Le dernier des loups. Ou lorsqu’un enfant montre la voie.

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Le loup de la couverture vous regarde de son œil argenté, brillant. Un loup dont l’illustration remplit la page, imposant, qui entoure un garçon de son corps. Les deux personnages dirigent leur regard dans deux directions opposées. Sont-ils alliés ou adversaires ?

© Sébastien Perez et Justine Brax, Editions Albin Michel jeunesse

Le dernier des loups, dans l’incipit, est présenté comme un agresseur. Il est l’ultime survivant d’une meute qui a décimé les hommes du village. Dans cette lutte qui a opposé les humains aux loups, aucun homme n’est revenu. Et aucun loup n’avait été revu. Jusqu’à ce qu’un hurlement rappelle aux villageoises et aux villageois que la série noire n’était peut-être pas terminée. Un enfant, Milo, armé d’un arc, le meilleur des apprentis archers, se désigne pour aller chasser la bête, afin de recréer des conditions de vie acceptables pour les siens.

C’est un récit initiatique que nous livrent Sébastien Perez et Justine Brax, le récit d’un enfant qui, affrontant ses peurs et celles des adultes, grandit et se révèle à lui-même dans un rôle inédit. L’album de grand format offre de généreuses planches illustrées, parfois même des doubles pages sans texte, où des paysages enneigés, Milo et des louveteaux en gros plan ou encore une forêt aux tons bleutés ou rougeoyants soutiennent le récit.


© Sébastien Perez et Justine Brax, Editions Albin Michel jeunesse

Milo poursuit le loup, mais certains indices suggèrent que le loup l’appelle, le conduit à lui : pour organiser un ultime affrontement ? Le récit nous emmène ailleurs : c’est l’humanité de Milo qui sera questionnée, et à travers la sienne, la nôtre. Lors de la rencontre avec le loup qu’il a blessé (qui est en fait une louve), il découvre des louveteaux dépendants de leur mère. En reconnaissant la peur dans leurs yeux, le mimétisme s’impose, une homologie se construit, faisant taire les intentions belliqueuses. C’est un appel qui requiert une réponse de protection, d’apprentissage à vivre ensemble. Fort de cette expérience fondatrice, cette capacité à co-exister avec l’être le plus à l’opposé de soi, Milo retourne dans son village : « Son combat le plus difficile allait commencer. Il devait maintenant leur apprendre à vivre en paix ». Ainsi, la poursuite du loup s’est muée en une acceptation de l’Autre et une volonté à partager cet apprentissage avec les siens.

Un récit d’apprentissage

Le périple du héros est fait d’une succession de rencontres et débute par la promesse faite à sa mère et aux villageois·e·s de les mettre à l’abri du loup. L’enfant rencontre ensuite une paysanne qui vit seule et qui tremble à l’idée que le loup la dévore : elle offrira à Milo le gîte et le couvert. Enfin, son chemin croise celui d’un bûcheron, désespéré car le loup vole les animaux qu’il piège et qui sont nécessaires à la survie de sa famille. Là, c’est Milo qui offre à l’homme de la nourriture. La structure de ces moments est récurrente : la mère, les villageois·e·s, la paysanne et le bûcheron, tous et toutes craignent le loup et voient en ce dernier la cause de leur malheur.


© Sébastien Perez et Justine Brax, Editions Albin Michel jeunesse

 

Or, après les semaines où Milo a vécu avec la famille de loups, assuré leur survie le temps que la louve guérisse, et scellé un pacte symbolique de non-agression, il repart vers son village. Sur le chemin du retour, le texte suggère qu’il doit porter son récit auprès de celles et ceux qui ont contribué à forger celui qu’il est devenu.

Un héros ou deux ?

Plusieurs indices émaillent le texte, qui suggèrent que Milo et la louve sont deux personnages qui évoluent parallèlement, deux courants d’une même énergie : en d’autres termes, qu’ils sont liés, plus intensément que par l’affrontement recherché. Par exemple, lorsque Milo s’engage dans sa quête, il marche en suivant les empreintes du loup. Le texte précise qu’il y pose aussi son pied. Un peu plus loin, une image troublante montre un personnage moitié humain, sous les traits de l’enfant, moitié loup.


© Sébastien Perez et Justine Brax, Editions Albin Michel jeunesse

Le texte évoque l’idée que l’enfant se transforme, intérieurement, du moins : « Peu à peu, la peur l’avait quitté. Milo se sentait plus grand, plus fort. En entendant son pas, les rares animaux sauvages s’enfuyaient maintenant. Ils craignaient le terrible archer. Il siffla. C’était son cri de guerre. Le hurlement du loup lui répondit en écho, indiquant à Milo la direction à suivre. Son sang bouillonnait en lui. Ses yeux étaient injectés de rouge ». Plus loin encore, un enfant joue sur une rive d’un point d’eau. Lorsque Milo se penche pour boire, l’enfant s’enfuit, effrayé. « Milo regarda son reflet dans l’eau. Il vit le loup ».

