Anatole qui ne séchait jamais, ou comment faire pour que toutes les formes d’humanité se réalisent

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© Boulay, Stéphanie, et Bray-Bourret, Agathe, Anatole qui ne séchait jamais, 2018, Éditions Fonfon. Image repérée à https://www.leslibraires.ca/livres/anatole-qui-ne-sechait-jamais-stephanie-boulay-9782923813738.html.

 

En juin dernier, l’une des auteur·es de littérature jeunesse les plus connues et les plus encensées, nulle autre que la créatrice de la saga Harry Potter, J.K. Rowling, a (re)fait les manchettes pour ses propos offensants à propos des personnes transgenres[1] sur Twitter. L’auteure à succès s’est défendue avec une longue lettre, aussi jugée transphobe par plusieurs à cause des nombreuses informations erronées et pour la position biologiquement essentialisante[2] qu’elle contenait. La semaine dernière, elle lançait Troubled Blood, un roman policier publié sous le pseudonyme de Robert Galbraith, dont un des personnages principaux est un homme cisgenre hétérosexuel qui commet ses crimes en jouissant de l’anonymat que lui procurent les vêtements de femmes dont il est vêtu… Il y a là un schéma malheureux,  qui a déçu et choqué beaucoup de lectrices et de lecteurs assidu·es[3], qui s’étaient reconnu·es dans les personnages de la saga Harry Potter – tour à tour courageux, marginaux, assumés, rêveurs – et profondément heurté les membres de la communauté trans, surtout au vu des discriminations quotidiennes persistantes et systémiques qu’elle subit, et même si l’auteure a, dans d’autres romans, développé des personnages trans.

 

Une réalité brutale

 

C’est un euphémisme de dire qu’on raconte peu la vie des personnes transsexuelles et intersexuées dans les romans, les albums. Leur réalité est-elle trop difficile à dépeindre ? Les personnes trans sont sujettes à différentes formes d’oppression et de rejet, et ce, à plusieurs niveaux : à l’intérieur de la cellule familiale, à l’école, puis, plus tard, en matière de logement et d’accès au monde du travail. La stigmatisation considérable à laquelle les personnes transsexuelles sont encore confrontées se traduit aussi par un manque de protection juridique, des taux de chômage et de pauvreté plus élevés que pour les personnes cisgenres en moyenne (30 % contre 16 %, selon un rapport américain de 2019). Elles sont plus nombreuses à vivre des violences physiques et des agressions à caractère sexuelAux États-Unis, 22 % des personnes transgenres qui ont eu des contacts avec la police en 2013 ont été victimes de harcèlement policier fondé sur des préjugés. Ces statistiques vont de pair avec d’autres ayant trait à la santé mentale, qui expriment un profond mal-être : 41 % des personnes transgenres vont tenter de mettre fin à leurs jours à au moins un moment donné de leur vie – un taux 25 fois supérieur à celui de la population générale.

 

La littérature jeunesse comme lieu de dialogue social

 

Il y a donc là un enjeu d’ordre social et de bien commun dont la littérature jeunesse peut se saisir. Est-ce que la littérature jeunesse devrait se mêler à ces débats contemporains, à cette réalité crue, loin de la magie des phénix, des pierres philosophales, des dragons et des balais volants ? A-t-elle un tel rôle à jouer ? Devrait-elle être investie d’une mission sociétale, et chargée de prendre position sur ces enjeux ?

La littérature jeunesse peut embrasser une fonction utilitaire, et aborder des questions morales, philosophiques, tout en instillant le plaisir de lire et de découvrir : elle le fait déjà souvent (citons ici les contes d’Anderson en exemple, qui suscitent la réflexion et contiennent des morales). Elle peut accompagner les jeunes lecteur·trices dans l’identification de thèmes qui font débat, métaphoriquement ou non, et peut parvenir à remettre en question des idéologies ou traiter de sujets qui affectent la vie quotidienne des enfants, en tant que principaux destinataires des livres jeunesse. Les livres peuvent ainsi s’adresser aux enfants et à leurs parents, et à jouer le rôle que l’on voudrait que d’autres médias dédiés à la fiction (films, séries télé) jouent : celui de représenter des réalités, et corollairement, ouvrir à d’autres « possibles ». On sait aussi que parfois, la littérature jeunesse est confinée dans un monde de stéréotypes, notamment de genre, et qu’on aimerait la voir aller au-delà de ceux-ci.

