Balais magiques et tapis volants

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Questions à deux collègues du Liban, entretien mené par René-Luc Thévoz

Réponses données par Siham Harb, spécialiste de littérature enfantine dans le monde arabe et Isabelle Grappe, Sociolinguiste : les deux collègues habitent et travaillent au Liban.

Le conte est un genre de texte utilisé dans le cadre de l’enseignement du français langue seconde. Dans ma classe d’accueil à l’école de Bex (canton de Vaud, Suisse), je travaille souvent avec des enfants arabophones issus du Proche-Orient (Syrie, Irak), région dans laquelle le conte fait aussi partie du patrimoine culturel et littéraire. Or les formes, les contenus et les visées de ces textes sont-ils similaires à ceux de la tradition européenne ? Les personnages et figures principales qui nourrissent notre imaginaire – la princesse, le loup ou la grenouille - sont-ils les mêmes en Suisse et au Liban ? Quelles transmissions, quels emprunts, quelles adaptations ont lieu lorsqu’un texte traverse la Méditerranée ? C’est entre autres pour aider mes élèves à franchir ces passerelles entre cultures que je m’adresse à vous.

Parlons langues et contextes

René-Luc Thévoz : Quelles sont les langues parlées au Liban ? Lesquelles sont enseignées au curriculum dans les écoles publiques ?

Isabelle Grappe : J’aimerais peut-être poser des éléments contextuels si vous le voulez bien. La scolarisation au Liban se fait dans des écoles publiques et dans des écoles privées. L’enseignement privé confessionnel chrétien, français et anglais accueille la majorité de la classe moyenne et bourgeoise. Dans les écoles publiques de l’ensemble du territoire libanais, le français et l’arabe sont enseignés dès la maternelle, à l’âge de 3 ans. L’anglais est introduit en classe de 6ème. La langue d’enseignement des matières scientifiques est le français ou l’anglais selon que l’école est francophone ou anglophone. La langue d’enseignement de l’arabe et de l’histoire géographique est l’arabe. Les communautés arméniennes ont fondé quelques écoles privées quadrilingues : l’arménien et le français sont appris à la maternelle, l’arabe et l’anglais en 6ème. L’allemand est aussi enseigné dans certaines écoles privées. L’école enseigne  donc l’arabe avec des registres différents selon les cycles. L’arabe courant\familier est réservé plutôt au cycle 1 et 2 (de 5 à 11 ans), le registre médian et standard au cycle 3 (de 12 à 16 ans) et un arabe plus proche du littéraire au cycle secondaire. L’arabe est la langue officielle du pays alors que les maths et les sciences sont enseignés en français ou en anglais selon que l’école est francophone ou anglophone ; le français ou l’anglais soit comme 2ème ou 3ème langue ; l’allemand en plus dans l’école allemande ; l’arménien dans les écoles arméniennes avec l’arabe, le français et l’anglais.

Rappelons qu’il y a une situation linguistique de diglossie au Liban car le Libanais (arabe dialectal) et l’arabe « normé moderne » (arabe ancien avec plusieurs registres) remplissent des fonctions communicatives complémentaires. Le libanais, acquis dans l’environnement familial, fait partie de la variété basse et l’arabe écrit, acquis à l’école, fait partie de la variété haute.

La population du Liban est d’environ 2.5 millions de Libanais vivant au Liban et de 2.6 millions environ qui ont émigré en pays francophones d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Afrique de l’Ouest. Les Syriens représentent une grosse moitié des travailleurs étrangers. Les commerces, qui sont tenus par des hommes et des femmes originaires du sous-continent indien, et plus largement d’Asie du Sud et de l’Est, autant que d’Afrique, sont de plus en plus nombreux, et visent une clientèle de même origine. Les emplois de services (commerce, restauration, hôtellerie, et surtout nettoyage) sont massivement occupés par des travailleurs, hommes et femmes, originaires des pays arabes voisins, d’Asie ou d’Afrique. En revanche, l’immense majorité des ouvriers du bâtiment sont syriens, ainsi que les travailleurs agricoles (parmi lesquels de nombreuses femmes). En revanche, on sait que l’industrie recourt de plus en plus souvent, non seulement à des ouvriers syriens, mais aussi à des Soudanais, Indiens, Bangladais [1].

