Comment l’autrice phare du conte merveilleux est-elle passée à la trappe ?

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Après six années de cursus universitaire en langue et littératures françaises, je suis toujours étonnée de découvrir des auteurs et autrices francophones dont l’Université (belge ou suisse, les deux pays où j’ai étudié) s’est bien gardée de nous parler. Il s’agit de femmes renommées en leur temps que l’on n’évoque plus, même dans un cours d’histoire littéraire, d’écrivain.e.s belges, sénégalais.e.s ou algérien.ne.s qui, puisqu’ils ou elles ne sont pas issu.e.s du creuset français au sens très national du terme, n’auront le droit d’être enseigné.e.s que dans des modules optionnels, spécialisés, proposés en fin de parcours universitaire.

De plus, quand on les met au programme, la sélection des textes lus est restrictive, c’est-à-dire qu’on cite volontiers « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire mais moins son « Discours sur le colonialisme », comme le relève Françoise Vergès dans son essai Féminisme décolonial. Mais cela, c’est encore une autre question.

Femme de renom au 17e siècle, inconnue au bataillon en 2020

Pour Madame d’Aulnoy, autrice prolixe et conteuse française, on ne lui fera même pas l’honneur de s’appesantir sur son talent une seule seconde en cours, contrairement à Charles Perrault qu’on ne manque pas de citer, pour son œuvre, pour son implication dans la querelle des Anciens et des Modernes, etc.

Pourtant, Madame d’Aulnoy est « plus représentative du genre qu’elle a contribué à créer que Charles Perrault » [1] et elle a été traduite et diffusée en Angleterre 30 ans avant ce dernier. Elle a ainsi préparé le terrain pour faire émerger ce genre littéraire mais ne tire plus aucune gloire aujourd’hui de tout ce travail. La pauvre a été moins chanceuse que les quelques « Madame de » Staël, La Fayette, Sévigné timidement étudiées au détour d’un cours.

Pour ma part, je dois ma rencontre avec cette génie à Dame Fortune ou à une autre Fée bienfaisante. En effet, je suis tombée sur un article du journal anglais The Guardian, dont le titre m’a attirée comme la lumière attire un papillon de nuit : « The first fairytales were feminist critiques of patriarchy. We need to revive their legacy »[2]. Et de me dire : nous aurait-on caché la vérité tout ce temps ? Non seulement, Perrault est présenté comme le maitre absolu en matière de conte, ce qui est erroné, mais en plus les contes ne seraient pas uniquement des histoires de princes courageux qui sauvent des princesses endormies. Il y a de quoi être bouleversée par ces révélations et fâchée, aussi, de ce choix partial dans l’enseignement des œuvres littéraires. Mais pallions, sans attendre, ce manquement : place à Madame d’Aulnoy et ses écrits.

Pas de Belles endormies dans ces contrées

Dans les contes de la baronne, point de princesses se languissant d’être sauvées, ni de valeureux princes dont le courage n’aurait d’égal que la beauté de leur promise. L’action est plutôt rythmée par le courage, la volonté et la détermination des femmes.

Belle Belle ou le Chevalier fortuné est un excellent exemple. Il y est question d’un vieux seigneur « réduit dans une espèce de pauvreté qu’il aurait soufferte patiemment, si elle n’avait été commune avec trois belles filles qui lui restait » (p. 283) qui passe plus de temps à soupirer et se plaindre qu’agir alors que ses trois filles « avaient tant de raison qu’elles ne murmuraient point de leurs disgrâces, et si par hasard elles en parlaient à leur père, c’était plutôt pour le consoler que pour rien ajouter à ses peines ».

Avec un tel tableau, ce n’est bien entendu pas le vieux seigneur qui va se sortir des mauvais pas qui seront les siens, mais bien ses filles qui lui apporteront une solution. Ainsi, quand le roi envoie à tous ses sujets une ordonnance pour leur demander de servir à ses côtés contre l’empereur Matapa, faute de quoi il faudra payer un lourd tribut, le seigneur se plaint et se promène « tristement » dans ses jardins tandis que « ses trois filles s’affligèrent avec lui, mais elles ne laissèrent pas de le prier de prendre un peu de courage, parce qu’elles étaient persuadées qu’elles pourraient trouver quelque remède à son affliction. En effet, le lendemain matin, l’aînée fut trouver son père […] » (p. 283). Et le remède que ces jeunes filles proposent n’est ni plus ni moins de se faire passer pour des hommes et aller servir le roi, comme l’auraient fait les fils du vieux seigneur si ce dernier en avait eus. Belle manière de prouver qu’avoir des filles n’est pas un poids, loin de là. Elles aussi peuvent chasser, monter à cheval ou se mobiliser sous la bannière royale, si tant est qu’on les entraine pour ces tâches.

Une « preux » princesse

Voilà donc que Belle Belle, la cadette, s’en va servir auprès du roi, travesti en noble chevalier, pour que son père ne doive payer de dette. Son nom et son apparence change dans la narration. Le changement s’opère visiblement dans un passage particulier du texte, où Belle Belle s’attire les regards de tous et où les pronoms qui lui sont attribués changent de genre :

En achevant ces diverses réflexions, elle arriva dans une belle ville fort peuplée, elle s’attira les yeux de tout le monde, on la suivait, on l’entourait, et chacun disait : « s’est-il jamais vu un chevalier plus beau, mieux fait, et plus richement habillé ; qu’il a de grâce à manier ce superbe cheval ! ». On lui faisait de profondes révérences, il les rendait d’un air honnête et civil… (p. 290)

Alors que c’est généralement la beauté des princesses qui canalisent les regards, c’est ici celle du prince Fortuné (nouveau nom de Belle Belle) qui attire les regards. Mais pas seulement. Ce sont aussi sa « franchise et [son] honneur », attributs chevaleresques, (p. 292) qui forcent l’admiration. Les attributs dits masculins lui sont si naturels que personne ne démasque Belle Belle, suggérant par-là que ces qualités sont intrinsèques à sa personne et non à son sexe. C’est en quelque sorte un personnage hybride, autant beau que brave, qui évolue dans ce conte et rend perméable la frontière femme-homme.

