Le très grand voyage d’Eliane Druschke & Lucie Martinet

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© Druschke & Martinet, 2019

« L’histoire du garçon parle de la fuite d’un pays en guerre. La sobriété des images et le traitement graphique des images tendent à renforcer le caractère sérieux de cette histoire. De même que l’absence de couleur durant la majeure partie de l’histoire de l’enfant soutient le sentiment de tristesse voire d’inquiétude qu’il peut ressentir durant son voyage. La couleur fait une timide apparition sur l’avant-dernière page de l’histoire lorsque le garçon découvre un horizon dégagé. Le bleu de la mer évoque alors l’espoir d’un avenir meilleur et plus réjouissant. » Ainsi commentent, dans leur travail de mémoire de Bachelor, Lucie Martinet et Eliane Druschke une illustration de l’album jeunesse qu’elles ont elle-même créé dans le cadre de ce travail de mémoire. Le résultat est saisissant. Il est très rare d’allier, avec tant de justesse, inventivité et discours théorique sur sa propre pratique créative… de surcroit quand ce dialogue émane d’étudiantes alors en formation initiale, débutant cet automne 2019 leur carrière d’enseignante !

Intitulé Le grand voyage, l’album a d’abord été conçu par leurs deux auteures comme une ressource didactique à l’adresse des enseignant·e·s, plus particulièrement en fin du cycle 1. Le mémoire qui accompagne l’album est intitulé « Le grand voyage : une entrée dans la lecture d’albums iconotextuels » et a été dirigé par Sonya Florey de l’Unité de recherche et d’enseignement en didactique du français. Il fonctionne à la manière d’un guide de lecture, proposant diverses exploitations très concrètes pour la classe des rapports entre texte et image. Ce mémoire sera prochainement en lice à la HEP-Vaud pour obtenir le titre de meilleur travail de Bachelor… On croise les doigts pour Lucie Martinet et Eliane Druschke !

Pourquoi tant d’éloges ? Parce que l’album est beau et qu’il invite justement à un voyage particulier pour ce qui est de la pratique de lecture à conduire avec les élèves. Parce qu’il est intelligent, explorant de façon toujours pensée le rapport texte-image et interrogeant à divers niveaux le motif de la migration.

Concrètement, l’album est séparé en deux parties, qui déploie chacune une histoire, en parallèle. Le principe n’est pas nouveau. D’autres albums, comme Une semaine chez Papa, une semaine chez Maman (2017), ont déjà été conçus de la sorte. L’un des deux récits narre le voyage d’un jeune garçon devant abandonner ses terres en raison d’une guerre ; l’autre celui d’un flamant rose contraint par la froidure qui s’installe de s’envoler vers un environnement plus tempéré. « Les deux histoires sont séparées par la couverture et s’initient l’une à l’opposé de l’autre. Le geste de devoir retourner le livre pour lire la seconde histoire suggère une certaine opposition des deux récits », indiquent dans leur mémoire Eliane Druschke et Lucie Martinet, qui poursuivent : « Dans chaque histoire, les personnages sont orientés dans le sens de la lecture et leur voyage progresse au fil de l’enchainement des pages. Ils finissent par se croiser sur la double-page finale qu’il a fallu mettre en page pour qu’elle puisse être lue dans les deux sens (vue aérienne et texte orienté sur le côté). Sur cette double-page, on observe aussi un jeu entre le texte et le support lorsqu’on lit “maman a dit qu’on était à mi-chemin” alors que l’on se trouve à la moitié du livre. »

