La littérature jeunesse pour une pédagogie de la finitude 1/2

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Éduquer à la perte relève d’un « enjeu civique et anthropologique majeur » (El Haïk-Wagner, 2022). Enjeu dont l’école doit s’emparer pour « préparer tout un chacun à la nature changeante des relations humaines et aux deuils qui ponctueront nécessairement son existence ». Diverses pertes de l’existence peuvent induire un processus de deuil : apprendre à quitter un lien, un lieu, un âge, une époque, un état, un proche, etc. Apprivoiser la finitude, c’est apprivoiser le caractère de l’être humain comme portant la mort en lui. C’est donc à la mort que cette chronique s’intéresse et à l’expérience que peut en faire un jeune public. Comment la littérature jeunesse peut-elle devenir vectrice d’apprentissages langagiers et du développement de capacités transversales indispensables à la construction de l’individu ? Afin de comprendre les enjeux d’une éducation à la mort et à la finitude par un enseignement de la littérature à l’école primaire, Voie Livres offre deux chroniques successives. Cette première s’intéresse à deux questions : en quoi la littérature jeunesse à l’école peut-elle participer à une pédagogie de la finitude ? Quels dispositifs didactiques permettent un enseignement de la littérature pour une éducation à la finitude ?

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La littérature jeunesse pour une pédagogie de la finitude ?

 

Porteuse de sens, passeuse de langage là où il peut faire défaut, la littérature jeunesse vise à enseigner la compréhension de textes, à développer des pratiques littéraciques, à profiter de sa valeur esthétique et de sa portée philosophique. Parmi les enseignements propres à l’école primaire, la littérature jeunesse, par la médiation de l’imaginaire, constitue un outil pertinent pour une éducation aux questions existentielles que se posent les jeunes élèves telles l’amitié, le temps qui passe, les liens, la découverte de l’altérité, le voyage, la nature, la mort, l’impermanence, etc…

À la littérature correspondent des objets de savoir. Parmi eux, les pensées et les émotions des personnages sont constitutives de tout récit imaginaire. C’est à elles que l’on attribue un effet cathartique sur le lecteur ou la lectrice, autrement dit libérateur de ses propres émotions. À travers l’intrigue, il ou elle emprunte ainsi un parcours émotionnel qui le fait passer d’un état à un autre en cheminant du début à la fin de la lecture. Par conséquent les outils d’analyse du récit, la matérialité du texte ainsi que les interactions entre l’image et le texte sont des objets d’enseignement indispensables au développement de la compréhension. La mort, elle, est un point de rencontre évident avec les émotions du lecteur ou de la lectrice.

En classe, lorsqu’on lit des textes dont le thème explicite est la mort, c’est souvent en réaction à un vécu, lorsque la mort surgit dans le monde jusque-là ignorant de l’enfant. C’est l’événement qui rend érudit. Le récit, par sa représentation d’un réel extérieur mais semblable à celui du lecteur ou de la lectrice, et par le principe d’identification, réconforte en libérant des émotions refoulées. La nature de l’émotion pouvant varier d’une valence négative à une valence positive, au fil de la lecture, nous pourrions ainsi parler de lecture curative.

Dans d’autres lectures, la mort n’est pas la thématique essentielle et explicite mais elle est évoquée comme un des éléments de l’intrigue : ces textes-là ont d’abord pour objectif un enseignement de la compréhension. Le jeune lecteur est d’abord perçu comme sujet « à penser », plutôt qu’« à panser ». Sans nécessairement avoir à réagir à un événement, la finitude s’enseigne donc au fil de la scolarité comme valeur, concept, présence au monde, par la lecture littéraire en tant que compétence langagière (Schneuwly, 2007), par le développement de stratégies de compréhension (Gagnon & Martinet, 2021) et par une approche sémiologique de l’image et de son interaction avec le texte (Van der Linden, 2013). L’enseignant, par son étayage, se fait passeur de culture, contribue à la construction de l’individu, d’une pensée créatrice et divergente en faisant accéder l’élève à la dimension littéraire des ouvrages.

Deux considérations cohabitent autour du texte littéraire : celle de sa transitivité et celle de son intransitivité (Florey, 2016), la littérature lorsqu’elle « sert une autre cause qu’elle-même » et la littérature lorsqu’elle est une fin en soi. S’agissant de la question de la finitude, deux types de corpus seront proposés dans cette chronique.

