-vous oublié combien lire l’enchantement de la critique littéraire, c’est aussi lire l’autrice ? Voici trois nouvelles chroniques de Sylvie Neeman pour vous délecter à la fois de ses mots, à la fois des trésors qu’elle déniche et partage. Six coups de cœur, six récents ouvrages jeunesse, un seul talent pour en parler et au moins trois bonnes raisons de lire.

La première tient au silence de deux albums sans texte. « On peut en effet être enseignant ou encore bibliothécaire, avoir plus de vingt ans d’expérience, et ne pas savoir lire un album sans texte. » (Sophie Van der Linden, 2008). L’acte de lire devient subtil, l’image porte à elle seule le récit et la symbolique. Cela vaut le coup, pour une fois de se passer des mots. Toutes petites histoires de Miguel Tanco propose des micro-narrations qui se parlent et nous parlent. La Perle de Anne-Margot Ramstein et Matthias Arégui montre à travers le voyage d’une perle que le monde bouge, sauf l’amour.

La seconde bonne raison de lire tient, elle, à la thématique du souvenir. Quand Hadda reviendra-t-elle ? de Anne Herbauts, haute poétesse des mots et de l’image, et Grand-mère de Eléonore Douspis parlent tous deux de grand-mères. L’une est morte, l’autre perd la mémoire. Alors, autour d’elles, chaque chose et chacun s’y met pour faire gagner la permanence et le souvenir.

La troisième bonne raison de lire tient, elle, à une posture : celle qui nous fait voir les choses de plus haut. Depuis un ascenseur en panne ou un sommet fertile, Trek de Pete Oswald et L’ascenseur de Yael Frankel racontent deux très belles histoires de partage et transmission.

Je ne sais pour vous mais moi, je file à la bibliothèque.

 

Chronique publiée le 22 mars

Par Claire Detcheverry - Chargée d’enseignement HEP Vaud (claire.detcheverry@hepl.ch)

 

Le doux murmure des histoires silencieuses

Petites ou grandes, longues ou brèves, les histoires sans texte comportent leur part de mystère et d’universalité

Publiées pendant le confinement sur le compte Instagram de leur auteur, Miguel Tanco, ces Toutes petites histoires sont devenues un livre, et c’est tant mieux !

Dans un élégant format à l’italienne, un même titre chapeaute deux pages, chacune racontant en une, deux ou trois images une histoire qui trouve un écho dans celle qui lui fait face.

Il y a de la tendresse, du sarcasme, du fantastique, de l’onirique, du métaphorique dans ces cases par ailleurs muettes. Ainsi « Un endroit idéal » montre d’une part une fillette s’élançant, heureuse, vers une piscine, et d’autre part une enfant traversant un rai de lumière et décidant de se coucher juste là, où dansent les poussières. « La grande évasion », c’est un gamin lisant au pied d’une immense bibliothèque, mais aussi un petit cycliste qui trace sa route joyeuse dans un champ.

Les duos s’enrichissent mutuellement, chaque micro-narration offrant une sorte de caisse de résonance à sa voisine, pour plus de poésie, plus d’imaginaire. Et un beau dialogue s’instaure alors non seulement entre le lecteur et l’histoire, mais également entre les histoires elles-mêmes, et c’est aussi original qu’enthousiasmant.

Les bords sont blancs, le format constant : La Perle, c’est une grande image par page, et pas d’autres mots que ceux du titre et d’une citation finale sur le hasard. Car de hasard il en est effectivement question, dans cet album aux teintes vives, aux cadrages qui ne laissent pas sommeiller le lecteur, son œil devant sans cesse se déplacer, explorer l’espace de la page.

Un enfant trouve une perle en plongeant ; il en fait une bague, l’offre à son amoureuse. La perle sera volée par une pie, embarquée sur un bateau, attrapée par un chat, vendue, sertie, à nouveau volée… jusqu’à se retrouver, bien des années plus tard et après avoir parcouru terres et mers, entre les mains d’un vieil homme qui en fera une bague pour son amoureuse.

A l’aide d’un fil rouge matériellement immuable, mais sans cesse différent dans sa portée symbolique ou sa fonction, Anne-Margot Ramstein et Matthias Arégui montrent l’immense diversité de notre monde, la variété des êtres et des destinées. Cet album nous dit que tout change, tout bouge – à l’exception de l’amour du couple qui ouvre et clôt cette belle histoire.

 

Auteur Miguel Tanco
Titre Toutes petites histoires
Editions Grasset Jeunesse
Age Dès 5 ans et pour tous
©https://www.grasset.fr/livres/toutes-petites-histoires-9782246824497

 

Auteurs Anne-Margot Ramstein et Matthias Arégui
Titre La Perle
Editions La Partie
Age Dès 5 ans et pour tous
©https://actualitte.com/article/103329/chroniques/la-perle-anne-margot-ramstein-et-matthias-aregui-aux-somptueuses-compositions

« Se souvenir des belles choses… »

Deux albums évoquent, avec une délicatesse et une poésie merveilleuses, pour l’un la mort, pour l’autre la mémoire disparue d’une grand-mère

« Quand Hadda reviendra-t-elle ? » De l’enfant, on ne voit rien, on ne sait rien, si ce n’est cette question qu’il répète comme une ritournelle, et l’on devine qu’il n’a pas l’âge de comprendre les « pour toujours », les « à jamais », pas l’âge de comprendre la mort.