Pour élaborer leur création, les auteures ont tenu compte de résultats de la recherche en didactique de la littérature, qui montrent que la dimension iconique et les rapports texte-image-support sont très souvent mis de côté en classe, empêchant une compréhension fine des albums. Dans le mémoire est précisé le fait que « Le grand voyage présente deux histoires complètement différentes bien qu'elles soient construites à l’aide d'un seul et même texte. […] Le livre tel que nous l'avons construit rend explicite le rôle narratif des images. Ce travail de conception a pour but de montrer et faire voir aux lecteurs les enjeux intersémiotiques des albums. » Pour vérifier que leur album soit un support pertinent pour l’enseignement des rapports texte-image, Eliane Druschke et Lucie Martinet ont mené une recherche auprès de quatre enseignantes de 4P dans le canton de Vaud, qu’elles ont patiemment interrogées dans des entretiens, transcrits en annexe de leur travail de recherche. Ce coup de sonde abonde dans le sens des résultats déjà identifiés par la didactique : d’une part les connaissances des enseignant·e·s sur les rapports texte-image sont souvent lacunaires ; d’autre part les relations intersémiotiques, qui participent de la complexité et de la richesse des albums, ne font pas l’objet d’un enseignement explicite. Les auteures avancent des explications pertinentes à ce sujet, en lien avec le plan d’études romand, la formation très récente des enseignant·e·s sur le sujet ainsi qu’une exposition grandissante à une forte diversité sémiotique des objets littéraires contemporains.

Le texte ET l’image

Sur le modèle de la pièce de monnaie ou de la page papier, l’image et le texte sont inséparables dans la conduite narrative de nombre d’albums jeunesse. Ainsi Le grand voyage se fait un malin plaisir d’exploiter une large gamme iconotextuelle, le rapport entre texte et image pouvant être, suivant les propositions de Sophie van der Linden (2008)[1], complémentaire, redondant ou oppositif. « La priorité du texte ou de l’image n’est pas la même dans les deux histoires. Du côté de l’histoire du flamant rose, l’image occupe une place prépondérante. Elle ne laisse jamais apparaitre le blanc de la page et occupe très souvent l’entièreté de la double-page. Placé sur cette dernière, le texte permet de la compléter et de mieux en comprendre les subtilités. Texte et image cohabitent donc sur le même espace mais l’image porte davantage la narration de ce côté-ci du livre. […] Du côté de l’histoire de l’enfant, il est plus difficile de définir la primauté de l’un sur l’autre. L’image est spatialement moins présente mais elle reste sémantiquement primordiale. Le blanc de la page participe aussi au sens de l’histoire en renforçant l’idée de pertes de repères vécues par l’enfant et sa famille, forcés de quitter leur pays. »

Le même texte accompagné d’une autre image crée des effets de sens différents. Par exemple, lorsque le narrateur du petit garçon puis celui du flamant témoignent, tous deux à la première personne, de la peur qui peut les habiter durant leur voyage respectif :

© Druschke & Martinet, 2019

La peur de l’inconnu et des longues nuits au milieu de rien se pare d’une gravité que celle des éoliennes, compte tenu de l’expression perplexe du flamant et de la figuration graphique de la jambe brisée, ne semble pas contenir.

Pour expliquer le choix de réaliser un tel ouvrage, Lucie Martinet évoque le souvenir d’un album jeunesse présenté en formation, Yakouba de Thierry Dedieu : « Je me rappelle de la découverte voire du choc qu’a représenté pour moi les images et le texte de cet album, qui est venu complètement chambouler mes représentations de la littérature jeunesse. Pour le mémoire, j’ai eu envie avec Eliane de créer quelque chose : par crainte du travail de recherche, on a fait un album ! ». Le souci artistique n’est donc pas défait d’un souci didactique : sur ce plan aussi, la proposition est exemplaire, modélisant par exemple l’apport des images sur le sens de certains mots en contexte iconographique : « Les images en page de garde anticipent sur la première phrase des deux histoires “Il a encore plu cette nuit”. Les obus permettent de comprendre qu’il a “plu des bombes” dans l’histoire du garçon, alors que les gouttes de pluie indiquent qu’il a simplement fait mauvais temps dans l’histoire de l’oiseau. En tournant successivement ces deux pages, on peut opérer un jeu avec le support : la pluie de bombes s’écrase sur la ville détruite, les gouttes d’eau tombent sur les toits de la ville. »

D’autres marques graphiques indiquent aussi qu’au contraire de l’histoire du garçon, celle de l’oiseau est légère. « Elle parle de la migration annuelle des oiseaux. Au début de l’histoire, les couleurs utilisées sont froides. Elles symbolisent l’arrivée du froid et la nécessité pour les flamants roses de partir en direction d’un pays plus chaud. […] Les couleurs deviennent chaudes et vives. Elles le resteront jusqu’à la fin de l’histoire. »