Suite à l’afflux de réfugiés syriens au Liban dû à la guerre en Syrie en décembre 2014, 88.000 élèves syriens étaient inscrits dans les écoles publiques libanaises, pour 85000 nouveaux élèves libanais [2].

Les variétés et variations syriennes arabes et kurdes diffèrent selon le lieu d’habitation des élèves syriens dans une des 14 «provinces» (Alep, Damas, Dara, Deir ez-Zor, Al Haseke, Hama, Homs, Idlib, Al Quneitra, Lattakié, Al Raqqa, Rif Dimashq, Al Suwayda et Tartous) ; ainsi que selon l’appartenance ethnique très diversifiée. La langue dominante parlée en Syrie est l’arabe levantin du Nord (chamito-sémitique) par 68% des Arabes syriens, 6,1% par les Alaouites, 2,8% par les Arabes palestiniens, 0,4% par les Arabes libanais, 2,2% par les Druzes.

Siham Harb : L’arabe libanais est parlé dans la vie quotidienne. A la télévision, les hommes religieux et politiques alternent entre le libanais et l’arabe médian [3] ou littéraire selon leur statut, la situation de communication et leur degré de maitrise de l’arabe. Les refugies syriens irakiens et palestiniens parlent l’arabe syrien qui varie selon leurs régions ainsi que l’arabe palestinien et irakien etc. Le français et l’anglais sont présents. Il y a aussi l’arménien pour la majorité des libanais arméniens ; le kurde pour la communauté libanaise et nouvellement pour les réfugiés kurdes. Les familles libanaises qui proviennent d’Amérique latine parlent l’espagnol et l’italien. Les langues des domestiques et de la main d’œuvre sont : le cingalais, le bengali, l’éthiopien et l’arabe égyptien.

RLT : Est-ce que l’arabe « libanais » est considéré comme un dialecte ? Trouve-t-il sa place dans l’enseignement de l’écrit à l’école ?

SH : Oui l’arabe libanais est considéré comme un dialecte (situation de diglossie au Liban). Il n’a pas de place officielle dans l’enseignement. Les enseignants l’utilisent régulièrement mais n’en n’ont pas conscience puisqu’ils se l’interdisent en classe.

Abordons les contenus culturels

RLT : Quelles sont les caractéristiques des contes traditionnels libanais ?

SH : Les Mille et Une Nuits donnent une idée très claire de l’imaginaire du monde arabe. L’animal qui n’existe pas est le cochon parce que sa viande est interdite par l’Islam.

RLT : Les grandes figures du conte européen sont largement diffusées à travers le monde (Blanche-Neige, Cendrillon, etc). Est-ce le cas au Liban, également ?

SH : Oui parce qu’ils sont traduits et répétés régulièrement peut-être même plus qu’en Europe.

RLT : Dans les contes européens, les figures anthropomorphisées d’animaux ont la part belle, et sont spécifiquement connotées (le loup est glouton mais stupide, le renard est rusé, le cochon est intelligent, le chien est fidèle). Les animaux sont-ils aussi représentés dans les littératures libanaise et arabe ? D’autres animaux, d’autres connotations ? Pouvez-vous évoquer les animaux qui sont le plus souvent présents ? Leur attribue-t-on un caractère spécifique comme en Europe (rusé comme un renard, têtu comme une mule, etc) ?

SH : Il y a aussi beaucoup de contes d’animaux surtout pour la petite enfance et l’âge du cycle primaire. Les animaux sont stéréotypés. Mais parfois certains auteurs changent leur qualification.