 

 

© Boulay, Stéphanie, et Bray-Bourret, Agathe, Anatole qui ne séchait jamais, 2018, Éditions Fonfon. Image repérée à https://www.facebook.com/editionsfonfon/photos/anatole-est-inconsolable-rien-ni-personne-ne-peut-soulager-sa-peine-jusqu%C3%A0-ce-qu/1710344552348431/

 

 

Normaliser les différences, avec douceur

 

Le défi qu’ont voulu relever Stéphanie Boulay, auteure, et Agathe Bray-Bourret, illustratrice, avec l’album Anatole qui ne séchait jamais, est celui de représenter de façon positive la lutte pour l’acceptation de soi. La structure narrative induit une identification totale du lecteur ou de la lectrice à la sœur d’Anatole, Régine, personnage principal et narratrice. Celle-ci est animée du désir de trouver l’élément qui rend la vie de son frère si pénible. Parce qu’en effet, Anatole n’en finit plus de pleurer, et il traine sa tristesse partout – dans la cour d’école, dans sa chambre, au parc – et tout le temps : aux repas, à la pause de récré, les jours de beau temps… Anatole a-t-il mal aux dents ? S’est-il écorché le genou en tombant ? La cause de ce mal-être, de ce repli sur soi, est inconnue de toutes et tous, même du principal intéressé, et invisible, aussi… Son papa et sa sœur en sont chamboulé·es, parce que répondre à un mal qu’on ne peut pas pointer, qu’on ne peut pas nommer, c’est effrayant. La sœur d’Anatole, par amour, décide de mener une enquête. S’ensuit une série de rebondissements où l’idée sera d’identifier, de visibiliser ce qui ne va pas, parmi tous les maux dont peuvent souffrir les enfants, et toutes les peurs qu’ils et elles peuvent avoir. Anatole et le père constituent ici plutôt des adjuvants dans l’enquête que mène Régine – et le lecteur/la lectrice –, et tous oeuvrent à créer une bulle de bonheur, envers et contre une société qui essentialise et qui, dès lors, nuit.

 

© Boulay, Stéphanie, et Bray-Bourret, Agathe, Anatole qui ne séchait jamais, 2018, Éditions Fonfon. Image repérée à http://editionsfonfon.com/collection/histoiresdevivre/anatole-qui-ne-sechait-jamais/

 

La cellule familiale est dans le récit un « safe space », un lieu où les personnes appartenant à des minorités (qui peuvent être ethniques, sociales, de genre) peuvent se sentir à l’abri des discriminations et du harcèlement, et peuvent s’attendre à être écoutées, comprises. Le récit agit comme une piqure de rappel du rôle majeur que jouent les parents et l’école, aussi, dans les maux de l’enfance.

Destiné à un public de 6 à 10 ans, ce livre est un touchant récit de quête identitaire, et amène sa pierre à l’édifice de la normalisation des différences. Il aborde franchement le sujet de la transidentité, avec sensibilité et optimisme. Par son usage de métaphores fortes (Anatole qui pleure toujours, le « jardin intérieur »…) et des descriptions rêches des personnages qui semblent entraver ou juger l’émancipation d’Anatole (« en grandissant, il arrive qu’on devienne sec et cassant comme de la broche à foin »), l’album pèche peut-être un peu par le côté didactique, un peu moraliste, qui semble avoir présidé à sa démarche. Cette clarté dans la prise de position peut toutefois représenter un avantage, sur le plan de la compréhension, en classe, par exemple, de l’œuvre. Comme Régine, nous sommes investis d’une mission : celle de fournir à Anatole une société dans laquelle il peut s’épanouir.

Loin des statistiques violentes et des réalités cruelles qui sont encore le lot de la communauté trans, Anatole qui ne séchait jamais nous amène dans un monde doux, un monde d’acceptation où différentes formes d’humanité peuvent se réaliser pleinement. Le mal-être d’Anatole, toujours en pleurs, n’est finalement pas qu’un problème vécu sur le plan individuel, mais un drame collectif. Il est un rappel que c’est du devoir de tous et toutes de permettre aux autres d’exister tels qu’ils·elles sont.

© Boulay, Stéphanie, et Bray-Bourret, Agathe, Anatole qui ne séchait jamais, 2018, Éditions Fonfon. Image repérée à http://editionsfonfon.com/collection/histoiresdevivre/anatole-qui-ne-sechait-jamais/

 

« À toi qui te sens différente, différent.

Tu es parfaite, tu es parfait.

Comme tu es. »

-Stéphanie Boulay

 

[1] Les personnes transgenres, ou personnes trans, sont des personnes dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe leur ayant été assigné à la naissance. Les personnes dont l’identité de genre est en accord avec leur sexe biologique sont appelées cisgenres.

[2] L’essentialisme biologique appliqué à la notion de genre est une position selon laquelle les hommes et les femmes sont différents par essence, le sexe biologique déterminant nécessairement le genre d’une personne, son physique et son comportement. Cette position s’oppose à celle du constructivisme social. À cause de ses prises de position jugées essentialistes, J.K. Rowling s’est vue taxée de « TERF », l’acronyme de Trans-Exclusionary Radical Feminist (le terme est utilisé pour représenter les féministes qui sont d’avis que les luttes des personnes transgenres font de l’ombre aux luttes pour les droits des femmes).

[3] Les lectrices et lecteurs intéressé·es par cette controverse pourront trouver un article rendant compte des prises de position transphobes de J.K. Rowling sur les réseaux sociaux depuis juin ici. Notons que J.K. Rowling ne reconnait pas le caractère discriminatoire de ses positions.

 

Chronique publiée le 22 septembre 2020

Par Rosalie Bourdages, assitante diplômée à la HEP Vaud, rosalie.bourdages@hepl.ch