Selon une conception transitive de la littérature, certains ouvrages pour la jeunesse s’emparent de thématiques réputées difficiles qui deviennent alors la visée explicite du texte. En choisissant le thème de la mort, ces récits mettent en scène des personnages à qui la conscience du caractère de l’être humain comme portant la mort en lui à chaque moment de sa vie s’est imposée. Le texte est alors chargé d’une mission qui le transcende : éduquer à la finitude par le principe d’identification aux personnages ou de personnification de la mort. À ce premier type d’ouvrages correspondent des récits dont la visée est aussi d’informer (qu’est-ce que la mort ?), voire d’argumenter (comment en parler ?). En tant que thématique principale, elle est portée par un auteur ou une autrice vers un destinataire dont on vise à développer la connaissance.

Au second type de textes correspondent des récits dont la visée est « de divertir, d’éveiller l’imagination, de faire ressentir ou partager les émotions et les sentiments de certains personnages » (IRDP, 2022). La mort est alors un des contenus de l’intrigue. Ces ouvrages peuvent être choisis pour eux-mêmes sans intention de faire de la mort ou de la finitude un objet de compréhension explicite. La littérature n’y porte pas spécifiquement une autre cause qu’elle-même, ce qui est désigné plus haut par la dimension intransitive de la littérature.

En fonction de ces deux types d’ouvrages de littérature jeunesse, quatre dispositifs d’enseignement s’avèrent porteurs d’apprentissages et adaptés à une éducation à la finitude : la discussion philosophique (Lévine, 2016), la lecture scolaire participative (Agnès Perrin-Doucet, 2012), l’écriture littéraire et créative (Renaud, 2016 ; Detcheverry, 2019) et la lecture en réseau (Tauveron, 2002).

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La discussion philosophique

 

 

L’enfant se préoccupe de la relation au monde des humains et éprouve un intense besoin de faire part de ses découvertes sur ce point, une façon de mettre de « l’ordre dans la réalité » (Lévine, 2016). Ainsi, dans le contexte scolaire, les échanges entre pairs sont organisés par l’enseignant qui ne devient plus détenteur d’un savoir mais garant d’une circulation sécurisée de la parole pour une co-construction de la définition d’un concept. Invitant l’élève à élaborer un propos autour d’une thématique universelle telle que l’amitié, la peur, la confiance, l’enfance ou l’âge adulte, le courage, la justice, la guerre, la mort, etc. la discussion philosophique permet la construction de la pensée par le langage oral. À l’issue des interventions de chaque élève, l’adulte effectue une synthèse des propos énoncés en créant des liens, soulignant les paradoxes propres à la réflexion philosophique. Les ouvrages de littérature jeunesse dont le texte narre ou thématise explicitement la mort dans une dimension transitive soutiennent fortement ce type de dispositif.

La lecture scolaire participative

 

 

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La lecture scolaire participative (Agnès Perrin-Doucet, 2012) est communément appelée lecture offerte. Elle offre en effet à l’élève la rencontre régulière, voire quotidienne, avec des livres lus par l’adulte sans déployer des activités spécifiques d’apprentissage. Elle est ainsi un « cadeau » destiné à entretenir le plaisir de lire sans systématiquement instrumentaliser la littérature jeunesse. Souvent ritualisé, ce dispositif vise à développer le gout de la lecture, à nourrir l’élève de récits, à constituer une culture littéraire commune et à ouvrir la réflexion et l’imagination suscitée par le texte. Pour une pédagogie de la finitude, c’est lors des échanges qui suivent la lecture d’ouvrages que la pensée des élèves s’élabore et se verbalise par l’étayage de l’enseignant. Cette médiation conditionnelle à la construction du sens fait préférer le terme de lecture scolaire participative plutôt que celui de lecture offerte à Agnès Perrin-Doucet qui propose une méthode dont le but est de favoriser l’écoute et la discussion, de donner des habitudes de réflexion en passant par une phase systématique d’échanges.

La finitude en est un sujet de prédilection. Dans leur dimension intransitive, les ouvrages de littérature jeunesse dont le texte ne porte pas l’intention explicite de faire de la mort ou de la finitude un objet de compréhension bien qu’elles fassent partie du récit, constituent des supports particulièrement adaptés à ce dispositif.