Car l’aïeule n’est plus, et si l’enfant, tout entier dans son questionnement, s’adresse à un ou une autre qu’elle, c’est bien Hadda qui lui répond. « Mais je suis là, bonhomme Ecoute, tu as mon pays tout entier » « Mais je suis là, mon étoile Regarde, tu as ma volonté » « Mais je suis là, ma mésange Entends, tu portes nos rires ».

Anne Herbauts a écrit et dessiné un album d’une beauté infinie : de page en page, elle montre le vide mais dit la permanence, elle trace le manque mais propose le souvenir, le lien, l’après. Le lecteur découvre un appartement où seuls les objets, les meubles, les photographies racontent la vie d’une femme, mais il y a ces petites pantoufles, ces livres, ces voitures, et l’histoire de l’enfant et de sa grand-mère bien-aimée se construit dans l’intervalle indicible.

Jamais sols et dallages, portes et fenêtres n’ont eu autant de poésie, autant de sens, jamais l’absence n’a été dite avec autant de douceur et de confiance.

Cette Grand-mère-là est bien présente, mais c’est sa mémoire qui est en miettes. En cubes. Eléonore Douspis figure les souvenirs disparus comme les cubes épars d’un jeu de construction, patchwork d’une vie dont les enfants et petits-enfants se saisissent, il faudrait mettre de l’ordre là-dedans, réussir à emboîter, empiler.

Alors ils proposent à la grand-mère des mots, des images, et soudain quelque chose accroche, le mot « nuages » la ramène au bord du lac où elle vivait, des odeurs arrivent, des goûts, l’eucalyptus, le manioc, le nuage devient brume, l’emmène doucement vers ce jour où elle a vogué « parmi les poissons qui volent ».

Le lendemain, le souvenir a disparu, mais les enfants l’ont soigneusement rangé.

La symbolique est partout, légère, souriante : des découpes et des pop-up montrent une maison ouverte à tous les vents, qui se brouille et s’embrouille quand un poisson, des plantes, un bus la traversent.

Ce bel album cartonné évoque avec une délicatesse admirable la perte des souvenirs, des repères. Et les partages encore possibles.

 

Autrice Anne Herbauts
Titre Quand Hadda reviendra-t-elle ?
Editions Casterman / Les albums Casterman
Age Dès 5 ans et pour tous
©https://www.casterman.com/Jeunesse/Catalogue/les-albums-casterman/quand-hadda-reviendra-t-elle

 


Autrice Eléonore Douspis
Titre Grand-mère
Editions Albin Michel Jeunesse / Trapèze
Age Dès 6 ans et pour tous
©https://www.albin-michel.fr/grand-mere-9782226458650

 

Prendre de la hauteur

Lorsque des auteurs jeunesse choisissent comme cadre de leur fiction un ascenseur ou une montagne, c’est pour en faire des lieux de partage et de transmission

« Tous les voyages nous transforment, même un voyage en ascenseur. » Ces deux lignes imprimées en quatrième de couverture résument parfaitement l’impression du lecteur face à cet étonnant album au format vertical comme son titre, L’ascenseur, l’impose sûrement.

Une fillette et son chien veulent partir se promener, mais l’ascenseur monte au lieu de descendre. C’est Madame Paula, du 7ème, qui l’a appelé ; elle entre avec un gros carton. Et l’ascenseur de monter à nouveau pour accueillir Monsieur Miguel, du 8ème étage. Ce sera ensuite le tour de Cora et ses deux bébés, avant qu’une panne ne bloque tout le monde.

Un gâteau distribué, une histoire racontée et l’incident devient fête, amitié, partage.

On voit dans les illustrations en noir et blanc la patte de graphiste de l’auteure argentine Yael Frankel, qui parvient à allier simplicité et expressivité, avec ses personnages aux mimiques théâtrales, avec ses points de vue où la verticalité – le voyage – se raconte et s’inscrit entre carrés et ronds, entre dalles et boutons.

L’album contient une surprise finale, cachée dans une enveloppe, l’histoire de l’histoire, comme un témoignage fictionnel, une charmante preuve par l’imaginaire et un second bonheur de lecture.

Trek, c’est une simple promenade en montagne, une échappée (très) belle qu’un père et son enfant s’offrent un jour d’été.

Les dessins montrent les préparatifs, le départ en voiture, puis la marche du duo, leurs observations, leurs jeux ; quelques difficultés aussi lors du passage d’une rivière ou l’escalade d’une roche.

Pas un mot ne vient troubler le silence de cet album, et pourtant le message est clair, il éclate image après image, au gré de variations de rythme et de points de vue remarquables : il y a une entente rare, un accord de chaque instant entre ces deux-là,

une communion aussi, avec la nature qui les entoure.

Pete Oswald, grand illustrateur américain, offre au lecteur une parenthèse enchantée pleine de sens et de symbole. Car le but de cette excursion, une photo souvenir le montrera : comme certains plantent des drapeaux, eux sont venus planter un tout jeune sapin, auprès de ses congénères.

L’inscription de cette action dans un continuum familial (on comprend qu’il s’agit d’une tradition, d’une transmission de génération en génération) donne plus de prix encore à cette journée particulière.

Autrice Yael Frankel
Titre L’ascenseur
Editeur Obriart
Age Dès 5 ans
©https://obriarteditions.art/produit/lascenseurde-yael-frankel/

 

Auteur Pete Oswald
Titre Trek
Editeur Helvetiq
Age Dès 4 ans
©https://helvetiq.com/be/trek