© Druschke & Martinet, 2019

Pour ce qui concerne le graphisme et les illustrations, on identifie la patte d’Eliane Druschke, graphiste de formation. Dans l’histoire du flamant, « les larges aplats de couleurs, l’apparition de l’onomatopée “ZZZ” ou encore du point d’interrogation – lorsque les parents du petit flamant rose le voient trembler sur un fil électrique – accentuent le caractère joyeux et comique de cette histoire. Plus globalement, pour cet album, le choix d’un format à l’italienne – appelé aussi format paysage – vient soutenir le thème de la migration et renforcer l’idée de l’avancée des protagonistes, au fur et à mesure que les pages se tournent ».

Le grand voyage s’adresse aux élèves et aux enseignant·e·s (bien sûr aussi aux enfants et aux parents) et il importe de souligner le rôle joué par l’adulte dans la lecture de l’album. Non seulement l’adulte peut être lecteur à voix haute du récit, mais aussi il accompagne et soumet à discussion les éléments sémiotiques mis en interaction. Le thème mobilisé dans l’histoire du flamant rose – la migration des oiseaux – est plus proche des enfants. Les couleurs utilisées, le choix d’une police de caractère arrondie et le traitement comique des images font que ce côté-ci de l’album correspond bien à un public jeune. « À l’opposé, racontent Eliane Druschke et Lucie Martinet, le thème de la guerre présent dans l’histoire de l’enfant, est éloigné de la plupart des élèves du cycle 1 ayant vécu et grandi en Suisse. Ce sujet est plus accessible à l’adulte qui peut appréhender l’histoire avec plus de connaissances et guider l’enfant pour affiner sa compréhension ou expliquer certaines expressions. De plus, le choix d’une police de caractère à empattements – plus communément utilisée dans la littérature – mais aussi le traitement des images peuvent faire penser que cette histoire s’adresse plutôt à des adultes ».

En outre, aucun ordre de lecture ne prévaut sur l’autre : le lecteur est libre de lire en premier l’histoire du garçon puis celle du flamant. Dans ce cas, la courbe thymique sera plutôt euphorique, passant d’un récit dysphorique à un autre plus joyeux voire comique. Ce qui fait la grande force du Grand voyage, c’est au final sa capacité à évoquer plutôt que de référer. Il présente des situations contemporaines (la migration forcée de peuples fuyant la guerre) sans se restreindre à un contexte particulier (la Syrie par exemple, que les auteures ne connaissent pas et où elles ne se sont pas rendues). Ce pouvoir évocateur à l’œuvre dans Le grand voyage indique que leurs auteures dépassent la posture du témoignage et atteignent un niveau de résonnance plus large et universel. La collaboration entre Lucie Martinet et Eliane Druschke rend compte d’un voyage tout aussi grand que ceux contés dans leur double récit : en transcendant les frontières entre travail de recherche et travail de création, les deux auteures ont su ensemble regarder – à la manière du flamant et du jeune garçon – « plus loin que l’horizon ».

Mais où trouver cet album ?!

Pour l’heure, Le grand voyage n’est disponible qu’en tant que prototype dans sa version autoéditée, avec un tirage confidentiel (collector !). A l’instar du travail de mémoire qui l’accompagne, il peut être acquis auprès des auteures, par mail : lulmartinet@gmail.com ou edruschke@gmail.com. Des contacts très encourageants avec des éditeurs sont déjà pris… Parions que cet ouvrage trouvera rapidement une plus large audience et une visibilité éditoriale, médiatique et didactique qu’il mérite amplement !

[1] Van der Linden, S. (2008). L'album, le texte et l'image. Le français aujourd'hui, 161 (2), 51-58.

 

Par Vincent Capt, chargé d'enseignement, UER Didactique du Français / HEP-Vaud, vincent.capt@hepl.ch

Chronique publiée le 17 septembre 2019