Dis-moi comment ça marche, l’album ?

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G. et A. Zullo, (2015). Mon tout petit, Genève : La joie de lire©

 

 

Entretien avec Christophe Ronveaux (Université de Genève) mené par Carole-Anne Deschoux (HEP-Vaud)

 

Le réseau de l’album Comment ça marche existe depuis 2017. Il a été initié par une réflexion autour de la science-fiction avec le titre « le futur est déjà là ». Depuis trois ans, régulièrement, chercheur.e.s, enseignant.e.s, coordinateurs et coordinatrices pédagogiques, artistes, prescripteurs et prescriptrices, bibliothécaires, acteurs et actrices culturel·le·s se réunissent autour de thématiques qui concernent le livre et sa diffusion pour la jeunesse. Dans le cadre de ce réseau, quatre capsules vidéo ont été réalisées sur des albums de Germano et d’Albertine Zullo. Bingo ! Entretemps, le travail d’Albertine est récompensé par le prestigieux prix Andersen. C’était l’occasion pour Voie Livres d’entrer par effraction dans une belle œuvre. Nous donnons la parole au coordinateur du réseau, Christophe Ronveaux, maitre d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève.

 

Carole-Anne Deschoux :

Pouvez-vous nous présenter ce réseau ? Qui regroupe-t-il ? Que vise-t-il ?

Christophe Ronveaux :

C’est un réseau intercantonal (Genève et Vaud) qui réunit différents acteurs autour de l’album. Il vise à faire connaitre cet étrange support qu’est l’album. L’idée est de rassembler les passeurs de culture autour de l’album contemporain, y compris numérique, pour comprendre comment ça marche. Journées d’études pour chercheur·e·s en didactique, formations continues pour enseignant·e·s, évènements dans les théâtres et conférences dans les librairies pour Monsieur et Madame-tout-le-monde ; tous les formats sont bons pour questionner, échanger, diffuser ce qui fait l’intérêt mais aussi les difficultés de la littérature destinée à la jeunesse. En réalité, c’est pas si simple de lire ces nouveaux supports qui mobilisent texte, image, son et support. Pour raconter une histoire ou transmettre des savoirs, les textes d’aujourd’hui combinent, de manière parfois très subtile, plusieurs systèmes sémiotiques qui compliquent la tâche du lecteur. Il y a là un joli nœud : même si le lecteur est plus libre, il n’a pas toujours les clés pour prendre l’initiative et interpréter. D’où l’urgence de se « rendre aimable » l’album pour la jeunesse, et plus généralement les supports composites contemporains.

C.-A.D : Justement cette année vous avez sorti quatre capsules vidéos, pouvez-vous nous en dire plus ?

CR :     Le projet de capsule a été pensé et réalisé en collaboration étroite avec des bibliothécaires et le Service École-Média à Genève, toujours dans cette idée de rassembler les différents acteurs et actrices de la diffusion du livre pour familiariser les utilisateurs et utilisatrices avec l’album, ici les enseignant.e.s. Le concept est simple : on fait parler des lecteurs et lectrices sur une œuvre et on s’invite chez les auteur.e.s pour les faire parler de leur travail. Premier temps, un lecteur ou une lectrice découvre un album et dévide sa pensée à voix haute dans le fil de sa lecture, puis on fait réagir les auteur.e.s ; deuxième temps, le lecteur ou la lectrice pose une ou deux questions aux auteur.e.s sur leur travail, puis ces dernièr.e.s répondent. La médiation se fait par le truchement d’une tablette. La réalisatrice, Kim Nguyen-Phuoc, tenait beaucoup à cette tablette qui fait le lien entre les deux lieux, la bibliothèque d’une part et la maison des Zullo d’autre part. Il faut bien reconnaître que le résultat est convaincant. C’est le jeu de lecture-réaction-question-réponse qui permet de saisir progressivement le travail scénaristique de l’œuvre des Zullo. Au fil des réponses, on comprend qu’une histoire ne se raconte pas seulement dans l’alternance du texte et de l’image. Dans une des capsules, Germano commente ses « brouillons ». Une première phrase évoque un voyage. Puis, un lieu est décrit. Une ville nait du scénario. Albertine réagit, modifie, puis Germano récrit et détaille. L’efficacité de l’intrigue est dans le tissage de ces strates.  Démystifier l’œuvre géniale pour garantir à tous et toutes un accès facilité au texte, voilà la visée de ces capsules. Une forme d’immersion en somme dans l’activité sémiotique complexe de la production du sens, côté lecture et côté création !