Certains écrivains de jeunesse utilisent la nature, les objets inanimés et les animaux pour que leurs contes aient des portées politiques et existentialistes.

Et les livres bilingues

RLT : Dans les pays francophones, on assiste à un engouement pour les livres bilingues. Est-ce que vous constatez le même phénomène chez vous ?

SH : Oui depuis 5 ans environ, il y a quelques initiatives isolées de livres bilingues individuelles ou par certaines maisons d’édition (Tamiraz, Mazen Karbaj).

RLT : En France en particulier, on publie des livres bilingues arabe/français. Est-ce que le Liban fait de même ? D’autres langues sont-elles privilégiées (arabe/anglais par exemple) ?

SH : Les initiatives arabe / anglais sont encore beaucoup plus rares que celles en arabe / français.

RLT : Les livres bilingues publiés en France sont-ils accessibles au Liban ? Sont-ils adaptés au jeune public libanais ?

SH : Oui, les livres bilingues publiés en France ou dans d’autres pays francophones sont accessibles en particulier au salon du livre francophone qui se tient en novembre chaque année, sinon c’est sur commande.

Que dire des maisons d’édition ?

RLT : Y a-t-il au Liban des maisons d’édition spécialisées dans la littérature jeunesse ? Publient-elles en arabe, en français, dans les deux langues ?

SH : Depuis une quinzaine d’années beaucoup de nouvelles maisons d’édition spécialisées dans la littérature jeunesse arabe sont apparues. Elles éditent des albums, des livres illustrés adaptés à l’univers enfantin et à la jeunesse. Ce genre d’édition existait déjà au Liban mais dans une édition initiée par l’Organisation de Libération de la Palestine (DAR AL FATA AL ARABI) ou (la maison du jeune arabe) ainsi que dans une autre édition Irakienne (DAR THAKAFAT AL TIFL ou Maison de la culture enfantine).

RLT : De quel autre pays proviennent les ouvrages publiés en arabe ? Egypte, Arabie Saoudite, autre ?

SH : En général c’est les maisons d’édition libanaises qui exportent les livres vers les pays arabes mais d’autres livres provenant de l’Egypte, de la Syrie, de la Jordanie ou des Emirats arabes sont également diffusés.

RLT : Et si vous aviez un conseil à nous donner… Que devrions-nous travailler avec nos élèves arabophones en littérature de jeunesse pour les aider à construire des passerelles entre nos cultures respectives ?

SH : Les contes des Mille et Une Nuits réécrits pour les enfants.

Les livres bilingues. Il y a une nouvelle maison d’édition à Marseille gérée par Mathilde Chèvre qui a fait son doctorat sur la littérature enfantine dans le monde arabe (Le Port a jauni). Dar Koumbuz est une maison a un seul album en français et en arabe intitule La Souris il y a aussi Racha El Amir de Dar El Jadid qui a écrit le livre Petit pays en français.

RLT : Merci pour ces horizons. Horizons qui m’invitent à voir le quotidien de mes élèves différemment.

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N. Moheidly & H.  Zahreddin (2015). Passants habiles, Marseilles : Le Port a jauni.

[1] Hachem (2015) « Travailleurs étrangers au Liban : du droit à la réalité : Une population insaisissable, difficile à évaluer », les carnets de l’IFPO,  http://ifpo.hypotheses.org/5468

[2] Chloé Domat, novembre 2014, Pas d’école au Liban pour les réfugiés syriens, Orient XXI, (http://orientxxi.info/magazine/pas-d-ecole-au-liban-pour-les,0718).

[3] L’arabe médian est l’arabe des médias qui se modernise et vise à être compris par tout le monde (publicité, télévision, journaux etc.) a aussi l'arabe blanc qui est un arabe en train de naître pour être une langue de communication.

Par René-Luc Thévoz, chargé d’enseignement à la HEP Vaud et enseignant en classe d’accueil, rene-luc.thevoz@hepl.ch

Chronique publiée le 27 février 2017