Dire le corps aujourd’hui
Présentation de l’ouvrage collectif Ceci est mon corps ©
Dans la lignée de la chronique traitant de nouveaux modèles féminins dans la littérature jeunesse, nous vous proposons cette fois-ci d’aborder un ouvrage collectif, publié par la maison d’édition Rageot, en collaboration avec le magazine féministe Causette. Ceci est mon corps est conçu comme un recueil de six nouvelles – qui sont soit des récits autobiographiques, des témoignages ou des fictions – contenant autant d’histoires originales autour du corps. Le recueil ne contient aucune illustration hormis celles présentes sur la couverture, et s’adresse aux adolescentes (dès 15 ans) « nées dans un corps de fille, et qui vont traverser certaines étapes de la puberté, avec un corps identifié comme un corps de fille » (p. 9), tout comme aux personnes ne connaissant pas nécessairement les étapes biologiques de la puberté féminine.
Pourquoi cette thématique ? Alors que nous surfons sur la vague #MeToo et celle du mouvement body positivity, alors qu’une série comme Sex education déconstruit avec succès les stéréotypes liés à la sexualité adolescente, est-il encore nécessaire d’insister sur l’acceptation et la liberté de tous les corps de femme ? La réponse est oui ! Car l’adolescence est une période où l’image et l’estime de soi se construisent encore trop souvent par des mécanismes de comparaison à « la » norme, Ceci est mon corps souffle un vent de fraîcheur. Il contient un message important adressé aux jeunes femmes du monde entier : « Ceci est mon corps : puissant ou chétif, d’ébène ou d’albâtre, douloureux ou glorieux, sage ou effronté…Je n’en fais pas une religion, mais il est sacré et il doit être respecté. Il se métamorphose sans cesse…et je l’assume tel qu’il est ! » (en couverture). Bien que l’ouvrage ne se prête pas forcément à une transposition didactique en classe, les réflexions qu’il suscite légitiment cependant sa place dans le monde scolaire. Ainsi, le conseiller ou l’offrir en lecture aux jeunes hommes et femmes leur permettra sans doute de remettre en question les idées reçues, d’accepter certaines différences ou d’adopter un regard bienveillant face aux corps, quels qu’ils soient…et rien que pour cela, il vaut le détour !
À vous maintenant de découvrir nos troubles, nos histoires et nos colères, qui ont tous en commun un organe dont on ne parle pas et qui pourtant s’est glissé, mine de rien, un peu partout : le cœur. (p. 10)
Six histoires, six thématiques, six voix uniques
La particularité du recueil est qu’il donne carte blanche à six voix – celles de Faïza Guène, Louise Mey, Anna Cuxac, Ovidie, Lauren Malka et Alizée Vincent – qui abordent chacune une thématique les touchant plus particulièrement, à travers leur propre expérience ou par le biais de témoignages recueillis au fil des années. La première nouvelle se penche sur la problématique des cheveux crépus, ou « h’rash », par le biais d’une mise en récit de l’expérience intime de Faïza Guène, tandis que la thématique de la poitrine est traitée sur un ton humoristique, avec une alternance entre la voix de la narratrice, l’autrice féministe Louise Mey, et celle de témoignages recueillis sur un blog en ligne. Anna Cuxac, journaliste, s’est, elle, intéressée à la question du genre, qu’elle aborde avec le récit poignant de Thimothée, à travers les échanges écrits qu’il a entretenus avec sa mère durant ses années de transition. La journaliste et autrice Lauren Malka propose, quant à elle, un traitement original de ce qu’est un estomac, avec une nouvelle de science-fiction centrée sur le personnage d’Intestine, en prise avec une pieuvre qui s’est emparée de ses intestins. L’autrice et réalisatrice Ovidie offre, à partir du thème des bras, un témoignage touchant sur le harcèlement dont elle a été victime adolescente. Enfin, la journaliste Alizée Vincent mène l’enquête sur le regard que les jeunes filles portent sur l’appareil génital féminin, ainsi que sur les manières de le désigner.
À partir de leur propre expérience, de récits d’autrui ou de fictions, les six autrices proposent de déconstruire avec subtilité et justesse les problématiques auxquelles les jeunes filles sont souvent confrontées et qui sont révélatrices de stéréotypes encore trop ancrés dans les imaginaires collectifs. Globalement, le langage reste relativement engagé et défend sans détours la cause féministe. La diversité et l’originalité des histoires permettent une lecture de bout en bout, tout comme un butinage au gré des envies. Le ton, parfois poétique, est aussi souvent pédagogique, permettant ainsi aux lecteur·trice·s de se situer au sein des différentes réflexions, notamment par le biais d’adresses directes. L’écriture cède également la place à une parole autobiographique, qui met en lumière certaines expériences bouleversantes, vécues par des jeunes femmes d’hier et d’aujourd’hui.