L’écriture littéraire et créative

 

La Sallaz, 2019 © tous droits réservés

Ces ouvrages littéraires sont également des vecteurs très porteurs pour inviter les jeunes élèves au plaisir de l’écriture. Considérant l’écriture comme pratique première et essentielle, Bucheton (2015) associe à la notion de créativité celle de réflexivité. L’écriture créative est définie comme puissamment réflexive, conjuguant l’exploration du langage et de la pensée. Elle permet la création de textes subjectifs ou poétiques faisant de la finitude un élément de la vie humaine au même titre que tout sujet lié à l’humain. Les ouvrages dont la mort est un des éléments d’une intrigue qui la dépasse en sont de féconds projets d’écriture. Écrire et imaginer la lettre qu’un personnage disparu aurait envoyé au héros d’une histoire, écrire et imaginer le message qu’une jeune héroïne aurait laissé à ses parents avant de partir seule à l’aventure pour vivre un deuil, écrire des conseils à un personnage endeuillé, etc. De quoi libérer des pensées complexes vis-à-vis de la perte par l’adoption du point de vue d’un personnage.

 

La lecture en réseau

  

 

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Selon Tauveron (2002, pp.145-159), tout dispositif servant à enseigner la littérature doit « permet[tre] à l’élève de rencontrer le texte et de le problématiser », toute compréhension suppose une mise en relation. Le travail d’élaboration du sens par le texte, l’image, le rapport qui les unit, accompagne l’élève vers la dimension esthétique et symbolique de récits, lui permet d’affiner sa relation au texte, de comprendre les enjeux narratifs d’un ouvrage. Mis en réseau, plusieurs ouvrages partageant une même thématique, un même univers, développent plus encore l’accès au sens des textes littéraires. La lecture en réseau consiste ainsi à mettre en relation un livre avec d’autres livres aidant à connaitre les mondes évoqués. En créant des isotopies entre les textes, le réseau permet d’identifier des singularités autour d’un auteur ou d’une autrice, d’un procédé d’écriture, d’un personnage ou d’un objet du monde telle que la mort. Inscrire les élèves dans une séquence de lecture en réseau leur permet de comparer les différentes façons d’évoquer la mort en distinguant par exemple les récits où elle est explicite et ceux où elle est suggérée et en s’intéressant aux façons dont elle est illustrée ou mise en mots. Ce dernier dispositif devient justement intéressant à mettre en œuvre à partir des deux types d’ouvrages selon leur dimension transitive et intransitive. Comprendre la finitude en construisant des repères culturels et littéraires plutôt qu’exclusivement émotionnels est alors un processus clé dans la construction des capacités transversales telles que la pensée créatrice et la démarche réflexive (Plan d’études romand, 2010).

Et puisque nous n’en avons pas fini avec la finitude, lors de la prochaine chronique, des propositions d’ouvrages propices à lire en classe seront faites pour chaque dispositif.

 

 

Chronique publiée le 16 mai 2023

Par Claire Detcheverry (HEP Vaud) – claire.detcheverry@hepl.ch

 

*Cette chronique a été rédigée à partir d’un chapitre à paraitre dans un ouvrage collectif (Pour une pédagogie de la finitude, automne 2023, Presses Universitaires du Québec), sous la direction de Christine Fawer Caputo (HEP Lausanne) et Jacques Cherblanc (Université du Québec).

 

Références bibliographiques

 

Bucheton D., (2014). Refonder l’enseignement de l’écriture. Retz

Detcheverry C. (2019). Oser enseigner l’écriture littéraire en primaire. Un dispositif de formation en didactique de l’écriture littéraire et son impact sur le rapport à son enseignement chez des enseignant·e·s de 4e. Mémoire de Master en Didactique du français à l’Université de Genève & HEP de Lausanne.

Florey S. (2016). La littérature au service d’une autre cause qu’elle-même. URL:https://www.voielivres.ch/la-litterature-au-service-dune-autre-cause-quelle-meme/

Lévine J.& alii (2008), L'enfant philosophe, avenir de l'humanité ? : ateliers AGSAS de réflexion sur la condition humaine. ESF éditions.

Perrin-Doucey, A. (2012). Apprentissage de la lecture et construction de l’identité de lecteur au cours préparatoire. Thèse de doctorat à l’Université de Grenoble, École doctorale Langues, Littératures et Sciences Humaines

Tauveron, C. (2002). Lire la littérature à l’école. Pourquoi et comment conduire cet apprentissage spécifique ? De la GS au CM. Paris : Hatier.