G. et A. Zullo, (2012). Ligne 135, Genève : La joie de lire©

C.-A. D : Nous avons besoin d’en savoir plus. Vous avez conduit des lectures « par effraction » dans quatre textes ?

CR :     Regardons d’un peu plus près le dispositif de l’effraction. Chaque lecture est circonscrite à un passage. Des entraves matérielles (élastiques ou pinces à linge) entravent la lecture de ce qui précède ou de ce qui suit. Par exemple, dans la première capsule, Pauline Zürcher l’enseignante lit les premières pages et doit s’arrêter sur la double page qui présente un camion rouge arrêté au bord d’un précipice. Elle est invitée à imaginer une suite. Dans une autre capsule, Matthieu Merhan le chercheur, ne peut consulter que les premières et les dernières pages intersticielles (le reste de l’ouvrage est entravé). Il est invité à formuler un scénario dans une forme minimale, la phrase simple, par exemple. Toutes ces petites situations problèmes orientent l’activité interprétative de la même manière : le lecteur ou la lectrice est forcé.e de s’attarder sur le système d’information de la double page. Texte, illustration, mise en page, typographie, matérialité du support, tous les systèmes sémiotiques sont sollicités pour se représenter l’histoire. Ce moment est jubilatoire !

G. et A. Zullo, (2010), Les oiseaux, Genève : La joie de lire©

C.-A. D : Et les enseignant.e.s là-dedans ? Comment exploiter ces capsules ?

CR :     Le Plan d’études romand prescrit un enseignement de la lecture par les textes. Dans cette approche communicative, le processus de production des textes est central. Il aide l’élève à se représenter la situation de communication. Toutes les capsules parlent de cela. On apprend comment une idée devient un texte, comment un texte devient un livre, comment les auteur.e.s tissent mots et images pour casser les codes de la narration.

C.-A. D : Pourquoi avoir choisi les albums d’Albertine et de Germano Zullo ?

CR : Parce que ce sont des « locaux », publiés par une maison d’édition genevoise ! Avec la complicité des services culturels de la ville, le contact de l’école avec les artistes est facilité. Mais surtout, c’est une œuvre qui se fait sous nos yeux. Les Zullo ne font pas de concession quand ils tiennent une histoire. Ils se mettent tout entier à son service. Dans la capsule sur Mon tout petit, Albertine nous confie son carnet d’esquisses : un trésor pour la critique génétique. L’on y voit toutes les tentatives de l’illustratrice pour représenter une maman qui transmet. Les robes sont d’abord colorées, riches de motifs. Puis elles se font plus sobres, plus discrètes. Trois ans de recherche pour déboucher sur l’épure qui figure dans l’album que nous lisons aujourd’hui… Ces capsules disent qu’un artiste rature, reprend, récrit, travaille la matière.

C.-A.D : Le prix Andersen est le prix Nobel de la littérature de jeunesse. Il est décerné à une œuvre qui fait preuve d’un puissant idéal. Où le voyez-vous pour Albertine ?

CR :     L’idéal d’une vigilance que les Zullo, pas seulement Albertine, déploient pour chaque projet. La structure des gratte-ciel atteste de cette vigilance. L’histoire d’abord : deux milliardaires se font concurrence. C’est à celui qui bâtira la plus haute tour. L’une des deux tours s’effondre. L’on s’attend à une deuxième catastrophe. Elle n’arrive pas. Dans une superbe indifférence, le milliardaire préservé commande une pizza. Qui mange la pizza de la fin ? Surprise ! C’est une famille de sangliers qui l’emporte. Une fin totalement inattendue et tellement drôle qui fait dire à Elsa, la petite lectrice de l’album que nous avons filmée, que cette « fin est bizarre ». La bizarrerie est constitutive d’une œuvre faite de chausse-trappe, de leurre, qui provoque la lecture. Nos capsules ont pour fonction de saisir un instantané de cette provocation pour la reproduire ensuite à loisir dans les classes pour le plus grand bonheur de sujet lecteur.

 

G. et A. Zullo, (2011). Les gratte-ciel, Genève : La joie de lire©

 

C.-A.D : S’il faut garder trois idées de l’album comment ça marche avec les Zullo…

CR :     C’est une œuvre facétieuse, exigeante et généreuse.

Pour poursuivre :

Ronveaux, Ch. (2020), Les albums d’Albertine et Germano Zullo, comment ça marche ? Educateur, 5, 16-18. https://www.le-ser.ch/sites/default/files/2020.05.dossier_Les%20albums%20d’Albertine%20et%20Germano%20Zullo%2C%20comment%20ça%20marche%20%3F.pdf