Ce sont aux gens qui vous agressent, avec des mots, des regards et des gestes, d’avoir honte. Et rien, rien dans le corps que vous avez, les choses que vous pouvez dire ou les gestes que vous pouvez faire, rien ne justifie que ces gens vous fassent mal, vous touchent sans votre consentement ou vous mettent mal à l’aise. Et si vous pensez que si ça vous arrive, c’est parce que « vous faites plus que votre âge », ne le prenez surtout pas mal mais : c’est faux. (p.45)
Le tabou de l’intestin vorace
La contribution la plus surprenante, autant au niveau de la thématique que de l’écriture, est certainement Le ventre d’Intestine, nouvelle de science-fiction qui traite de problèmes intestinaux, souvent méconnus et relativement tabous. La narration est cadrée par Juliette, étudiante en médecine et qui s’intéresse de près aux dérèglements de l’intestin. Un jour, celle-ci retrouve un sac contenant les carnets d’une adolescente, Intestine, qui y raconte son combat quotidien avec son estomac. Au fil des découvertes de la narratrice, on apprend qu’Intestine entretient une relation compliquée avec sa mère, qui accepte mal les soucis psychologiques et physiques que sa fille subit à cause de dérèglements intestinaux. En même temps, le mystère autour de l’organe intestinal s’intensifie au fil de la nouvelle, avec la reproduction des carnets d’Intestine, dans lesquels elle tente de comprendre les sources de son mal-être.
« Je m’appelle Intestine, j’ai quatorze ans. Et je suis née avec une particularité : une pieuvre gigote au fond de mon intestin. » (p.107) démarre le récit de la coexistence entre Intestine et cet animal vorace qui imite à la perfection l’intestin humain, se développe de façon autonome et contrôle la jeune femme de l’intérieur. La personnification de l’intestin par la pieuvre dote la nouvelle d’une dimension fantastique qui entretient le malaise et le mystère, en même temps qu’elle permet de saisir l’incompréhension et le tabou entourant souvent ce type de maladie vécu par les jeunes femmes. La nouvelle se termine avec un message qui leur est adressé et qui soulève notamment les liens entre les émotions et la manière dont celles-ci se cristallisent dans l’intestin :
« Notre ventre abrite un animal sauvage et intelligent, un concentré de créativité, d’angoisses et d’excréments. Cet animal, c’est le nôtre. […] Ce que [les filles] doivent chercher, c’est à connaître ce petit animal au fond des tripes. C’est lui qu’elles doivent apprendre à écouter, savoir ce qu’il aime manger, ce qui l’enflamme, ce qui l’inflamme, ce qui l’excite, ce qui l’irrite et ce qui le console. C’est la seule façon de découvrir dans quelle direction il cherche à les entraîner. Cette énigme, nous devons la résoudre seules. » (pp. 117-118)
À la conquête de son corps, à la conquête de soi…
Ceci est mon corps, qui est, à notre sens, unique en son genre, a le potentiel d’accompagner les jeunes femmes dans l’établissement d’une relation saine et harmonieuse avec leur corps. En parallèle, la lecture de l’ouvrage les exposera à des voix fortes et engagées pour les libertés et les droits des femmes, ce qui, durant la période adolescente, peut devenir une ressource importante menant à une forme d’affirmation de soi. Le traitement de thématiques aussi intimes permet notamment aux adolescentes de se renseigner au sujet de problématiques souvent taboues, en l’occurrence abordées de manière intelligente, documentée, bienveillante et subtile. L’intime est dès lors au service de l’élaboration d’un message collectif sur l’acceptation de soi. Comme le précise lsabelle Motrot dans la préface, le titre Ceci est mon corps « signal[e] que désormais, notre corps est bien celui que nous désignons nous-mêmes. Et plus du tout (ou en tout cas de moins en moins) celui qu’on aimerait nous voir adopter » (p. 5). Encourageons donc les jeunes femmes à se renseigner à son sujet, à se l’approprier, à l’habiter et à l’assumer pleinement, car personne d’autre ne le fera à leur place !
Chronique publiée le 28 septembre 2020
par Violeta Mitrovic, HEP Vaud, violeta.mitrovic@hepl.ch