Le texte invite ainsi à réfléchir à l’humain et aux différentes faces qui le composent. Est-ce que la force qui permet à Milo de poursuivre la louve est si différente de celle de l’animal ? Et son sentiment de peur ? Et sa détermination ? La mise en place de ce jeu de ressemblances et de dissemblances prépare la rencontre de Milo et des louveteaux et organise un contexte qui favorise la reconnaissance d’une similitude entre les personnages, au-delà de leurs caractéristiques propres et éminemment distinctes. Plutôt qu’une confusion des essentialités, le texte évoque le choix de privilégier le caractère commun, secondarisant les attributs spécifiquement humains ou animaux.

Une intertextualité riche

L’intertextualité est plurielle. D’abord, avec La louve, de Clémentine Beauvais et d’Antoine Dépraz[1], ou encore Les enfants loups, un manga en 3 tomes d’Ame et Yuki[2], on perçoit la thématique des frontières perméables entre humain/animal, des jeux de miroirs interrogeant la symétrie des récits.

Ensuite, le thème de la quête : il y a quelques années, Voie Livres avait déjà exploré un album qui avait bénéficié de la collaboration de Sébastien Perez, L’herbier des fées[3]. Là aussi, le texte présentait le récit-recherche, celui d’un botaniste russe qui découvrait des plantes-fées, flirtant avec l’indécision, le fantastique, voire le merveilleux. Ici, le merveilleux s’incarne dans le fait qu’un enfant s’avère être le plus vaillant combattant, celui que le village laisse partir ; dans le fait aussi qu’il apprend à vivre avec des animaux réputés sauvages. L’enfant qui sauve un peuple, l’enfant qui sait mieux que l’adulte, qui montre la voie : ce motif est récurrent dans les textes littéraires, c’est un thème attendu, un topos dirait-on en rhétorique.

Enfin, d’autres textes s’inscrivent dans la lignée des récits initiatiques. Dans Yakouba, de Thierry Dedieu[4], le récit se déroule dans un contexte africain : pour devenir un guerrier, pour devenir un adulte, l’enfant doit affronter un lion, seul. Et en revenir vainqueur. Yakouba rencontre un animal blessé qui implore de lui laisser la vie sauve. L’enfant accepte, et par là même, il se disqualifie aux yeux de sa communauté. Il n’a pas tué le lion, il ne deviendra pas guerrier : il sera donc berger, ce qui dans la hiérarchie des fonctions est une forme de déclassemennt. Le récit se termine par une phrase qui à haute valeur inférentielle : « C’est à peu près à cette époque que le troupeau ne fut plus jamais attaqué par les lions ». Dans Le dernier des loups, le récit se termine lorsque le village est en vue, mais avant que Milo n’y entre en livrant son aventure : le texte laisse penser qu’un nouveau défi commence, où il s’agira de convaincre les villageois·es qu’une vie respectueuse des un·e·s et des autres est possible. Rien n’est gagné. Comme dans Yakouba, on peut supposer que l’apprentissage réalisé par l’enfant n’entre pas si facilement en adéquation avec les visions du monde adulte.

Une autre référence qui nourrit l’intertextualité est Kirikou et la sorcière, le film d’animation de Michel Ocelot[5]. Dans cet univers, également africain, un enfant va à nouveau sauver son village. La sorcière Karaba fait régner la terreur : tous les hommes du village ont disparu, supposément dévorés par la femme maléfique, et la source du village a été asséchée. C’est Kirikou, un enfant de petite taille et à l’intelligence et au courage supérieurs, qui sauvera le village, libérant la source, délivrant les hommes emprisonnés par la sorcièe, et trouvant même la raison qui a rendu Karaba malfaisante : elle souffrait et Kirikou la libère de sa douleur.

Ces récits ont en commun de nous inviter à changer notre regard sur ce qui est réputé possible ou impossible et à ouvrir notre imagination à ce qui semblait axiologiquement et fermement situé, du côté du bien ou du mal. Dans Le dernier des loups, La louve est-elle sauvage, violente, agressive ou nourrit-elle sa famille ? Lorsqu’elle tue, son geste est-il plus violent que celui du bûcheron qui piège des animaux pour les manger et nourrir sa propre famille ? Et que dire de la peur, celle des villageois·e·s, de la paysanne, de Milo, des louveteaux : toutes les peurs se valent-elles ou s’agit-il de les hiérarchiser ? Ce sont autour de ces questions qu’on suggère d’échanger avec les élèves après la lecture de cet album au sens et à la forme remarquables.

 

 

Chronique publiée le 11 octobre 2022

Par Sonya Florey, professeure ordinaire HEP, HEP Vaud (sonya.florey@hepl.ch)

 

[1] Beauvais, C. et Dépraz, A. (2015). La louve. Editions Alice jeunesse.
[2] Ame & Yuki, (2013). Les enfants loups, Editions Kazé.
[3] Lacombe, B. & Perez, S. (2011). L’herbier des fées. Albin Michel.
[4] Dedieu, T. (1994). Yakouba. Seuil Jeunesse.
[5] Ocelot, M. (1998). Kirikou et la sorcière.