De l’amour courtois ?

Par ailleurs, en dépit des pièges qui lui sont injustement tendus, Fortuné fait preuve d’un courage à toute épreuve. En effet, la vilaine sœur du roi tombe amoureuse de Fortuné mais se trouve piquée à vif par les nombreux rejets de ce dernier. Elle décide alors de se débarrasser de lui et échafaude un plan pour l’envoyer affronter tantôt le dragon qui terrifie les sujets du roi depuis des années, tantôt l’empereur Matapa, ennemi juré du royaume. De chacune de ces quêtes, Fortuné revient victorieux et humble, ne se laissant jamais aller à la cupidité, à la couardise ou à l’envie de tromper son prochain, pas même la reine qui pourtant échafaude de bien mauvaises supercheries pour le tuer.

Ces exploits ne manquent pas d’éblouir et d’impressionner le roi qui nourrit une admiration et un amour particulier pour ce fidèle chevalier :

Le roi descendit, il embrassa Fortuné : « Les dieux vous réservaient cette victoire, lui dit-il, et je ressens moins la joie de voir cet horrible dragon dans l’état où vous l’avez réduit, que de vous voir, mon cher chevalier. » (p. 314)

En réalité, on aurait même envie d’aller jusqu’à dire, mais peut-être est-ce là pousser le bouchon un peu loin, que le schéma de l’amour courtois ou, comme l’explique J.-L. Dufays lorsqu’il parle de lecture et de stéréotype : « le thème de la souffrance silencieuse du chevalier est un stéréotypème parmi d’autres du grand stéréotype médiéval de la princesse lointaine »[3] serait ici inversé. Car en effet, c’est la femme (travestie en chevalier) qui doit accepter toutes les épreuves, humiliations ou défis pour atteindre le cœur de l’homme qu’elle aime et en recevoir les hommages. Et en effet, ici, Belle Belle-Fortuné va affronter les pires épreuves, sans dénoncer celle qui le fait chanter (la sœur du roi), même si sa vie et son honneur sont en jeu. Ses efforts ne seront pas vains puisqu’elle épousera le roi, une fois son identité révélée.

Mais ce mariage n’aura pas été engendré par les actions du roi qui, comme le vieux seigneur, se distingue par sa totale passivité dans ce conte. Il se fait mener par le bout du nez par sa sœur qui lui fait croire tout et n’importe quoi pour arriver à ses fins et, quand son protégé a des ennuis avec la justice, « il s’était enfermé dans son cabinet, afin de plaindre en liberté le sort de son favori » (p. 333), « s’abandonnant à une profonde tristesse » (p. 334). Encore une fois, des lamentations et de l’inaction sont le propre des hommes dans ce conte.

Ainsi sont faits avec audace les contes de madame d’Aulnoy, dont on pourrait parler des heures durant : loin de décevoir nos attentes, ce détournement des stéréotypes du genre (le conte) et du genre (féminin) enrichisse la lecture. Quel dommage qu’elle ne se soit pas frayer un chemin jusqu’à la postérité. Constance Cagnat-Deboeuf explique dans la préface les obstacles qui permettraient d’expliquer le peu de notoriété qui lui reste aujourd’hui :

Sans doute le féminisme des Contes s’est-il finalement avéré un frein à leur succès, en les privant de l’universalité à laquelle atteint l’œuvre de Perrault. En outre, il est évident que l’art de l’allusion et de la parodie qui y est partout pratiqué rend difficile la juste compréhension de l’œuvre par le public d’aujourd’hui […][4]

A cela je répondrais deux choses : l’allusion, la parodie et la satire de la cour se retrouvent également dans d’autres œuvres, comme les Fables de La Fontaine, qui ne manquent pas d’être enseignées. Quant à l’universalité, c’est une notion construite, au même titre que le caractère supposé plus neutre du genre masculin. Je dirais, donc, pour ma part, que ce sont des siècles de choix délibérés qui ont mis Madame d’Aulnoy aux oubliettes. Mais on peut lui rendre ses lettres de noblesse aujourd’hui en l’enseignant.

 

 

[1] Préface de C. Cagnat-Deboeuf, in Madame d’Aulnoy, Contes de fées, Gallimard, coll. Folio Classique, 2008, pp. 7-8.

[2] M. Ashley, « The first fairytales were feminist critiques of patriarchy. We need to revive their legacy », The Guardian, 11.11.2019,

[3] Dufays, Jean-Louis, “Le stéréotype, un concept clé pour lire, penser et enseigner la littérature”, Marges Linguistiques, p. 19-30 (2001), http://hdl.handle.net/2078.1/139031, p. 2

[4] Préface de C. Cagnat-Deboeuf, op. cit., p. 44.

 

 

 

Par Joséphine le Maire, ancienne étudiante de l’Unil (Master de français moderne), lemaire.josephine@outlook.com

 

Chronique publiée le 16 mars 2020